La Presse Anarchiste

La question paysanne

Depuis Oli­vier de Serres qui lais­sa une grande répu­ta­tion d’expert en agro­no­mie, bien des pages ont été écrites sur le pro­blème de la terre. Des pages excel­lentes sous le rap­port du style et du manie­ment des « rap­ports sta­tis­tiques ». On y trouve cepen­dant bien peu d’intérêt réel si l’on veut bien consi­dé­rer le peu de cas qu’elles font de la trop simple réa­li­té et leur obs­ti­na­tion à situer le maté­riel humain comme un méca­nisme néces­saire mais de valeur secon­daire. Les auteurs de ces écrits sont, le plus sou­vent, des gens qui dis­si­mulent une pro­fonde igno­rance de la ques­tion qu’ils traitent sous une ava­lanche de titres ron­flants et de dis­tinc­tions ébou­rif­fantes. Ils rap­pellent très exac­te­ment la sémillante dame de Sévi­gné qui consi­dé­rait les tra­vaux des champs comme des jeux extrê­me­ment amusants…

Bien dif­fé­rente est cette bro­chure, inti­tu­lée Le Syn­di­ca­lisme et le pro­blème pay­san, qui vient de paraître aux Édi­tions Slim et dont l’auteur reven­dique auda­cieu­se­ment le titre décrié d’ouvrier agri­cole. Cette bro­chure contient plus de bon sens et de savoir réel que les élu­cu­bra­tions des puis­sants intel­lec­tuels et hono­rables poli­ti­ciens inca­pables de dis­tin­guer une carotte d’un navet mais par­fai­te­ment aptes à juger la ques­tion sous l’angle qui abou­tit à leur escarcelle.

Pour­tant nous devons for­mu­ler une réserve – qui n’enlève rien d’ailleurs, aux très sagaces obser­va­tions déve­lop­pées par Paul Camus tout au long de sa bro­chure. L’auteur nous fait la des­crip­tion d’un monde pay­san que nous croyons pous­sé au noir dans cer­tains de ces aspects. C’est ain­si qu’il nous parle de ces « bagnards » qui font des jour­nées de seize heures sans connaître ni repos ni dimanches. Ils tra­vaillent, nous dit-il, dès l’âge de dix ans jus­qu’au tom­beau dans ces hon­teuses condi­tions, connais­sant une per­pé­tuelle sous ali­men­ta­tion ; ils sont sou­vent logés dans les écu­ries sur un gra­bat fait de planches et de paille, sans draps, à proxi­mi­té des bêtes dans un état d’hygiène lamen­table.

Paul Camus tra­vaille sans doute dans une région affreu­se­ment déshé­ri­tée qui subit encore ce sys­tème d’exploitation qu’il nous sou­vient fort bien d’avoir vu en appli­ca­tion dans notre enfance. Il a eu tort, tou­te­fois, de pré­sen­ter ce pitoyable tableau comme la condi­tion géné­rale des tra­vailleurs ruraux. Nous avons par­cou­ru et nous connais­sons par­fai­te­ment bien des régions essen­tiel­le­ment agri­coles. Nous n’avons trou­vé nulle part l’homme bagnard dont parle Camus. Ce mal­heu­reux a dis­pa­ru avec la guerre de 1914 qui pro­vo­qua une ruée des « sur­vi­vants » vers le confort rela­tif des grosses agglo­mé­ra­tions industrielles.

Aujourd’­hui, si le sort du tra­vailleur agri­cole est loin d’être brillant, il n’est pas pire que celui du tra­vailleur des villes. Les jour­nées de tra­vail sont géné­ra­le­ment beau­coup plus courtes qu’autrefois. Les enfants vont en classe jus­qu’à l’âge de qua­torze ans. Les dimanches et jours de fêtes sont rigou­reu­se­ment chô­més. La nour­ri­ture est accep­table et le gra­bat d’écurie – sauf les sor­dides excep­tions dont parle Camus – n’appartient plus qu’au domaine de la légende. Quant au salaire moyen, il n’est pas infé­rieur à soixante-dix mille francs par an dans les cam­pagnes du Cha­rol­lais, du Bour­bon­nais, du Niver­nais et de la Sologne, pour ne citer que ces seules régions. Ce chiffre moyen – le double du chiffre maxi­mum cité dans la bro­chure de Paul Camus – est, bien enten­du, plus qu’insuffisant dans les condi­tions de vie actuelles. Mais le tra­vailleur indus­triel, qui ne peut faire un pas sans avoir le porte-mon­naie en main, n’est guère mieux placé !

