La Presse Anarchiste

Épicure, épicuriens, épicurisme

Épi­cure, l’épicurisme, les épi­cu­riens… Que d’encre ont fait cou­ler ce nom et ces mots :

Épi­cure était né à Athènes 341 ans avant l’ère dont nous nous ser­vons, il mou­rut en l’an, 270, donc avant d’avoir atteint 70 ans.

Essayons de nous faire une idée du monde antique à l’époque où vivait Épi­cure, rava­gé qu’il était de la Macé­doine à l’Inde par les géné­raux d’Alexandre, se dis­pu­tant les lam­beaux de son empire. Plus de sécu­ri­té, plus de liber­té, l’illusoire reten­tis­se­ment des vic­toires et des défaites s’élevant des champs de bataille où s’accumulaient les victimes !

C’est au milieu de celte tem­pête que réson­na la voix de notre phi­lo­sophe pro­cla­mant que le plai­sir est la fin à quoi tendent tous les hommes.

C’est aus­si dans son époque qu’il faut repla­cer Épi­cure au point de vue « scien­ti­fique ». La phy­sique, chez les Grecs, était truf­fée de méta­phy­sique. Sa doc­trine ato­miste emprun­tée en grande par­tie à Démo­crite (et qui retint au 17e siècle l’attention de Gas­sen­di) fai­sait des atomes les causes pre­mières, les causes uniques de tout ce qui est, rui­nant l’idée du Des­tin et condui­sant à l’athéisme. Il ne faut natu­rel­le­ment pas consi­dé­rer les intui­tions d’Épicure à ce sujet avec la men­ta­li­té et les connais­sances d’un homme culti­vé du 20e siècle – bien que cer­taines de ces vues de l’esprit méritent exa­men même aujourd’­hui. Il disait croire non à un Dieu, mais à des dieux – quels dieux ? Des fan­tômes, des nuages qui se forment dans les airs, indif­fé­rents à toutes les affaires humaines. Rien d’étonnant à ce que cer­tains aient dou­té du sérieux de ces conceptions.

L’intérêt que portent les indi­vi­dua­listes à Épi­cure est dû à sa morale. La morale d’Épicure, l’éthique épi­cu­rienne. Pour les uns exal­ta­tion de la débauche effré­née ; pour les autres glo­ri­fi­ca­tion de la sagesse réflé­chie. Pour ceux-là l’épicurisme, c’est la bride lâchée aux déchaî­ne­ments du plus bru­tal ins­tinct ; pour ceux-ci, c’est la réa­li­sa­tion de la maî­trise-de-soi, l’accomplissement du gou­ver­ne­ment de soi-même.

Je crois, quant à moi, qu’un écri­vain du xviie siècle, point tout à fait oublié, un fami­lier de Ninon de Len­clos, Saint Evre­mond, est l’un de ceux qui ont le mieux sai­si la manière d’Épicure. Voi­ci ce qu’il en dit :

« Je pense qu’Épicure était un phi­lo­sophe fort sage qui, selon les temps et les occa­sions, aimait la volup­té en repos ou la volup­té en mou­ve­ment ; et de cette dif­fé­rence de volup­té est venue celle de la répu­ta­tion qu’il a eue. Timo­crate et ses autres enne­mis l’ont atta­qué par les plai­sirs sen­suels ; ceux qui l’ont défen­du n’ont par­lé que de sa volup­té spi­ri­tuelle. Quand les pre­miers l’ont accu­sé de la dépense qu’il fai­sait à ses repas, je me per­suade que l’accusation était bien fon­dée ; quand les autres ont fait valoir ce petit mor­ceau de fro­mage qu’il deman­dait pour faire meilleure chère que de cou­tume, je crois qu’ils ne man­quaient pas de rai­son. Lorsqu’on dit qu’il phi­lo­so­phait avec Leon­tium, on dit vrai ; lors­qu’on sou­tient qu’il se diver­tis­sait avec elle, on ne ment point… » Conclu­sion : il y a un temps d’être sen­suel et un temps d’être sobre…

Dans une « pen­sée » qu’on trou­ve­ra plus loin, Épi­cure nous dit qu’il est aisé de se pro­cu­rer tout ce qui est natu­rel, seules les choses super­flues ne s’acquièrent que dif­fi­ci­le­ment… « Les mets simples pro­curent autant de joie qu’une nour­ri­ture suc­cu­lente. Du gros pain et de l’eau nous ras­sa­sient si nous éprou­vons un vif besoin de man­ger. L’habitude d’une nour­ri­ture simple nous dis­pose à mieux goû­ter les mets suc­cu­lents quand nous en dis­po­sons à cer­tains inter­valles et nous met en état de ne pas redou­ter la mau­vaise for­tune. Quand nous disons que le plai­sir est notre unique fin, nous par­lons du plai­sir qui ôte au corps la souf­france et pro­cure à l’âme une tran­quilli­té parfaite. »

L’éthique épi­cu­rienne se résume en ceci : que les dési­rs natu­rels et néces­saires doivent être satis­faits (ils sont les plus faciles à satis­faire) car leur satis­fac­tion évite la dou­leur et les tour­ments ; satis­faits, les dési­rs natu­rels, mais non néces­saires, n’augmentent pas le plai­sir, mais le varient seule­ment – quant aux dési­rs non natu­rels et non néces­saires , ils sont à éliminer.

