[|une scie|]
Et l’État est venu qui a dit :
— Je ne puis plus gouverner, je ne suis plus le maître. Pour vivre il me faut certaines conditions. Je suis menacé, je péris.
Et les représentants du peuple ont répondu :
— Reprends ces libertés avec lesquelles tu ne peux fonctionner. Charge-toi de la Police, de la Défense, de la Justice, de l’Administration, du Ravitaillement.
Nous, nous garderons le droit de te charger de tout.
Et le peuple a déclaré
— Nous avons confiance dans nos députés, Voilà en quoi consiste notre souveraineté.
Mais voici que l’État multiplie la police, développe la censure, interdit les conférences, bâillonne la presse. Le gouvernement peut donc faire des lois contre le peuple souverain ?
– Parbleu, puisque le pouvoir exécutif est sans contrôle.
– Et le pouvoir législatif laisse faire ? Où sont les Chambres fédérales, la Chambre, le Sénat ?
– Ils ont abdiqué leurs droits entre les mains des conseillers fédéraux, des ministres.
– Et le peuple dont les Chambres relèvent ?
– Il a confiance dans ses députés. Voilà en quoi consiste sa souveraineté.
Et la scie circulaire tourne, déchire, broie, tourmente et tourne.
[|De quel côté louche-t-on à Berne ?|]
Le professeur Van Gennep qui enseigne l’ethnographie à l’Université de Neuchâtel a écrit sous un pseudonyme, dans la Dépêche de Toulouse un article dont on ignore encore le contenu, que personne à peu près n’a lu, en Suisse tout au moins, et qui n’a fait de mal à personne – car on ne considérera pas comme un dommage le fait que nos ministres aient été peu ou prou critiqués. En démocratie, ils sont un peu là pour ça, on l’oublie trop. Quelqu’un en Suisse a‑t-il eu un morceau de pain de moins à manger ?
Qu’il lève la main !
Personne.
Le citoyen Van Gennep n’en a pas moins été expulsé du territoire de la Confédération.
À Zurich, un autre professeur, le chirurgien Sauerbruch, au retour d’une mission en Allemagne, s’est empressé de signifier à deux assistants qu’ils eussent à « disparaître » de la Clinique, simplement parce qu’ils avaient pris le parti d’un collègue qui n’avait pas les mêmes sympathies nationales que lui. Or légalement, les assistants relèvent du gouvernement cantonal et non de
Sauerbruch. Ce qui n’a pas empêché celui-ci, qui a privé des gens du pays de leur gagne-pain, de continuer à faire le potentat dans son hôpital.
Mais M. Sauerbruch est Allemand. Tandis que M. Van Gennep est Français. Le premier flanque les gens à la porte et fait plier les autorités. Le second est flanqué à la porte et les autorités se retrouvent avec une singulière susceptibilité.
Sur quoi je remarque deux choses. C’est qu’en Suisse pour pouvoir habiter, si l’on est étranger, il faut :
- avoir des papiers en règle ;
- avoir des moyens d’existence ;
- taire ses opinions politiques.
En vertu de quoi on peut habiter aussi bien en Suisse qu’en Russie.
Et la seconde remarque que je fais, c’est que nous subissons par trop l’influence de l’impérialisme allemand, que nous en avons par-dessus le dos, qu’il serait temps de se ressaisir, et qu’il faut le faire savoir à nos ministres, à cor et à cri.
[|Cherchons le mouchard|]
Par quel système d’infâme mouchardage le citoyen Van Gennep a‑t-il été dénoncé ?
Ne pourrait-on pas soupçonner la poste fédérale d’avoir livré des correspondances aux autorités fédérales ?
Ce n’est point là une insulte gratuite.
Notre gouvernement, par la sottise des représentants du peuple, fait absolument ce qu’il veut depuis le début de la guerre.
II brouille les cartes, met la police dans les postes, viole, fait violer le secret postal, sans que ça le gêne le moins du monde. Une preuve ?
Dans un récent procès militaire qui s’est jugé dans le Palais du Tribunal fédéral à Lausanne, un agent de la police secrète de Zurich est venu déclarer, comme témoin, ce qui suit :
Il était chargé de filer un journaliste brésilien d’origine française, et à la gare de Chiasso voyant sa victime mettre deux lettres dans la boite du fourgon postal, dont une à enveloppe jaune, il entra dans le dit fourgon, prit les deux lettres, dont l’une à enveloppe jaune, pour les envoyer à ses maîtres à Berne.