Si le seul sou­ci d’objectivité nous oblige à recon­naître que la situa­tion du sala­rié agri­cole s’est gran­de­ment amé­lio­rée par rap­port aux « normes » escla­va­gistes d’avant 1914, il nous faut dire aus­si qu’on ne sau­rait y voir la mani­fes­ta­tion d’un phé­no­mène pure­ment moral. Ce n’est pas du tout par altruisme, par un mou­ve­ment du cœur aus­si subit que spon­ta­né, que les employeurs en sont venus à rompre avec des habi­tudes sécu­laires qui fai­saient du sala­rié agri­cole un simple élé­ment de leur chep­tel. Pour rete­nir une main‑d’œuvre qui avait ten­dance à fuir vers les tra­vaux moins rebu­tants des cités, il fal­lait bien appor­ter quelque allé­geance à cette vie grise comme un mur de cimetière.

[|* * * *|]

Le pro­blème de la terre est un pro­blème d’importance. La clé n’en est pas, comme cer­tains semblent le croire, dans le déve­lop­pe­ment de la tech­nique, la sélec­tion des semences ou le meilleur choix des races de bétail. C’est avant tout un pro­blème d’ordre psy­cho­lo­gique. Il fau­drait arri­ver, et c’est extrê­me­ment dif­fi­cile, à convaincre le pay­san de la néces­si­té d’une nou­velle orga­ni­sa­tion du monde qui oppo­se­rait la coor­di­na­tion réelle des forces pro­duc­tives à la pro­duc­tion chao­tique d’aujourd’hui.

Consi­dé­rant l’importance vitale du labeur de la classe pay­sanne, Paul Camus rap­pelle la phrase de Kro­pot­kine qui affir­mait qu’une révo­lu­tion ne pou­vait réus­sir si elle n’était appuyée par les pay­sans. C’était aus­si l’opinion de Reclus et la révo­lu­tion russe en a démon­tré le bien-fon­dé. Pour n’avoir su se conci­lier les masses pay­sannes, les diri­geants bol­che­viques durent avoir recours à des mesures d’oppression qui ne furent sans doute pas étran­gères à la faillite, aujourd’­hui consom­mée, de leur révolution.

Les par­tis poli­tiques consi­dèrent la pay­san­ne­rie comme une simple matière à pro­pa­gande élec­to­rale. Ils ne se contentent plus cepen­dant d’envoyer dans les cam­pagnes, à échéances fixes, ces étranges com­mis voya­geurs qui viennent démo­cra­ti­que­ment saluer l’autochtone, embras­ser la mar­maille sale et don­ner des coups de cha­peau aux vaches et aux tas de fumier. Ils éditent des jour­naux qui pré­tendent à la défense des inté­rêts pay­sans. Rouges, blancs ou noirs, ces organes affectent d’ignorer qu’il existe un pro­lé­ta­riat rural dont les inté­rêts dif­fèrent quelque peu de ceux de ces gros exploi­tants, tra­fi­quants du mar­ché noir, qui ont fait naître la légende des les­si­veuses coffres-forts.

Ce n’est pas La Terre du bol­che­vique Wal­deck Rochet qui donne la note la moins curieuse dans ce buco­lique concert. Si les lec­teurs de l’Huma­ni­té par­cou­raient l’organe « pay­san » du par­ti, il en est peut-être quelques-uns qui mani­fes­te­raient quelque sur­prise en lisant que la solu­tion de la ques­tion sociale tient tout entière dans la pro­tec­tion de la pro­prié­té et qu’il n’est de salut pour le monde que dans le « relè­ve­ment » des prix du beurre, des œufs, des fro­mages et autres den­rées qui font l’objet de pro­messes de baisse auprès du pro­lé­ta­riat urbain.

