[|L’âge de l’humanité|]
Le mathématicien Laisant rapporte que, d’après divers calculs de savants, l’humanité aurait environ un million d’années d’existence et que les conditions climatériques de notre terre lui permettraient probablement de subsister durant vingt millions d’années encore. C’est dire que, comparativement à un homme qui mourrait à soixante ans, nous serions actuellement dans l’état où il se trouve à trois ans.
L’humanité est donc en pleine enfance, dans sa première enfance. Elle vient à peine d’apprendre à marcher, elle culbute à tout moment, au moindre obstacle de la vie ; elle a besoin d’indulgence.
Car l’enfant humain est turbulent ; il est sot, il se bute, il se bat, il se fait des bosses, il tombe, il attrape des plaies, court au danger, y risque sa vie, se raccroche pourtant, piaille, et grandit malgré tout.
Dans cette enfance de l’humanité qui a duré un million d’années on a fait l’éducation des hommes dans un sens socialiste, – c’est-à-dire pour une civilisation basée sur la fonction la plus noble : le travail – ; on a fait de la propagande socialiste depuis soixante ans environ, un siècle au plus si l’on veut tenir compte des efforts du premier socialiste avéré, le conspirateur Babeuf.
Qu’est-ce que cent ans dans la formation d’un organisme qui a vécu un million d’années et qui en a encore vingt à vivre ?
Et l’on ose parler de faillite du socialisme !
C’est une bonne blague qu’il faut bien se garder de prendre au sérieux. L’humanité est dans son tout jeune âge. À peine pendant un instant quelqu’un lui a‑t-il soufflé quelques mots du socialisme. Rien d’étonnant que la masse soit encore fort peu atteinte. Tout est à faire. L’avenir socialiste est devant nous. Nous en sommes au b‑a-ba.
Et le b‑a-ba balbutié par la classe des producteurs laisse cependant entrevoir, si peu qu’on ait fait, d’admirables capacités civilisatrices.
[|La poussée contre l’Autorité|]
Alors que les rois, financiers, diplomates et militaires sont arrivés, par leur insensée gestion de la chose publique, à déclencher l’atroce catastrophe de la guerre, les prolétaires depuis quelques années recherchent une organisation de la vie qui répare les injustices, relève la condition de la femme, protège l’enfance, révolutionne le taudis, transforme le lieu de production.
En face de l’État, qui par sa manie d’unification veut, dans chaque région, niveler les populations et les faire obéir, malgré les différences de tempérament, à un seul mode d’administration, où l’impôt, la corvée militaire, la menace de la police jouent le principal rôle, en face de ce maître qui prétend tout régler, se mêler de tout, d’innombrables groupements se sont dressés pour affirmer des besoins de bien-être matériel, des aspirations vers le mieux, des mœurs d’indépendance.
Qu’ils s’appellent corporations, compagnonnages, mutualités, sociétés de résistance, syndicats, fédérations ou autrement, peu importe ! À condition qu’ils soient débarrassés au maximum des procédés bourgeois d’organisation (centralisation, bureaucratie, fonctionnarisme), les groupements ouvriers portent le germe d’une civilisation nouvelle, d’un Droit nouveau.
Sans doute, les centrales syndicales qui existent en Suisse, en France, en Italie, en Angleterre, en Amérique et tout particulièrement en Allemagne sont entachées de défauts internes, d’une discipline d’armée, d’un égoïsme corporatiste, de visées mesquines, qui font, pour beaucoup, douter de leur fonction bienfaisante. On serait bien imprudent de les considérer comme des formes définitives de reconstruction sociale. Il y a trop de vieilleries bourgeoises là-dedans. Et les contrats constitutifs sont à bouleverser. N’empêche que par-ci par-là, dans ces groupements ou dans d’autres, dans des essais temporaires, isolés, renaissants, dans de multiples occasions, on voit une civilisation se dessiner, basée sur l’entr’aide, sur la sympathie internationale, sur le respect du travail, sur la liberté.
Le formidable accident de la guerre actuelle ne saurait arrêter pour longtemps l’essor de la civilisation socialiste. Des gestes sont devenus coutumiers d’où se dégage une mentalité spéciale, – et, nous l’avons dit, un Droit nouveau. Le salariat subsiste, et par contre-coup l’espoir de s’en affranchir.
