La Presse Anarchiste

« Aux yeux du souvenir »

Je viens de voir « Aux yeux du sou­ve­nir ». Et je tiens à dire sans plus attendre que cet excellent film révèle et classe son auteur, nous le montre sous un jour nou­veau, enri­chit remar­qua­ble­ment son registre émo­tion­nel. Homme de goût et artiste conscien­cieux, Jean Delan­noy sem­blait igno­rer la valeur de l’émotion. Il ne savait pas vibrer.

Il igno­rait la musique et le trem­ble­ment. Même répé­tant Gide et ses sen­ti­ments si poé­ti­que­ment déli­cats, il ne met­tait pas en nous cette note de pitié et d’amour condam­né qui plane au-des­sus du poème gidien ; et, il fal­lait tous les dons simples et tou­chants de cette inou­bliable Mor­gan, pour nous sai­sir au cœur et atten­drir notre âme. Ain­si, « La Sym­pho­nie Pas­to­rale », erreur empreinte de digni­té, mar­quait un nou­vel échec de Delannoy.

Cette fois, la vapeur est renversée.

Consciem­ment ou non, Delan­noy s’est ren­con­tré avec la sen­si­bi­li­té. Il en résulte un film spi­ri­tuel et passionnant.

Des per­son­nages ado­rables sont les héros d’un scé­na­rio mou­ve­men­té ayant l’aviation pour cadre, l’amour pour cause et l’esprit des grands enfants pour style.

Ce film n’est pas seule­ment bien fait ; il est aus­si vivant et plein de traits char­mants. Certes, la psy­cho­lo­gie en est assez super­fi­cielle ; mais cela importe vrai­ment peu dans un récit qui entre­mêle très joli­ment les sen­ti­ments contra­dic­toires, amu­sants, pro­fonds, extrêmes, dans des situa­tions de la meilleure veine dra­ma­tique et dans le mieux équi­li­bré des rythmes.

Le lan­gage de Delan­noy est celui d’un homme aux idées nettes, au talent dépour­vu du moindre génie, mais qui connaît l’orthographe, la syn­taxe, la forme élé­gante et raf­fi­née, le mot exact, l’efficacité d’un ton tou­jours égal et le sens de l’expression dis­tin­guée. De telles carac­té­ris­tiques sont trop rares pour ne point être saluées avec sympathie.

Toutes les images de « Aux yeux du Sou­ve­nir » ont un conte­nu humain duquel se dégage une saveur intel­li­gente et nuan­cée. Le dia­logue est signé Hen­ri Jean­son. Cela veut dire que tous les mots, toutes les répliques sentent l’humour le plus pétillant, la viva­ci­té, l’esprit sédui­sant. Jou­vet a rai­son : Jean­son est un éveilleur.

Je me sou­viens avoir été assez intel­lec­tua­liste pour repro­cher à Jean­son, cer­tains jours, de « pen­ser avec des mots ». Il y a chez cet auteur inci­sif et culti­vé, un charme très pari­sien, une élo­quence toute de conver­sa­tion, une gouaille ordon­née, un par­fum, une iro­nie tein­tée de ten­dresse, voi­lée de fer­veur, et puis sur­tout – et cela est mer­veilleux – Une façon de ne pas se prendre au sérieux. Tout cela carac­té­rise un maître du trait et de la « sen­sua­li­té de l’esprit ». Le seul nom de Jean­son évoque pour moi Nogent, les guin­guettes, les amou­reux enla­cés, les rires, l’amertume, la nos­tal­gie des choses per­dues, un monde de rêves.

Dans ce film, nous trou­vons un Jean­son plus sobre, plus sou­cieux des exi­gences de l’image. Enfin, « Aux yeux du Sou­ve­nir » est inter­pré­té de façon par­faite. Michèle Mor­gan joue Claire, celle dont ce René Simon paro­dié déclare, à un moment du scé­na­rio, qu’elle est une amou­reuse roman­tique. Mor­gan pos­sède un talent inouï. Elle sait émou­voir en un style mer­veilleu­se­ment lim­pide. Le séjour en Amé­rique ne nous l’a pas abî­mée. Elle n’est pas infé­rieure à Nel­ly du « Quai… », de Car­né et Pré­vert et à la pas­sante énig­ma­tique aux yeux fas­ci­nants que Gabin aimait dans ce « Remorques » si intense.

Jean Marais devient un bon acteur de ciné­ma. Il joue ce rôle d’aviateur fan­tasque et ado­ra­ble­ment incons­cient avec une richesse ins­tinc­tive, ravis­sante. Il sera, de plus, tou­jours essen­tiel­le­ment « Parents ter­ribles » et cela pour notre joie.

[/​Roger Tous­se­not./​]

La Presse Anarchiste