La Presse Anarchiste

Ni tyrannie bourgeoise ni tyrannie anarchiste

J’en ai assez de ces cen­seurs et de ces encen­seurs qui s’embusquent der­rière une théo­rie de tolé­rance sans limites et de liber­té sans bornes pour dis­tri­buer le blâme ou la louange, au gré de leurs sym­pa­thies per­son­nelles ou de leurs petites com­bi­nai­sons particulières.

N’est-ce pas assez, n’est-ce pas trop déjà des débi­tants de Jus­tice qui, au nom d’une Loi que je flé­tris et d’une Morale que je réprouve, me vendent trop cher, — tou­jours trop cher — leurs féli­ci­ta­tions qui m’hu­mi­lie­raient on leurs arrêts qui m’embastillent ?

Et contre la rou­geur que fait mon­ter, à ma face l’é­loge qui m’im­por­tune, et contre la colère dont emplit mon cœur la flé­tris­sure que je dénie à qui­conque le droit de m’im­po­ser, je me révolte à la fin.

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J’en ai assez de ces gêneurs et de ces mori­gé­neurs qui, ayant mille lois rai­son de repous­ser, en théo­rie, toute tutelle et de répu­dier — en théo­rie tou­jours — toute cen­sure, ont mille fois tort de s’exer­cer, en pra­tique, à cour­ber autrui sous le faix de leur cen­sure ou de leur tutelle.

C’est assez déjà, c’est trop de la cohorte des dog­ma­ti­sants offi­ciels, qui pré­tendent incli­ner tous les cer­veaux devant leur inco­hé­rente ortho­doxie et cir­cons­crire tous les gestes au cercle exi­gu d’un hori­zon aus­si bor­né que leur entendement.

Et contre l’in­to­lé­rance de ces gêneurs et de ces mori­gé­neurs qui vitu­pèrent, condamnent et excom­mu­nient, je me révolte à la fin.

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Eh ! là bas, vous tous, gens de la grande ville et de la petite bour­gade, qui, depuis quinze ans, m’a­vez enten­du répé­ter inlas­sa­ble­ment que je me suis sous­trait au joug des Bour­geois, par ce que je vou­lais deve­nir et vivre libre, sans Dieu, sans Chef, sans Maître ; si vous appre­niez, braves gens, que je m’en suis, peu à peu tant et si bien, lais­sé impo­ser par les prin­cipes et les hommes de l’A­nar­chie qu’il ne m’est plus loi­sible d’al­ler où je veux, de pen­ser comme il me parait rai­son­nable, d’a­gir selon qu’il me plaît, de fré­quen­ter qui me convient, sans encou­rir la répro­ba­tion de ceux-ci, sans sou­le­ver la colère de ceux-là, sans sus­ci­ter la haine de quelques autres, sans m’ex­po­ser à la fureur excom­mu­ni­ca­trice d’un petit cénacle ; — si vous appre­niez cela, que penseriez-vous ?

Eh là bas, vous tous qui, depuis douze ans, m’a­vez lu ou écou­té, vous à qui j’ai chan­té, en majeure et en mineure, l’en­traî­nante et fière chan­son de la Liber­té, vous à qui j’ai fait com­prendre que la pre­mière et la der­nière lettre de l’alphabet du bon­heur, c’est l’in­dé­pen­dance ; vous à qui j’ai ensei­gné que toute contrainte, — quelle qu’elle soit et et d’où qu’elle vienne — est une souf­france contre laquelle le patient fait bien de se révol­ter ; si vous appre­niez, les gars, que celui qui vous a pous­sés ain­si à la haine de la ser­vi­tude, à l’a­mour de la liber­té, a ten­du ses mains aux chaînes, s’est lais­sé glis­ser sur la pente de l’es­cla­vage, fut-ce au nom d’une Idée ou de la cama­ra­de­rie ; — si vous appre­niez cela, vous diriez : « C’é­tait bien la peine de nous prê­cher la beau­té féconde de la Révolte, puis­qu’il n’en donne pas lui-même — le pre­mier — l’exemple ! »