Il ne s’agit pas de réformer l’Église ou l’État, mais l’atelier. C’est l’essentiel de sa vie – le travail – que plus d’un travailleur veut organiser à sa guise. C’est l’atelier, le chantier qui pour beaucoup demeurent le champ de leur activité rénovatrice. Tout l’effort s’est porté, à de certains moments, – et ça reprendra, – à refouler pied à pied, hors du groupement des producteurs, hors du chantier, la puissance du patron. Substituer au travail esclave le travail libre, c’est ainsi que les socialistes foncièrement socialistes posent le problème social.
Et le fait qu’une pareille pensée ait surgi dans le cerveau du jeune « enfant humain » montre combien ses tendances sont saines, normales, bonnes et singulièrement morales.
[|L’Avenir socialiste|]
Les capacités civilisatrices du monde ouvrier et révolutionnaire peuvent être vérifiées dans la réalité sur des questions primordiales.
Depuis qu’il y a des groupements ouvriers certains d’entre eux se sont attachés à arrêter les ravages de l’alcool, et dans les rangs des socialistes l’alcoolisme est considéré comme une honte dont des milliers de prolétaires se sont corrigés.
Les inspecteurs de fabrique, la police, les juristes réunis dans des congrès multiples ont été incapables de protéger le travail à domicile, l’exploitation des enfants, la main‑d’œuvre féminine. Grâce aux protestations, aux réclamations, à l’action des milieux ouvriers un notable changement est intervenu dans ce domaine, et la loi a souvent été obligée de le sanctionner.
Alors que le christianisme humiliait la femme, tandis que les législateurs la tenaient mineure, dans le socialisme la femme a eu sa place égale à celle de l’homme ; elle a pris de l’audace ; elle a des droits.
Quant à l’enfant, c’est plus net encore. D’un désintéressement que la classe nantie n’avait jamais montré, des groupements ouvriers ont déclaré que l’éducation de l’enfant ne devait pas être faite au profit de la collectivité officielle qui le tient en mains, mais qu’elle devait être faite pour l’enfant lui-même.
Les associations ouvrières, avant tout autre organisme, avant le patronat, avant l’État, ont institué le perfectionnement de la main‑d’œuvre dans des cours professionnels intéressants et nombreux. Ces cours, on les faisait en secret au temps où le compagnonnage était interdit. Puis on les a faits, sans ressource, envers et contre l’hostilité ambiante, jusqu’au moment où, s’imposant à l’attention publique par leur sérieux, ces cours ont été partiellement expropriés par les gouvernants.
Des organisations prolétariennes ont soulevé la question du logement ; elles ont fait campagne contre la cupidité sordide des propriétaires et contre l’insalubrité crasse de certains réduits populaires ; et l’on sait combien cette question est importante pour le progrès de la race.
Et l’inspection des voies de chemin de fer, celle des fabriques, celle des mines, quel fatras de paperasseries inutiles n’a‑t-elle pas créé dans les mains de l’administration bourgeoise, sans aboutir ! En a‑t-il fallu du temps pour qu’enfin, poussé par la vigilance prolétarienne, par les capacités d’attention, de prévoyance des gens de métier on se décide à faire quelque chose !
Mais la vie du producteur ne sera évidemment protégée que lorsque l’inspection lui reviendra tout à fait, quand il aura su la conquérir sur ses maîtres.
De toute façon un fédéralisme économique fait son apparition. On pressent parfois que la gestion de la production devrait revenir au producteur ; que les associations professionnelles en s’unissant, en instituant entre elles mille liens, selon les besoins variés et variables de l’existence, en se fédérant sans tutelle politique, peuvent organiser une trame neuve de la société, un changement total dans les relations sociales.
Tout cela est jeune, incohérent, provisoire, maladroit, c’est entendu. Mais une culture morale s’élabore déjà qui permettra, en se précisant, de pousser tout à fait les transformations économiques.
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Les groupements ouvriers librement constitués, où les adhérents peuvent entrer volontairement, qui se fédèrent en conservant leur droit d’autonomie, ont une valeur de rénovation considérable. Dans leur sein s’organisent la liberté, la dignité du travailleur, le respect de la femme, l’éducation des jeunes gens ; on y apprécie et développe la capacité productive, l’énergie intellectuelle, le dévouement pour les camarades.
N’est-ce point une renaissance de la civilisation qui est en germe dans le fédéralisme ouvrier ? C’est l’évidence même.
… L’enfant humain est turbulent ; il se bat, se fait des bosses, culbute et grandit malgré tout. Et l’enfant, qui deviendra majeur en montrant sa virilité, ce sera le producteur.
[/Jean