[|I|]
Le sage ne s’attache pas désespérément à la vie, elle ne lui est pas non plus à charge, et il ne pense pas que c’est un mal que de cesser de vivre. Et de même qu’on ne recherche pas la plupart du temps la nourriture la plus abondante, mais la plus agréable, pareillement on ne désire pas vivre le plus longtemps possible, mais le plus heureusement possible.
[|II|]
Celui qui conseille aux jeunes gens de bien vivre et aux vieillards de bien finir la vie est un sot, non seulement parce que la vie est agréable même au vieillard, mais parce que le souci de bien vivre et de bien mourir est une seule et même chose. C’est pire encore quand on soutient qu’il vaudrait mieux ne pas naître, ou, une fois né, franchir le plus vite possible les portes de l’Hadès [[Les enfers.]]. Car si celui qui soutient une telle opinion est vraiment convaincu de sa vérité, comment se fait-il qu’il ne quitte pas la vie ? Chose qu’il pourrait toujours réaliser, si sa résolution est ferme. Mais si cet homme plaisante, il montre de la frivolité dans une matière qui n’en comporte point.
[|III|]
L’avenir n’est ni entièrement en notre pouvoir ni tout à fait hors de nos prises, de sorte que nous ne devons ni compter entièrement sur lui, comme s’il devait sûrement arriver, ni abandonner toute espérance, comme s’il était certain qu’il ne se réaliserait jamais.
[|IV|]
Parmi nos désirs, les uns sont naturels, les autres vains. Parmi les désirs naturels les uns sont nécessaires, les autres naturels seulement. Parmi les désirs nécessaires, les uns sont nécessaires pour notre félicité, les autres pour la tranquillité de notre corps, les autres enfin pour la conservation de la vie même.
[|V|]
Une vraie théorie des plaisirs doit rapporter tout choix et toute aversion à la santé du corps et à l’ataraxie [[Calme complet de l’âme.]] de l’âme, c’est là le véritable but de la vie heureuse. Nous agissons toujours en vue d’éviter la douleur et l’effroi. Lorsqu’une fois ce but est atteint, le trouble de l’âme s’évanouit, l’être vivant n’ayant plus autre chose à chercher pour atteindre le bien parfait de l’âme et du corps. Nous n’éprouvons, en effet, le besoin du plaisir que quand son absence nous fait souffrir et quand nous n’éprouvons plus de douleur, nous ne désirons plus le plaisir. C’est pourquoi nous disons que le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse. Le plaisir est en effet, reconnu par nous comme le bien suprême et naturel, c’est lui qui détermine toute préférence et toute aversion et c’est à lui que nous aboutissons, puisque les affections nous servent de règle pour discerner tout ce qui est un bien.
Par cela même que le plaisir est un bien inné et le premier de tous, nous ne recherchons pas tout plaisir. Il y a des cas où nous passons par-dessus beaucoup de plaisirs, surtout lorsqu’il en résulte des peines qui les surpassent ; il y a, d’autre part, des douleurs que nous estimons valoir mieux que les plaisirs, surtout quand après des souffrances prolongées, il résulte pour nous un plaisir qui les surpasse. Tout plaisir donc qui est conforme à la nature est un bien, et cependant tout plaisir n’est pas à rechercher ; pareillement toute douleur est un mal, et pourtant toute douleur ne doit pas toujours être évitée.
[|VI|]
Chaque plaisir et chaque douleur doivent être appréciés d’après le degré d’utilité ou de dommage qu’ils nous procurent. Nous considérons à certains moments le bien comme mal, et à d’autres le mal comme le bien.
[|VII|]
C’est un grand bien, à notre avis, que de se suffire à soi-même, non qu’il faille toujours se contenter de peu, mais afin que si nous ne sommes pas dans l’abondance, nous nous contentions de peu, convaincus que nous sommes que ceux-là jouissent le plus vivement de l’opulence – qui ont le moins besoin d’elle.
[|VIII|]
Tout ce qui est naturel peut être obtenu aisément, ce ne sont que les choses superflues qu’on peut se procurer difficilement. Les saveurs simples des mets nous procurent autant de plaisir qu’une nourriture succulente, quand toute souffrance produite par le besoin a disparu. Du gros pain et de l’eau nous procurent le plus grand plaisir quand nous éprouvons un vif besoin de manger. C’est donc l’habitude d’une nourriture simple, et non celle d’une nourriture luxueuse, qui nous procure une excellente santé et qui fait que l’homme remplit diligemment les obligations nécessaires de la vie. Elle nous dispose à mieux goûter des mets succulents quand nous en disposons à certains intervalles, et nous met en état de ne pas craindre la mauvaise fortune. Quand donc nous disons que le plaisir est notre unique fin, nous n’avons pas en vue les plaisirs des gens dissolus, ni ceux que nous procurent les sens, comme l’affirment certains ignorants et adversaires de notre doctrine, ou ceux qui l’interprètent mal. Le plaisir dont nous parlons est celui qui ôte la souffrance au corps, et procure à l’âme une tranquillité parfaite.