Vous diriez : « S’est-il donc déro­bé à la tyran­nie bour­geoise pour subir un autre des­po­tisme ? Tous les jougs sont haïssables »

Vous diriez : « Les quinze plus vigou­reuses années de sa vie, il les a consa­crées à don­ner aux autres des conseils qu’il n’a pas sui­vis lui-même. Ces quinze ans, il les a gâchés ! »

Vous diriez : « En affir­mant que nul n’a le pou­voir de juger son pro­chain, de son­der ses inten­tions, de scru­ter ses des­seins, de péné­trer ses mobiles, de connaître ses impul­sions, il nous a donc trom­pés, puisque lui-même subit en silence les juge­ments por­tés sur ses actes, ses pro­jets et ses pensées ? »

Vous diriez : « Pour­quoi nous avoir si ins­tam­ment recom­man­dé de ne confier à per­sonne le soin de pen­ser pour nous, de n’at­tri­buer à per­sonne le man­dat d’a­gir à notre place ? pour­quoi nous avoir si for­te­ment inci­tés à ne tenir pour bonne que l’o­pi­nion réflé­chie de notre rai­son, de notre conscience ?Pour­quoi cette hypo­cri­sie d’une indé­pen­dance inté­grale de pen­sée et d’ac­tion, qu’il n’a pas le cou­rage de pra­ti­quer lui-même ? »

Vous diriez.… vous diriez vingt autres choses tout aus­si exactes que celles qui précèdent.

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Eh bien ! Vous ne le direz pas, vous ne les pen­se­rez point.

Car je brise la volière hors de laquelle on se flat­tait de me jeter à moins que je ne consente à y bec­que­ter tels grains qui auraient été contrô­lés, à y gazouiller tels refrains que la cen­sure anar­chiste aurait approu­vées, à y occu­per telle place qui m’y serait assi­gnée, en voi­si­nage de tels vola­tiles qui eussent été mes com­pa­gnons de captivité.

J’en­tends me nour­rir de ce qui plaît à mon esto­mac, fre­don­ner les airs qui conviennent à mon gosier, m’ins­tal­ler à la place de mon choix et en chan­ger au gré de ma fan­tai­sie, vivre libre, seul ou en com­pa­gnie, à mon unique convenance.

À per­sonne je n’ai deman­dé de pro­non­cer le Dignus est intrare ; à per­sonne, je ne recon­nais la facul­té de m’ex­clure. S’il m’eût fal­lu, dans le temps, me sou­mettre aux for­ma­li­tés et exi­gences d’une admis­sion régu­lière, je fussse res­té dehors plu­tôt que d’y consentir.

C’est mon droit, et c’est mon goût, de me déro­ber aux expli­ca­tions que pré­tend exi­ger de moi le « Suprême Conseil qui détient la pure Doc­trine ». C’est mon droit, et c’est mon goût, de m’in­sur­ger contre les pon­ti­fiants et pré­ten­tieux qui se sont consti­tués en « gar­diens vigi­lants d’une Consti­tu­tion anar­chiste ». C’est mon droit, et c’est mon goût, de me refu­ser à com­pa­raître devant une juri­dic­tion que je ne recon­nais pas ; c’est mon droit, et c’est mon goût, de ne pas me prê­ter à une comé­die de red­di­tion de comptes devant un tri­bu­nal où je ne vois que de sys­té­ma­tiques mécon­ten­te­ments et d’ir­ré­duc­tibles par­tis pris. C’est mon droit, et c’est mon goût, de ne pas vou­loir perdre à batailler contre des hos­ti­li­tés que rien ne désarme, du temps et des éner­gies que je désire employer à d’u­tiles besognes.