Vir­tuoses de la fla­gor­ne­rie, les pilotes des rafiots poli­tiques emploient toutes les res­sources de la plus basse déma­go­gie afin de « cap­ter » cet élec­teur qui peut les pous­ser vers les bonnes et grasses pré­bendes. Il ne faut point effa­rou­cher ce der­nier avec des pro­cla­ma­tions incen­diaires et il est habile de paraître tenir pour des ver­tus car­di­nales tous les vices et les peti­tesses qui le main­tiennent dans la médio­cri­té de sa condi­tion présente.

Il est actuel­le­ment de bon ton de pré­tendre encou­ra­ger le déve­lop­pe­ment de la famille pay­sanne et de dau­ber sur l’insuffisance des allo­ca­tions fami­liales. En encou­ra­geant cette ten­dance au pul­lu­le­ment, déjà trop natu­relle, tous ces bons apôtres ne peuvent man­quer, s’ils ne sont tota­le­ment idiots, de pres­sen­tir les effrayantes pers­pec­tives d’un ave­nir qui ramè­ne­ra la popu­la­tion cam­pa­gnarde – l’exutoire des cités ne pou­vant plus jouer son rôle – au niveau de ces temps, encore peu éloi­gnés, où la bête humaine n’avait pas même droit à son soleil !

La poli­tique, la super­sti­tion et la rou­tine s’allient donc pour s’opposer à toute évo­lu­tion ration­nelle de la ques­tion paysanne !

[|* * * *|]

Sauf quelques rares excep­tions le pro­lé­ta­riat rural, comme la moyenne pay­san­ne­rie dont le sort n’est pas tou­jours plus enviable, est res­té, par sur­croît, sous la domi­na­tion plus ou moins appa­rente du mythe reli­gieux. C’est une pompe aspi­rante qui absorbe une bonne par­tie des « acti­vi­tés sociales » et des res­sources pécu­niaires des vil­la­geois. Nous nous conten­te­rons de citer comme exemple topique, telle com­mune du Niver­nais – pro­vince pour­tant répu­tée par cet esprit fron­deur qui nous don­na Mon oncle Ben­ja­min – où s’épanouit cette men­ta­li­té rétro­grade qui s’opposera encore long­temps, ne serait-ce que par une cer­taine iner­tie, à une meilleure orga­ni­sa­tion du monde. Le conseil muni­ci­pal de cette petite com­mune de 900 habi­tants vient d’engager une dépense de trois mil­lions pour la réfec­tion de l’église. Cepen­dant les che­mins vici­naux sont dans un état si lamen­table qu’on les croi­rait rava­gés par des bom­bar­de­ments d’artillerie, les vil­lages sont dépour­vus de lavoirs et cer­taines ména­gères doivent aller jouer du bat­toir à deux kilo­mètres de leur domi­cile. L’eau potable fait défaut dans le bourg même. Les auto­ri­tés occu­pantes, qui avaient consta­té que les eaux étaient pol­luées par l’écoulement conti­nu du purin et des gadoues, avaient inter­dit à leurs troupes d’y faire boire les che­vaux. Le bon parois­sien, moins déli­cat, ingur­gi­te­ra jus­qu’aux der­niers sacre­ments ce « bouillon de culture », tout heu­reux de sacri­fier agré­ments, hygiène, san­té pour que soit plus belle la mai­son du Sei­gneur. Ici, on ne choi­sit pas, selon l’exemple célèbre, entre les bornes fon­taines et les canons. Le choix se fait plus sim­ple­ment entre les bornes fon­taines et les fonts baptismaux !

Le plus curieux, il faut y insis­ter, c’est qu’il ne s’agit même pas de « l’abus de pou­voir » d’un conseil muni­ci­pal farou­che­ment réac­tion­naire. Tout le monde est d’accord, dans cette bien­heu­reuse com­mune, lors­qu’il s’agit de l’Église et des pré­ro­ga­tives du prêtre. Dans ce Cloche-merle où rien n’échappe aux regards mal­in­ten­tion­nés, la Majes­té divine reçoit pour­tant de sérieux accrocs en la per­sonne de son repré­sen­tant qui aime la bonne chère et trousse les cotillons comme les joyeux abbés liber­tins du temps de Lat­tai­gnant. Les his­toires rabe­lai­siennes qui cir­culent sur les com­por­te­ments des quelques prêtres du voi­si­nage n’entament point non plus l’attachement des fidèles qui per­sistent dans leurs « crain­tives dévotions ».

