La Presse Anarchiste

J. M. Guyau et l’hédonisme

Dans sa célèbre Esquisse d’une Morale sans obli­ga­tion ni sanc­tion, J. M. Guyau a défi­ni comme suit la part qu’il convient de faire dans la morale de la Vie à l’hédonisme ou morale du plaisir.

Le plai­sir est un état de la conscience qui, selon les psy­cho­logues et les phy­sio­lo­gistes, est lié à un accrois­se­ment de la vie (phy­sique ou intel­lec­tuelle) ; il s’ensuit que ce pré­cepte : « accrois d’une manière constante l’intensité de ta vie » se confon­dra fina­le­ment avec celui-ci : « accrois d’une manière constante l’intensité de ton plai­sir ». L’hédonisme peut donc sub­sis­ter, mais au second rang et plu­tôt comme consé­quence que comme prin­cipe. Tous les mora­listes anglais disent : « le plai­sir est le seul levier avec lequel on puisse mou­voir l’être ». Enten­dons-nous. Il y a deux sortes de plai­sir. Tan­tôt le plai­sir cor­res­pond à une forme par­ti­cu­lière et super­fi­cielle de l’activité (plai­sir de man­ger, de boire, etc.), tan­tôt il est lié au fond même de cette acti­vi­té (plai­sir de vivre, de vou­loir, de pen­ser, etc.) ; dans le pre­mier cas, il est pure­ment sen­si­tif ; dans l’autre, il est plus pro­fon­dé­ment vital, plus indé­pen­dant des objets exté­rieurs : il ne fait qu’un avec la conscience même de la vie. Les uti­li­taires ou les hédo­nistes se sont trop plu à consi­dé­rer la pre­mière espèce de plai­sir ; l’autre a une impor­tance supé­rieure. On n’agit pas tou­jours en vue de pour­suivre un plai­sir par­ti­cu­lier, déter­mi­né et exté­rieur à l’action même ; par­fois on agit pour le plai­sir d’agir, on vit pour vivre, on pense pour pen­ser. Il y a en nous de la force accu­mu­lée qui demande.à se dépen­ser ; quand la dépense en est entra­vée par quelque obs­tacle, cette force devient désir ou aver­sion ; quand le désir est satis­fait, il y a plai­sir, quand il est contra­rié, il y a peine ; mais il n’en résulte pas que l’activité emma­ga­si­née se déploie uni­que­ment en vue d’un plai­sir, avec un plai­sir pour motif ; la vie se déploie et s’exerce parce qu’elle est la vie. Le plai­sir accom­pagne chez tous les êtres la recherche de la vie, beau­coup plus qu’il ne la pro­voque ; il faut vivre avant tout, jouir ensuite.

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