Quelle abjection ! Nous voilà peu à peu complètement tombés sous la coupe de cet être répugnant : le mouchard !
Le mouchard a tout envahi ; on rencontre partout sa démarche tortueuse, son œil épieur, son oreille indiscrète ; on ne peut plus mettre le pied dans la rue sans se heurter à l’un de ces infects personnages qui vous dévisagent et vous filent. Le mouchard se mêle à tous les attroupements ; il sirote son absinthe à la table voisine de celle où vous buvez votre vermouth ; il guette le passant sous les portes cochères, il furète dans les escaliers ; sous mille prétextes et sous les travestissements les plus variés, il pénètre dans les logements ; il enquête, il s’installe chez le tire-cordon ; il caquette avec les fournisseurs ; bientôt, ils se glissera sous nos draps.
Le mouchard est maître, il est roi, il gouverne, il triomphe !
Toutefois. c’est chez le commissaire de police, dans le cabinet du juge d’instruction et à la barre des témoins qu’il est le mieux à son aise.
Dans ces lieux maudits, où se décide le sort des infortunés que la main brutale des gens de police y traîne, le mouchard règne sans conteste. Rien n’y fait contrepoids à son autorité il parle, il est cru. Il accuse, il est écouté. N’est-il pas la cheville ouvrière des institutions de surveillance et de répression qui sont la clef de voûte de l’Autorité ?
[|– O –|]
L’ignoble procès qui vient d’aboutir à la révoltante condamnation de sept jeunes gens accusés du pillage de l’église Saint-Joseph a étalé dans toute son horreur l’indignité et le péril d’un état de choses qui aboutit à la dictature du mouchard.
On connaît les faits ; et tous ceux qui ont quelque expérience en matière de manifestations auraient pu les reconstituer aisément et sans crainte de se tromper.
C’est de règle générale et, pour ainsi dire, sans exception que, dans les manifestations, ce ne sont jamais ceux qui poussent des cris, portent des coups, se livrent à une action quelconque, en un mot les véritables manifestants qui sont arrêtés.
Si nombreuse que soit la foule, les manifestants véritables ne sont qu’une poignée, et une poignée de gens qui, ne se faisant pas illusion sur ce qui les attend s’ils se laissent empoigner, manœuvrent avec adresse et, sitôt leur besogne accomplie, se dispersent.
Ceux que saisissent mouchards et agents son presque toujours des passants inoffensifs, des badauds, des curieux ou même des sympathiques, mais des naïfs qui, forts de ce qu’ils n’ont rien fait d’illicite, restent sur place, se laissent jeter au poste et ne commencent à protester que quand on se met en devoir de les passer à tabac.
Telle est la règle générale, aussi ancienne que les manifestations publiques elles-mêmes.
[|– O –|]
La mise à sac de l’église Saint-Joseph avait été l’affaire d’un instant. En un clin d’œil, et bien avant que la police fût arrivée sur place, l’incendie avait été allumé. Chaises, prie-Dieu, objets du culte, tout flambait. Autour de ce brasier, comme autour d’un feu de joie, une troupe joyeuse — qui n’était pas blasée de ce spectacle— dansait la farandole et chantait.
Sergots et mouchards accourent. À l’approche de ces empêcheurs de danser en rond, la troupe de moineaux se disperse, cherchant un peu partout, un refuge contre les coups de poing et de sabre qui menacent. Et c’est sous le porche de l’église, dans les allées des maisons voisines, à la terrasse des cafés et dans les rues à côté, que les policiers arrêtent au hasard. Tant pis pour qui a le malheur de se trouver à portée de leur poigne !
Tous les arrêtés protestent de leur innocence ; nulle charge sérieuse, nulle attestation précise ne s’élève contre eux. N’importe ; on les gardera, ils feront cinq mois de détention préventive, ils comparaîtront en Cour d’assises ; des mouchards déposeront sous la foi du serment, les accusant formellement, et les infortunés entendront prononcer contre eux une sévère. Condamnation.
Je dis que ces innocents sont les victimes des mouchards ; non seulement parce que c’est sur les dépositions mensongères de ces infâmes individus qu’ils ont été déclarés coupables, mais encore, mais surtout parce que, pour que les mouchards continuassent à régner, à triompher, il fallait que ces jeunes gens fussent frappés.
Était-il admissible, en effet, qu’en plein jour et au cœur de Paris, une église eût été envahie, saccagée, pillée, qu’un incendie eût été alimenté, en place publique, par des objets affectés au culte, et qu’un tel sacrilège (!), qu’une aussi abominable profanation (!!) restât impunie ?
Ah ! C’eût été, de toutes parts, un joli concert d’imprécations, et on n’eût pas manqué de se demander à quoi servent les millions que la police vole au contribuable, puisque celle-ci est impuissante à prévenir de telles abominations et à arrêter les coupables.
Des coupables, il en fallait donc coûte que coûte. La Justice (!) était sans inquiétude : elle savait qu’elle pouvait compter sur l’homme de boue et de honte, prêt à toutes les sales besognes : le mouchard.