[|IX|]
Ce n’est pas le fait d’avoir passé des journées entières dans des festins et des compagnies de buveurs, ce n’est pas la jouissance des jeunes garçons et des femmes, ni une table chargée de poissons et d’autres mets qui peut nous procurer la vie heureuse ; c’est plutôt un entendement prudent, capable de distinguer ce qu’il faut choisir et ce qu’il faut éviter, et repoussant les opinions qui engendrent la plupart du temps les troubles de l’âme. Le principe de tout cela et par conséquent le plus grand des biens, c’est la prudence. Et c’est pourquoi il faut mettre la prudence au-dessus de la philosophie même. Elle est la source de toutes les vertus.
[|X|]
Y a‑t-il quelqu’un qu’on puisse mettre au-dessus du sage ? Il a sur les dieux des opinions pieuses, il est sans crainte devant la mort, il a scruté par la raison la fin de la nature, il sait qu’elle est la suprême vertu et qu’elle est facile à atteindre, et que le mal extrême est limité quant à la durée et quant à l’intensité. La fatalité, que certains considèrent comme maîtresse des choses, n’a pas de prise sur lui. Parmi les événements les uns sont produits par la nécessité et les autres par la fortune, d’autres enfin ont pour cause notre propre pouvoir. Mais la nécessité est dépourvue de toute responsabilité, la fortune est quelque chose d’instable, et ce n’est que notre pouvoir qui est soustrait à toute influence étrangère et qui est susceptible de blâme et de récompense.
[|XI|]
Le sage n’admet pas, comme la plupart le font, que la fortune soit une divinité, car une divinité n’agit pas d’une façon désordonnée ; il ne la considère pas non plus comme une cause inconstante ; il ne croit pas non plus qu’elle distribue aux hommes le bien et le mal, et les moyens nécessaires à la vie heureuse ; il admet seulement qu’elle leur fournit les occasions des grands biens comme des grands maux. Il estime qu’il vaut mieux échouer après avoir mûrement réfléchi que réussir sans réflexion. Mais la chose la plus souhaitable dans nos actions, c’est d’être favorisé par la fortune, après avoir sainement jugé.
[|XII|]
Ce qui est bienheureux et immortel ne s’embarrasse d’aucune affaire et n’en procure pas aux autres, de sorte qu’il ne se laisse émouvoir ni par la colère ni par les présents ; tout cela se rencontre dans la faiblesse.
[|XIII|]
La mort n’est rien par rapport à nous, car ce qui est dissous est privé de sensation, et ce qui est privé de sensation n’est rien par rapport à nous.
[|XIV|]
On ne peut pas vivre heureux si l’on n’est pas sage, honnête et juste, et il n’est pas possible d’être sage, honnête et juste, sans être heureux. Celui qui manque de réaliser une de ces conditions, comme par exemple de vivre avec sagesse, même s’il est honnête et juste, ne vivra pas heureux.
[|XV|]
À l’égard des êtres qui ne peuvent faire de contrats dans le but de ne pas se léser mutuellement et de ne pas être lésés, il n’y a rien qui puisse être considéré comme juste ou injuste. De même pour les peuples qui n’ont pas pu ou n’ont pas voulu faire ces contrats.
[|XVI|]
La justice n’est point quelque chose qui ait une valeur en soi ; elle n’existe que dans les contrats mutuels, et s’établit partout où il y a engagement réciproque de ne pas léser et de ne pas être lésé.
[|XVII|]
Le terme de la grandeur des plaisirs est la suppression de tout ce qui cause la souffrance.
[|XVIII|]
Il n’y a rien de redoutable dans la vie pour celui qui est réellement convaincu qu’il n’y a rien de redoutable dans la privation de la vie.
[|XIX|]
Le plaisir dans la chair ne peut s’accroître, une fois que la douleur causée par le besoin aura disparu ; il peut seulement se modifier.
[|XX|]
La fortune a peu de pouvoir sur le sage ; sa raison a réglé les choses les plus grandes et les plus importantes, et pendant toute la durée de la vie, elle les règle et les réglera.
[|XXI|]
Nous en usons avec le bien, par moments comme avec un mal, et parfois nous nous servons du mal comme d’un bien. En général le juste est le même pour tous, car il y a quelque chose d’utile de vivre dans la société ; mais, en particulier, de la différence des lieux et de toutes autres causes, il résulte que la même chose n’est pas juste pour tous.
[|XXII|]
Les moyens strictement nécessaires qui nous sont accordés pour la conservation de notre nature constituent une grande richesse ; mais la richesse qui ne connaît pas de bornes est une grande pauvreté.
[|XXIII|]
Toute amitié est désirable pour elle-même ; elle a pourtant l’intérêt comme point de départ.