Les lettres étaient en effet au dossier, et l’accusé Margerie autant que son avocat Beyeler, autant que le public, en tombèrent d’écœurement.
Voilà où l’on aboutit avec le régime d’autorité. La crasse morale en est inséparable.
Qui a dénoncé Van Gennep ?
[|Contre la faim|]
Voici quelques prix comparatifs :
Avant la guerre | Maintenant | |
Un kilo de pain | 34 ct. | 47 ct. |
Un kilo de pommes de terre | 10 cts. | 20 cts. |
Une livre de viande de bœuf, depuis. | 70 cts | 1,30 fr. |
Un kilo de macaronis | 70 cts. | 1 fr. |
Une livre de beurre | 1,80 fr. | 2.30 fr. |
Un kilo de riz | 60 cts. | 85 cts. |
Un litre de lait | 18 cts. | 25 cts. |
Der Revoluzzer, journal populaire de Zurich, propose :
qu’on réclame la fixation immédiate dans les communes du prix du pain, de la viande, des pommes de terre, du lait, au taux d’avant la guerre ;
la différence sera payée aux marchands sur l’emprunt de guerre ;
l’emprunt de guerre sera complété et plus tard couvert par les contributions de la classe aisée, par ceux qui ont de la fortune ou dont les industries ont profité des événements.
Oui, il faut qu’une opinion publique se forme, se développe, se précise, et que dans le peuple on déclare sans se lasser :
Nous fournissons la chair à canons dans les nations belligérantes, et le troupeau des mobilisés dans les pays neutres. C’est bien assez sans que nos familles souffrent encore de la faim. Que les gens riches mettent la main au gousset.
Victor Hugo disait :
« La faim fait un trou dans le cœur de l’homme et y met la haine. »
La haine de la faim, la haine de ce qui tue, il n’y a rien de plus sacré. Et il n’y aura rien, espérons-le, de plus fécond.
[|Le massacre des innocents|]
La guerre franco-allemande de 1870 a coûté la vie à 47.000 Français et à 41.000 Allemands.
La guerre actuelle a depuis longtemps dépassé ces chiffres. Il y a déjà vingt ou trente fois plus de victimes.
Ajoutons à ces hécatombes le fait qu’en 1870 il y a eu en France et en Allemagne une mortalité effroyablement augmentée, à cause du manque de pain dont les petits ont souffert par l’absence du père. C’est ainsi que l’année de la guerre 150.000 enfants de plus sont morts en France, 125.000 en Allemagne.
Combien de millions de vies humaines, indirectement ruinées, rongées, grignotées, écrasées par la souffrance, cette hideuse boucherie va-t-elle exiger parmi les êtres qui, en aucune façon, ne peuvent être tenus pour responsables de ce qui arrive ?
On reste atterré devant l’incommensurable criminalité des hobereaux et pangermanistes qui, le sachant et le voulant, ont cherché dans le sang le triomphe de leur fol orgueil et de leurs sinistres appétits.
Il faut que la bête militaire, la bête aux mille et mille cornes acérées faites de baïonnettes, sorte pantelante, agonisante, de la mêlée sociale qui doit s’éveiller.
Au nom de ses enfants, fauchés par la faim, le manque de langes et de soins, par le départ du père, le peuple exigera la fin des armements, la fin du massacre des innocents.
Nous, gens du peuple, nous devons y mettre ordre. Après ce règlement de comptes que nous n’avons point voulu : Désarmement, désarmement !
[|De l’esprit critique, s. v. p.|]
Le citoyen Le Chatelier, de l’Académie des Sciences, rapporte la petite histoire que voilà :
Dans une région montagneuse de la France, d’honorables citoyens constatent que des « taubes » viennent la nuit avec des phares lumineux et font sans doute des signaux à des espions cachés. On prévient la gendarmerie et celle-ci avise l’autorité militaire. Les maires sont invités à veiller ; les directeurs des postes doivent passer la nuit pour envoyer des nouvelles. Mais ce ne sont plus seulement des « taubes », on voit des « Zeppelins » ; les témoignages sont absolument concordants. L’autorité militaire envoie finalement sur place des officiers constater les faits. Les « Zeppelins » disparaissent ; on n’en trouve pas trace. Quant aux « taubes », il est facile de les identifier avec la planète Jupiter, s’élevant tous les soirs du même point de l’horizon et brillant d’un éclat incomparable.
Et c’est ainsi que les gens, auxquels l’école n’a jamais appris à regarder, prennent un astre pour un avion, et nos autorités pour des astres.