La Presse Anarchiste

La faillite du pouvoir civil

Il faut recon­naître que notre gou­ver­ne­ment – en France – n’aura pas brillé dans les évé­ne­ments actuels ; que l’adjonction des capa­ci­tés socia­listes ou révo­lu­tion­naires, en la per­sonne de Guesde et Sem­bat – A. Tho­mas, depuis que cet article a été écrit – ne lui a nul­le­ment infu­sé un sang nou­veau, ne lui a pas, hélas ! appor­té l’énergie que l’on avait le droit d’en attendre, n’a modi­fié, en rien, son mépris de l’opinion publique.

Si c’est vrai, – comme on dit – que son départ de Paris pour Bor­deaux fut, davan­tage, conseillé par le trac que par la stra­té­gie, ça serait com­plet ! On com­mence alors à com­prendre com­ment il se fait qu’il a été si com­plè­te­ment, et si faci­le­ment mis en tutelle par le par­ti militaire.

En tous cas, – stra­té­gie ou frousse – ce départ de Paris fut pitoyable. Le gou­ver­ne­ment ne sut prendre aucune des mesures qu’imposait la situa­tion, que le sou­ci de sa propre digni­té aurait dû lui conseiller. Il pla­qua tout aux mains du gou­ver­neur mili­taire, lui lais­sant le soin de tout orga­ni­ser, et de s’en tirer comme il pourrait.

On connaît com­ment les sol­dats s’entendent à orga­ni­ser, mais par les articles de Cle­men­ceau nous savons, à pré­sent, que, sous ce rap­port, l’autorité civile n’a rien à repro­cher à l’administration mili­taire. Passons.

Pen­dant que l’Allemagne déver­sait, sur Paris, ce fleuve d’hommes armés, dont rien ne sem­blait pou­voir entra­ver la marche, on abri­tait les fils à papa, les pis­ton­nés du « Grand Élec­teur », dans des besognes inutiles, mais où ils étaient à l’abri des « acci­dents », ou dans des ser­vices de police qui auraient pu, tout aus­si effi­ca­ce­ment, être tenus par des non-mobilisables.

Ce sont des corps d’armées entiers que l’on aurait pu for­mer avec ces « embusqués ».

Il y a, à Paris, douze à quinze mille ser­gents de ville ou poli­ciers de tous poils ; il y a la Garde de Paris qui doit se mon­ter à quelques autres mil­liers d’hommes, tous anciens sol­dats, sous-offi­ciers pour la plu­part, par­fai­te­ment entraî­nés, par conséquent.

Cette force parut insuf­fi­sante au gou­ver­ne­ment, – aug­men­té de deux socia­listes – pour « main­te­nir l’ordre ». On fit venir cinq mille fusi­liers marins, tous des hommes jeunes, ce qu’il y a de mieux comme « chair à canon » de sorte que, rien qu’à Paris, on dis­trayait de la défense contre l’ennemi de l’extérieur, un corps d’armée d’au moins vingt-cinq mille hommes que, au point de vue mili­taire, on peut qua­li­fier de troupes d’élite, en vue de les oppo­ser contre l’« enne­mi inté­rieur », le peuple, que tout gou­ver­ne­ment craint cent fois plus que l’étranger !

Ce qui se pas­sait à Paris s’est, cer­tai­ne­ment, pro­duit dans les autres grandes villes, et même moyennes, où on a dû ren­for­cer les forces poli­cières selon le degré de « confiance » que le gou­ver­ne­ment pro­fes­sait à leur égard. J’estime être au-des­sous de la véri­té en affir­mant que, alors qu’on man­quait d’hommes pour résis­ter à la pres­sion alle­mande, on enle­vait à la défense com­mune trois à quatre cent mille hommes. – Ici, encore, Cle­men­ceau a, par la suite, démon­tré com­bien j’étais au-des­sous de la véri­té ; ce n’était qu’un petit coin des « embus­cades », et c’est de nom­breuses divi­sions que l’on aurait pu trou­ver à oppo­ser aux pro­grès alle­mands, si on ne les avait pas affec­tées à une œuvre de police que l’attitude des popu­la­tions ne jus­ti­fiait pas, même au point de vue gouvernemental.