Mais il y a les légendes. Le « pour­ceau du trou­peau d’Épicure » d’Horace. L’histoire de son amie, la phi­lo­sophe Leon­tion (ou Leon­tium) se livrant à lui en pré­sence de ses dis­ciples et pra­ti­quant la « cama­ra­de­rie amou­reuse » en faveur de ces mêmes dis­ciples. La folle pas­sion du Sage vieillis­sant pour Pyto­clès, l’un de ses dis­ciples (ce qui est bien dans les mœurs du temps).

Ces récits cadrent mal, à pre­mière vue avec la des­crip­tion qu’on nous fait d’Épicure ne vivant en tout temps que de pain et d’eau, de fruits et de légumes qui pous­saient dans son jar­din – de ses dis­ciples imi­tant sa frugalité :

« S’il a aimé la jouis­sance en volup­tueux, il s’est ména­gé en homme sage. Indul­gent aux mou­ve­ments de la nature, contraire aux efforts, ne pre­nant pas tou­jours la chas­te­té pour ver­tu, comp­tant tou­jours la luxure pour un vice, il vou­lait que la sobrié­té fût une éco­no­mie de l’appétit et Que le repas qu’on fai­sait ne pût jamais nuire à celui qu’on allait faire. »

Est-ce là l’authentique por­trait d’Epicure ?

Nous savons qu’il nour­ris­sait une concep­tion très éle­vée de l’amitié, qu’il dési­rait que ses dis­ciples ne fissent pas bourse com­mune, (comme le fai­saient les pytha­go­ri­ciens), qu’il pen­sait que le sage ne doit pas se mêler des affaires publiques, etc. Nous savons aus­si que lors­qu’il suc­com­ba à la pierre, il s’écriait que les into­lé­rables dou­leurs de ves­sie et d’entrailles qu’il endu­rait étaient noyées dans la joie que ver­sait à son esprit le sou­ve­nir de ses pré­ceptes et de ce qu’il avait décou­vert. Ces décla­ra­tions, consi­gnées dans une lettre mémo­rable adres­sée à son dis­ciple Ido­mé­née confirment ce qu’il avait dit un jour, que même sur un bûcher, il s’écrierait « quelles délices » !

Les anec­dotes ne manquent pas sur Épi­cure et les épi­cu­riens. Je n’ai vou­lu qu’indiquer à quelles dis­cus­sions l’homme et l’œuvre ont don­né lieu. Ache­vons ce pré­am­bule, trop long à mon gré, en invi­tant le lec­teur à médi­ter sur les Pen­sées (dans la par­tie rele­vant de l’éthique) qui lui sont offertes et lui per­met­tront d’asseoir son juge­ment, pour son plus grand-pro­fit per­son­nel. Je n’ai pas besoin d’ajouter que dans maintes de ces maximes, ils per­ce­vront un écho des pro­po­si­tions et des thèses sou­te­nues dans « l’en dehors » et « l’Unique », mais ils n’ont pas besoin de moi pour s’en rendre compte, ni pour recon­naître ce qui les en dif­fé­ren­cie [[Dans le cha­pitre qu’il a, dans son « His­toire de l’Individualisme dans l’Antiquité », consa­cré à Épi­cure, Han Ryner note fort judi­cieu­se­ment l’indifférence de celui-ci pour la « science », c’est-à-dire que « tout ce qu’il demande à la science, c’est d’évincer le sur­na­tu­rel de notre pen­sée, le sur­na­tu­rel étant mal­fai­sant ». D’autre part, l’auteur des « Voyages de Psy­cho­dore » exprime son dégoût bien com­pré­hen­sible de la façon dont les Romains ont fait une bas­sesse por­cine et une phi­lo­so­phie de mau­vais lieu de la grâce épi­cu­rienne. Évi­dem­ment, les Romains se sont assi­mi­lé Épi­cure selon leur men­ta­li­té et non sui­vant la men­ta­li­té des Grecs, qui étaient mal­heu­reu­se­ment loin d’être des petits saints, escla­va­gistes et férus de négoce comme ils l’étaient. À l’encontre d’Épictète, esclave d’un maître bru­tal, Épi­cure était pro­prié­taire d’esclaves, qu’il trai­tait avec bon­té et dont il affran­chit plu­sieurs avant de mou­rir. Mais c’est un fait-. – E. A.]].

[/​E. Armand./​]

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