Libé­ré une bonne fois, je n’en mar­che­rai que d’un pas plus sûr, plus allègre vers l’I­déal qui demeure pour moi ce qu’il était hier ; et je sème­rai d’au­tant mieux la Révolte que je n’au­rai pas per­mis à la subor­di­na­tion de se glis­ser per­fi­de­ment en moi.

J’ai tou­jours pen­sé, je pense encore que la porte —haute et large — de l’a­nar­chie est et doit res­ter ouverte : ouverte à ceux qui dési­rent péné­trer, ouverte à ceux dont la volon­té est de sortir.

Et puis­qu’il s’est for­mé dans la Cité anar­chiste, deve­nue temple ou cita­delle, un tri­bu­nal d’In­qui­si­tion à qui la fai­blesse des uns et la com­pli­ci­té des autres ont per­mis d’in­tro­duire qui se sou­met ou d’ex­pul­ser qui s’in­surge, je ne veux pas demeu­rer plus long­temps en ce lieu fer­mé où étouf­fe­rait mon indé­pen­dante nature, où s’é­tio­le­rait mon tem­pé­ra­ment aventureux.

Sur les portes de la Cité on lit ces mots : « Anar­chie : Liber­té — Entente — Fran­chise. » C’est par­fait. Mais que m’im­porte l’en­seigne, si cette Cité est deve­nue une bas­tille, si la four­be­rie et la déla­tion y sont sou­ve­raines, si j’y côtoie la haine et les riva­li­tés, si j’y souffre de la servitude !

On lit bien aus­si sur les murailles des pri­sons : « Liber­té — Éga­li­té — Fraternité ! »

[|– O –|]

Il me faut l’air libre. 

Je veux des plaines immenses et fer­tiles de la pen­sée affran­chie ; je fuis le Don­jon sur lequel flotte l’é­ten­dard de la Liber­té, mais dans lequel on tente de m’enfermer.

Me voi­ci dehors, éva­dé, seul, mais libre, bien libre. Mon escar­celle est vide ; mais je suis sain et vigou­reux. J’ai le cer­veau plein de pen­sées, j’ai le cœur riche en sen­ti­ments. On ver­ra, on ver­ra ce que peut faire — fût-il seul — un homme com­plè­te­ment et défi­ni­ti­ve­ment affranchi.

J’i­rai droit devant moi, entrant dans toutes les demeures, par­lant à tous ceux que je ren­con­tre­rai, jetant à tous les échos l’a­pos­trophe et l’im­pré­ca­tion, confiant au bois dis­cret et au ruis­seau cris­tal­lin la parole de paix et d’a­mour, ramas­sant sur la route les cailloux que lan­ce­ra ma fronde, cueillant aux arbres du che­min les fruits qui cal­me­ront ma soif, bra­vant Prin­cipes, Codes et Caté­chismes, défiant moqueurs et jaloux.

On ver­ra, on ver­ra ce que sans lien, sans attache, sans foyer, sans ami, le tri­mar­deur de l’I­dée pui­se­ra de forces dans la conscience de son iso­le­ment dû à ce qu’il n’a vou­lu subir (ni tyran­nie bour­geoise, ni tyran­nie anarchiste !

[|– O –|]

Et pour­tant, au moment où je m’é­loigne, je ne puis m’empêcher, en jetant un regard voi­lé de tris­tesse sur cette Cité que j’ai tant ché­rie, de son­ger aux amis que j’y compte et que j’y laisse.

Que de rêves faits en com­mun ! Que de pro­jets. cares­sés ! Que de réso­lu­tions prises ! Que d’ac­tions accomplies !

Durant douze années, chaque jour, nos cœurs ont échan­gé leurs sen­ti­ments — de haine pour le pré­sent, d’es­pé­rance et d’a­mour pour l’a­ve­nir — avec une sim­pli­ci­té tou­chante, une vivi­fiante ardeur, une cor­dia­li­té pleine de douceur.