C’était d’autant moins par­don­nable que cette besogne aurait pu être faite, en par­tie, par les pri­vi­lé­giés dont on envi­sa­geait la défense, en par­tie par ceux que l’âge ou quelque défaut de consti­tu­tion ren­dait inaptes aux fatigues d’une cam­pagne, mais par­fai­te­ment capables d’un ser­vice sédentaire.

C’est que, avant la peur de l’ennemi du dehors, les gou­ver­nants – qu’ils sortent des rangs bour­geois ou socia­listes qu’ils soient modé­rés ou ex-révo­lu­tion­naires – pro­fessent une crainte des plus grandes de ceux dont ils doivent, soi-disant, repré­sen­ter les inté­rêts. Je com­prends que les gou­ver­nants ne peuvent pas pen­ser et agir comme de vul­gaires révo­lu­tion­naires ; mais n’était-il pas tout indi­qué à tout gou­ver­nant sou­cieux des res­pon­sa­bi­li­tés qu’il assume en ren­trant en charge, qu’en quit­tant Paris le gou­ver­ne­ment aurait dû faire appel aux Pari­siens, leur dire :

« Pour des rai­sons de stra­té­gie, nous trans­por­tons les ser­vices publics hors de l’atteinte de l’ennemi, à Bor­deaux, d’où nous pour­rons, plus faci­le­ment, orga­ni­ser la défense, pré­pa­rer l’offensive.

« Nous ne fuyons pas ; quelques-uns de nous res­te­ront avec vous, vous aidant à la résis­tance. Voi­ci des armes, et si l’Allemand force la ligne des forts et des retran­che­ments qui encer­cle­ront la capi­tale, que les pavés sautent des rues, que des bar­ri­cades bloquent chaque croi­se­ment de routes ou de rues, que chaque mai­son devienne une for­te­resse, que tout ce qui pour­ra deve­nir un moyen de défense, une arme, à qui peut la tenir, soit employé à repous­ser l’envahisseur ! C’est votre liber­té, c’est votre ave­nir, c’est la liber­té et l’avenir des vôtres que vous allez avoir à défendre ! »

Com­bien d’individus, à Paris, n’ayant aucun goût pour l’absolutisme mili­taire, et s’en étant tenus à l’écart, se seraient pré­sen­tés pour cette guerre de partisans.

Oui, mais, pour cela, il aurait fal­lu armer la nation, lui faire cré­dit, alors qu’on en a une peur bleue. L’exemple de la Garde Natio­nale de 1871, qui seule, sut tenir ferme pour la défense du sol, au milieu de la débâcle géné­rale, mais qu’on ne put, ensuite, désar­mer qu’au prix d’une révo­lu­tion qui mit en péril le sys­tème poli­tique et éco­no­mique dont nos diri­geants ont la garde, était d’un sou­ve­nir trop amer pour ceux qui, dans le peuple, ne voient qu’une masse gou­ver­nable et exploi­table à mer­ci. On a pré­fé­ré lais­ser l’invasion répandre la dévas­ta­tion sur une par­tie du pays, plu­tôt que de mettre la popu­la­tion à même de se défendre.

Car cela va sans dire, ce qui aurait dû être fait pour Paris aurait dû se faire par toute la France. Dès la décla­ra­tion de guerre, toute la région mena­cée par l’invasion aurait dû être éva­cuée de toute la popu­la­tion inca­pable de se défendre, de toutes les mar­chan­dises pou­vant ser­vir au ravi­taille­ment de l’ennemi, l’aider dans l’attaque ou la défense, et le feu être mis à tout ce que l’on ne pou­vait enle­ver, à chaque pâté de mai­sons que l’on était for­cé d’abandonner.

La dévas­ta­tion aurait-elle été plus grande que celle que l’on a été for­cé d’infliger pour les reprendre ?