D’au­cuns voient dans cet état de choses les résul­tats inévi­tables d’une patiente pro­pa­gande reli­gieuse appuyée par le bis­tro et tous les com­mer­çants qui tirent plus ou moins pro­fit des réunions domi­ni­cales et des céré­mo­nies cultuelles. Cette expli­ca­tion n’est pas suf­fi­sante. En réa­li­té cette popu­la­tion a besoin d’illusions qu’elle croit récon­for­tantes. Elle vient les cher­cher là où elle les trouve ! C’est ce que Cle­men­ceau a si excel­lem­ment décrit dans ces pas­sages que nous extra­yons d’un de ses livres de la « bonne époque » :

« Avec un mou­ve­ment de vague, toutes ces mous­se­lines sur­mon­tant des nuques dorées s’élèvent ou s’abaissent au signal de la son­nette sacrée. Quelles pen­sées dans ces têtes de dures tra­vailleuses qui tout le jour, pre­nant part aux durs tra­vaux de leurs hommes, chargent le fumier sur les ânes, gra­vissent péni­ble­ment la dune d’un pas alour­di, bêchent le sable ou le creusent de leurs mains pour les semailles ou la récolte ? Qu’est-ce qui les amène en ce lieu ? Qu’y font-elles ? Y trouvent-elles ce qu’elles y viennent cher­cher ? Je me pose ces ques­tions. Et je me dis que per­sonne, en dehors de ce vieux prêtre blanc cour­bé devant son Dieu, ne parle à ces gens d’autre chose que de l’intérêt immé­diat, but unique du labeur qui fait toute leur vie. Com­ment s’étonner si les créa­tures d’instabilité ner­veuse, d’imagination obs­cu­ré­ment tour­men­tée, sou­vent dou­lou­reuses et criantes, accourent en foule à ce temple mys­té­rieux, unique monu­ment du vil­lage, où dans la fumée de l’encens, par­mi les cierges étin­ce­lants, un vieillard pliant sous la cha­suble d’or les émeut de sono­ri­tés apaisantes ?…

« Elles ne savent point le sens de ces étran­ge­tés et ne le cherchent pas. Quelque chose s’accomplit en ce lieu qui les arrache pour un ins­tant à la terre. C’est assez. D’autres, dans les spec­tacles, dans les rêves, dans les hautes spé­cu­la­tions de l’esprit, échappent pour une heure aux misères de la vie, se conso­lant de mirages divers ou de la fier­té de n’être point conso­lés. Ces res­sources de luxe cita­din ne sont point à la por­tée des humbles tra­vailleurs de la terre. Ils peuvent contri­buer pour le Louvre, l’Opéra, la Comé­die-Fran­çaise ou la Biblio­thèque natio­nale. Mais rien ne leur revient de ce qu’ils ont don­né. On leur offre l’église, le vieux prêtre et son suisse polo­nais. Ils courent aux pompes du culte faute de mieux… »

Ce pas­sage du Grand Pan s’appliquait à la Ven­dée, cette terre des prêtres où l’esprit de la vieille chouan­ne­rie a du mal à s’éteindre. Il vaut pour d’innombrables régions où les popu­la­tions se ruent vers ces rites obs­curs et bizarres qui leur apportent un peu de cette poé­sie qu’ils ne trouvent pas ailleurs et dont l’âme la plus rudi­men­taire éprouve l’inconscient besoin.

La ques­tion pay­sanne ne sera réso­lue qu’au jour où le pay­san sera déga­gé de la morne mys­ti­fi­ca­tion des « fata­li­tés éter­nelles ». Il faut qu’il par­ti­cipe vrai­ment au « désir de vivre » des hommes qui veulent la fin des patries guer­rières et l’instauration d’une socié­té qui puisse assu­rer à tous non seule­ment le pain, mais aus­si des poèmes et des roses.

[/​S. Ver­gine./​]

La Presse Anarchiste