Les plus forts sou­te­naient les pas chan­ce­lants des plus faibles ; les plus réso­lus mon­traient la route aux hési­tants ; les plus ins­truits jetaient la clar­té dans le cer­veau des plus incultes. Et il ne venait à la pen­sée d’au­cun de sup­pu­ter ce qu’il don­nait, de le com­pa­rer à ce qu’il rece­vait, parce que le plus vaillant aujourd’­hui était le moins robuste demain, parce que le plus auda­cieux hier était le plus irré­so­lu aujourd’­hui, parce que le plus éclai­ré sur un point l’é­tait le moins sur un autre et que, ain­si, c’é­tait tour à tour à cha­cun de rece­voir et de donner.

Ce temps de com­mu­nisme réel et supé­rieur — puisque tout, entre nous, était à tous, — je n’ou­blie­rai jamais.

Nous conti­nue­rons à le pra­ti­quer, chers amis, puisque nos aspi­ra­tions, nos révoltes, nos colères, nos espoirs, nos pen­sées res­tent les mêmes ; mais nous le pra­ti­que­rons à dis­tance, isolément.

Et cela vau­dra peut-être mieux, pour cha­cun de nous, aus­si bien que pour l’Idée que nous aimons : pour cha­cun de nous, s’il est exact que « l’homme le plus fort, c’est l’homme le plus seul » ; et pour l’I­dée qui nous pénètre, nous enve­loppe, nous mou­ve­mente, puisque de cette vie inten­si­fiée chez cha­cun de nous sor­ti­ra fata­le­ment un effort mul­ti­plié beau­coup plus fécond.

[|– O –|]

J’a­vais pro­mis de faire connaître les motifs qui m’ont déter­mi­né à renon­cer à toute pro­pa­gande néces­si­tant un grou­pe­ment quel­conque, quel qu’en soit le but : théo­rie ou action.

C’est fait.

Main­te­nant que je me suis expli­qué, c’est un sujet sur lequel je ne revien­drai plus jamais, jamais

[/​Les Plé­béiennes/​]


J’emprunte à mon ami Michel Zeva­co, qui a bien vou­lu me le céder, le titre que je donne à cette publi­ca­tion hebdomadaire.

On sait que, sous cette rubrique, pen­dant plu­sieurs mois, Michel Zeva­co a publié, chaque jour, dans le Jour­nal du Peuple, de petits articles remarquables.

Les Plé­béiennes sont des écrits rédi­gés en style simple et plu­tôt fami­lier, consa­crés tout spé­cia­le­ment aux hommes du peuple, aux plé­béiens, et trai­tant de choses qui les inté­ressent plus particulièrement.

C’est à ce genre que se rat­ta­che­ra l’o­pus­cule heb­do­ma­daire dont je com­mence aujourd’­hui la publication.

De là son titre.

Puis­sé-je conser­ver à ces Plé­béiennes la haute allure et la belle tenue qu’a­vait su don­ner aux siennes mon excellent cama­rade Michel Zeva­co, à qui j’a­dresse, pour la ces­sion qu’il m’a consen­tie, mes vifs remerciements !

Prochaines tournée de conférences

Je pen­sais com­men­cer vers le 25 jan­vier ma tour­née de confé­rences en pro­vince. Cette époque est celle que j’ai déjà fixée à quelques cor­res­pon­dants. L’é­tat de mes affaires et de ma bourse m’o­blige à ajour­ner mon départ.

C’est le same­di 10 février que j’en­tre­pren­drai cette tour­née qui dure­ra près de trois mois.

Les villes dans les­quelles je compte par­ler, sont : Sens, Auxerre, Besan­çon, Mâcon, Lyon, Saint-Étienne, Gre­noble, Nice, Tou­lon, Mar­seille, Avi­gnon, Nîmes, Mont­pel­lier, Cette, Béziers. Tou­louse, Agen, Bor­deaux, Niort, Poi­tiers, Cha­tel­le­rault, Tours, Angers, Nantes. Brest, Rennes, Le Mans.

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