Je ne le crois pas. La marche de l’ennemi aurait d’abord été moins rapide et, par suite, moins éten­due. D’autre part, ce que l’on n’a pas su faire en recu­lant, il a fal­lu le faire pour le délo­ger de ce qu’on avait lais­sé intact, propre à deve­nir un moyen de défense, avec cette aggra­va­tion que, pour le reprendre, cela a coû­té un nombre incal­cu­lable de vies des nôtres, et que l’ennemi a été à même de pro­lon­ger la lutte en se ravi­taillant de tout ce que l’on avait été assez bête de lui abandonner.

Nous ne connais­sons rien de ce qui se passe ou de ce qui s’est pas­sé dans cette guerre abo­mi­nable. Ce n’est que lorsque le ban­deau qu’on nous a col­lé sur les yeux sera levé que nous pour­rons déter­mi­ner les res­pon­sa­bi­li­tés, cre­ver les men­songes dont on obs­cur­cit la situation.

En tout cas, si on avait eu moins de défiance envers la popu­la­tion ; si on avait eu recours aux mesures éner­giques que tout gou­ver­ne­ment hon­nête, sim­ple­ment mû par le sou­ci du salut com­mun, aurait dû prendre, on aurait pu, indé­nia­ble­ment, résis­ter beau­coup plus effi­ca­ce­ment à la pres­sion alle­mande, sau­ver des hor­reurs de l’occupation une par­tie des pays enva­his, éco­no­mi­ser des vies humaines.

Mais les mili­taires n’ont aucun sou­ci de ce qui n’est pas mili­taire. Le civil, c’est bon pour four­nir les moyens de faire la guerre, et il n’entre nul­le­ment en ligne de compte lorsqu’il s’agit de per­for­mer un brillant mouvement.

Quant aux ini­tia­tives mêmes venant du mili­taire, elles ne sont pas tolé­rées lorsqu’elles viennent d’inférieurs ou quand elles sortent de la rou­tine. Ce que veut l’autorité mili­taire, ce sont des matri­cules et non des hommes. Si on vainc, ça sera par ordre, et selon les don­nées stric­te­ment mili­taires, et non sous la pous­sée d’un peuple libre.

Pour bien carac­té­ri­ser ce dédain du civil par le mili­taire, un fait entre cent, racon­té par un ami, par­ti, vers la fin de sep­tembre 1914 à la recherche de sa mère habi­tant la région enva­hie. Par­cou­rant les régions avoi­si­nant le front, par­tout il ren­con­trait des ter­ri­to­riaux bayant aux cor­neilles, bague­nau­dant, s’ennuyant, s’énervant dans une inac­tion inex­pli­cable, alors que l’on man­quait d’hommes pour l’offensive, alors que, soi-disant, on en avait man­qué pour la résis­tance. – Cela, depuis, semble avoir chan­gé sous la pres­sion des évé­ne­ments, mais illustre bien cette défiance de l’État-major pour le civil, Les ter­ri­to­riaux avaient ce défaut grave de n’être que des civils dégui­sés en sol­dats, pas assez lavés encore, par une mani­pu­la­tion préa­lable, de la tâche originelle.

C’est la haine des géné­raux de 1871 contre la Garde Natio­nale de Paris, qu’ils n’utilisèrent jamais qu’à contre-cœur, la lan­çant aux mas­sacres inutiles, la for­çant à aban­don­ner le ter­rain conquis, lorsqu’elle avait vain­cu mal­gré eux, vou­lant la dégoû­ter de toute résis­tance, biens réso­lus, qu’ils étaient, de ne pas vaincre avec elle.

Pour être juste, recon­nais­sons à nos géné­raux d’aujourd’hui qu’ils font tout ce qu’ils peuvent pour vaincre. Tout ce qu’ils peuvent selon leur men­ta­li­té mili­taire. Que leur défiance du civil ne va pas jusqu’à expo­ser les ter­ri­to­riaux au mas­sacre, la lutte ayant, du reste, assez malaxé les dif­fé­rentes pro­ve­nances de troupes pour qu’il soit deve­nu dif­fi­cile de faire aucune dif­fé­rence entre elles. Mais c’est la même défiance, le même esprit réac­tion­naire qui domi­nait dans le com­man­de­ment supé­rieur de 1871, qui per­siste de nos jours.

[/​J. Grave/​]

La Presse Anarchiste