La Presse Anarchiste

Manuel Devaldès en exil à Londres (1914 – 1918)

Je connais­sais M. Deval­dès de répu­ta­tion, ayant lu ses écrits dans les pério­diques d’avant-garde anté­rieurs à 1914, bien avant de le ren­con­trer à Londres vers la fin de la guerre 1914 – 1918. Et c’est grâce à une petite publi­ca­tion lan­cée ici par des réfu­giés belges et fran­çais que j’appris sa pré­sence en Angle­terre. J’obtins son adresse soit par E Armand, soit par le « Liber­taire », ce qui nous per­mit de faire connais­sance. Il vint chez nous pour la pre­mière ren­contre. Comme à cette époque nous ne demeu­rions pas loin l’un de l’autre, nous nous retrou­vâmes assez sou­vent, chaque fois que le per­met­taient les cir­cons­tances. Et c’est au cours de ces entre­vues que j’appris de sa bouche ce qui suit :

Il avait fait son ser­vice mili­taire (deux ans, je crois) parce qu’il pen­sait qu’en temps de paix cela n’a pas grande impor­tance, mais en temps de guerre, ça change tout ! Donc vers le 2 août 1914, s’étant pro­cu­ré des papiers comme sujet espa­gnol, il arri­va à Londres, ayant quit­té la France sans difficultés.

Il n’eut pas besoin de se dégui­ser, il lui suf­fit de sacri­fier entiè­re­ment sa mous­tache et l’opulente barbe noire qu’il avait tou­jours por­tée. Com­plè­te­ment rasé, il était abso­lu­ment mécon­nais­sable. Il trou­va faci­le­ment du tra­vail comme cor­rec­teur d’imprimerie à la rédac­tion d’un petit jour­nal belge publié à Londres. Mais par­mi les typo­graphes et ouvriers tra­vaillant à ce jour­nal, il se trou­vait un Fran­çais qui avait per­du son fils à la guerre et qui dénon­ça M. Deval­dès aux auto­ri­tés anglaises. Sur ce il fut arrê­té et envoyé à la Mai­son d’arrêt de Worm­wood Scrubbs, à la péri­phé­rie de Londres (1918), ce qui fut pour lui un bien­fait ; car là, avant de pas­ser en juge­ment, il fit la connais­sance d’un codé­te­nu, hon­grois (?), réfu­gié lui aus­si, et qui avait réus­si ce tour de force de se faire élire dépu­té au Par­le­ment anglais (il s’agit de Tre­bitsch Lin­coln). Si M. Deval­dès vou­lait prendre la peine d’écrire au « Home Secre­ta­ry » (Ministre de l’Intérieur) pour expo­ser son cas, il pou­vait être sûr d’obtenir un per­mis de séjour en Angle­terre, au lieu d’être rapa­trié. Muni de ces ren­sei­gne­ments, notre ami s’empressa de se faire envoyer des bro­chures et des articles de jour­naux fran­çais pour bien prou­ver que, long­temps avant 1914, il était anti-mili­ta­riste et néo-mal­thu­sien. Quand il pas­sa en juge­ment, tous ces docu­ments avaient été exa­mi­nés par le juge, qui lui dit à peu près ceci : « Dans ce pays nous admet­tons léga­le­ment l’objection de conscience à por­ter les armes, et pour cela vous êtes absous, mais vous avez com­mis un faux en y péné­trant sous un nom et une natio­na­li­té d’emprunt, et pour cela, je suis obli­gé de vous condam­ner à six mois de pri­son et à la dépor­ta­tion à l’expiration de votre peine », ce qui repré­sen­tait pour le condam­né cinq ans de pri­son en France. Pour sa défense, Deval­dès avait expli­qué au juge qu’il lui avait bien fal­lu faire usage de faux pour quit­ter son pays, comme Fran­çais ce lui aurait été impos­sible. À Caen où il habi­tait et d’où il était ori­gi­naire, la police était à ses trousses.

Quand il eut accom­pli 4 mois et demi de sa peine, sur­vint l’armistice : en une semaine ou deux, ceux qui étaient inter­nés pour la même rai­son qui lui furent tous remis en liber­té et la plu­part avec per­mis de séjour en Angleterre.

M. Deval­dès devint alors pro­fes­seur de fran­çais dans des cours du soir, chez Pit­man entre autres, genre école Pigier, où il fut très bien consi­dé­ré, Il avait ensei­gné aus­si chez Ber­litz par la méthode directe qui lui sem­blait idiote ! Ce n’était pas mon avis.

Sa com­pagne Léo­nie, très adroite de ses mains et ayant un goût raf­fi­né tra­vaillait dans une grande mai­son « Modes et Modistes » dans High street à Ken­sing­ton, quar­tier chic et assez snob de Londres comme on sait ! Tous deux gagnaient bien leur vie, et c’était pour moi un véri­table plai­sir de les fré­quen­ter. Ils avaient un petit loge­ment, chez un Fran­çais anti-mili­ta­riste qui, pen­dant toute la guerre tra­vailla aux muni­tions, parce que cela « payait » bien. Mais les deux couples s’entendaient par­fai­te­ment mal­gré leur incom­pa­ti­bi­li­té idéo­lo­gique, grâce à une tolé­rance mutuelle.

La guerre enfin ter­mi­née, M. Deval­dès aurait bien volon­tiers renon­cé à ren­trer en France, parce que le calme et la vie tran­quille des Anglais lui conve­naient tout à fait, et cer­tai­ne­ment beau­coup mieux que l’existence agi­tée de Paris-et de sa ban­lieue. Pour faire plai­sir à Léo­nie qui, elle, s’ennuyait beau­coup, Il se ren­sei­gna sur la pos­si­bi­li­té d’un retour. Il apprit par le Consu­lat fran­çais qu’il ne lui serait per­mis de le faire qu’après avoir atteint 53 ans ; car pour tous réfrac­taires et insou­mis de son genre, la ser­vi­tude mili­taire avait été pro­lon­gée de 48 à 53 ans.

À Londres, et à eux deux, ils avaient ras­sem­blé une très bonne col­lec­tion de livres, bro­chures, des­sins, docu­ments envoyés de France par des amis et des sym­pa­thi­sants, des cro­quis, des­sins et cari­ca­tures faits par cer­tains de leurs amis artistes. Tous deux avaient un goût sûr et raf­fi­né ; ils s’étaient entou­rés d’une foule de ces petits bibe­lots qui aident à embel­lir la vie, quand on vit en meu­blé, parce que les yeux et l’esprit peuvent se repo­ser sur de belles choses qui font oublier ce qu’a de sombre l’existence quotidienne.

Enfin, en 1928, si je me sou­viens bien, arri­va le moment de la libé­ra­tion et du retour dans la « mère-patrie ». Je leur deman­dai ce qu’ils allaient faire de la biblio­thèque, des tableaux et por­traits, des bibe­lots qui for­maient un ensemble impo­sant et inté­res­sant. « Nous empor­tons tout – me dit Manuel – vous pen­sez bien que j’aurai besoin de tout cela autour de moi, pour m’inspirer, car j’ai bien l’intention de conti­nuer d’écrire pour défendre mes idées ». Sa devise était : « Un pli est un pli, je ne pile pas » ; il le mon­tra cer­tai­ne­ment en 1914 et pen­dant ses années d’exil.

Sa com­pagne mou­rut avant lui et il en fut pro­fon­dé­ment affec­té. Cette mort si inat­ten­due et si rapide le lais­sa-com­plè­te­ment désem­pa­ré (c’est son expres­sion). Et la fin de sa vie en fut assom­brie en dépit d’une nou­velle union avec sa belle-sœur.

La dis­pa­ri­tion de Léo­nie et de Manuel ont lais­sé en moi un grand vide. Cepen­dant je me consi­dère pri­vi­lé­gié de les avoir connus, car nos rela­tions ont contri­bué à embel­lir et enri­chir ma vie, et ce m’est tou­jours un vif plai­sir et un récon­fort d’évoquer leur sou­ve­nir ; ils repré­sen­taient la par­faite har­mo­nie spi­ri­tuelle de deux êtres intel­li­gents et faits pour se com­prendre [[Pour conclure les pages que nous avons consa­crées à la mémoire de Manuel Deval­dès, voi­ci quelques remarques com­plé­men­taires : 1° Per­son­nel­le­ment, je suis loin de pos­sé­der l’intégralité de la pro­duc­tion de cet auteur, parce qu’à part des bro­chures édi­tées par « Le Mal­thu­sien » et « Géné­ra­tion consciente », on ne nous a jamais fait le ser­vice des bro­chures publiées ailleurs. – 2° En outre des pério­diques qui figurent dans notre der­nier Sup­plé­ment, M. D. a col­la­bo­ré à « Lumière et Liber­té », le jour­nal créé par Marc Lan­val et qui paraît tou­jours à Bruxelles. – 3° Vaut-il la peine de signa­ler son pas­sage à « l’Homme et la Vie » dont il aban­don­na la direc­tion dès le second n°, à cause des diver­gences d’idées qui le sépa­raient de son fon­da­teur (Cir­cu­laire du 15 mars 1936) ? – 4° En 1929, les « Édi­tions Mon­diales », à Paris, ont édi­té un volume in-12 de 236 pages, por­tant le titre de La culture de l’enfant : auteur Cyn­thia Asquith, tra­duc­tion Eugé­nie ravet et Manuel Deval­dès. 5° Enfin, et c’est ce qui nous inté­resse spé­cia­le­ment, c’est que, tant dans l’en-dehors que l’Unique, il a été insé­ré plus de 125 articles rédi­gés par Manuel Devaldès.]].

[/​A. Scott./​]

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