[|XXIV|]
Il faut rire et tout à la fois philosopher, gouverner sa maison, user de tous les autres biens acquis, et ne pas se lasser de répéter les maximes dictées par la vraie philosophie.
[|XXV|]
Le soleil fait le tour du monde et sa grande voix nous convie tous à nous réveiller pour la vie bienheureuse.
[|XXVI|]
Un esprit noble se consacre entièrement à la sagesse et à l’amitié, deux biens, dont l’un est mortel, l’autre immortel.
[|XXVII|]
Chez la plupart des hommes, le calme est engourdissement, l’émotion fureur.
[|XXVIII|]
Toute douleur est négligeable ; si elle est intense elle est de courte durée, et si elle se prolonge, elle s’affaiblit.
[|XXIX|]
Toutes nos pensées viennent des sens.
[|XXX|]
De tous les biens que procure la sagesse pour la félicité de toute la vie, celui de l’amitié est de beaucoup le plus grand.
[|XXXI|]
Seul le sage gardera envers ses amis présents ou absents une égale bienveillance.
[|XXXII|]
Ce n’est pas le jeune homme qui mérite d’être envié, mais le vieillard qui a vécu une belle vie. Car celui qui n’a pas encore atteint le sommet de la vie est entraîné par le Destin dans le torrent des désirs contradictoires ; tandis que le vieillard abordant le port y voit les biens qu’il avait auparavant à peine osé espérer dans un abri sûr.
[|XXXIII|]
C’est un mal que de vivre dans la nécessité, mais il n’y a aucune nécessité de vivre dans la nécessité.
[|XXXIV|]
Ce qui, parmi les choses estimées justes, est reconnu utile aux besoins de la société, à la nature du juste, soit d’ailleurs qu’il se trouve être le même pour tous, ou qu’il ne soit pas le même. Et si quelque chose est établi par la loi, mais qu’il n’en résulte point d’avantage pour la société, cette chose n’a plus la nature du juste.
[|XXXV|]
Nous ne nous décidons à châtier les mauvaises sociétés et les hommes pervers, qu’après qu’ils ont causé beaucoup de ruines pendant longtemps.
[|XXXVI|]
Personne ne doit être envié. Car les bons ne méritent pas l’envie, et les misérables, plus ils prospèrent et plus ils se corrompent.
[|XXXVII|]
Quand l’objet bien-aimé est loin, quand les relations intimes et le commerce cessent, l’amour s’éteint.
[|XXXVIII|]
Celui qui a plusieurs raisons bien fondées pour quitter la vie, mérite la pitié de tous.
[|XXXIX|]
Les lois sont établies pour les sages, non afin qu’ils ne commettent pas d’injustices, mais afin qu’ils n’en subissent pas.
[|XL|]
Notre vie ne doit pas être réglée d’après les opinions particulières et les vaines doctrines, mais il faut nous efforcer de vivre sans trouble.
[|XLI|]
Quand on est jeune, il faut se mettre à philosopher, et quand on est vieux il ne faut pas se lasser de philosopher. Car il n’est jamais trop tôt ou trop tard pour travailler à la santé de l’âme. Celui qui dit que l’heure de philosopher n’est pas encore arrivée pour lui ou est déjà passée, ressemble à un homme qui dirait que l’heure d’être heureux n’est pas encore venue pour lui ou qu’elle n’est plus. Il appartient donc au jeune homme aussi bien qu’au vieillard de philosopher, l’un pour rajeunir en cultivant le bien et en se rappelant la grâce répandue sur ses jours passés et l’autre pour rester, quoique jeune, sans crainte en face de l’avenir. Il faut par conséquent méditer sur les causes qui engendrent le bonheur, car si nous possédons celui-ci nous possédons tout, et s’il nous manque nous faisons tout notre possible pour l’obtenir.
[|XLII|]
Il faut se graver dans l’esprit que la mort n’est rien par rapport à nous, car tout bien et tout mal réside dans la sensibilité. Or, la mort étant la privation complète de la sensibilité, il en résulte la connaissance évidente que la mort n’est rien par rapport à nous. Nous pouvons ainsi jouir pleinement de notre vie mortelle, étant affranchis de l’illusion d’une durée infinie et du désir de l’immortalité.
[|XLIII|]
Celui-là est bien vain qui soutient que la mort est à craindre, non parce qu’elle est affligeante quand elle arrive, mais parce que sa prévision est douloureuse. Car ce qui, actuellement réalisé, ne nous cause pas de mal, ne doit pas non plus nous inspirer de crainte pour l’avenir.
[|XLIV|]
Et c’est pourquoi il ne faut pas considérer la mort comme le plus terrible des malheurs, car tant que nous existons la mort est absente, et quand la mort arrive nous ne sommes plus.
[|XLV|]
La mort n’existe ni pour les vivants ni pour les morts, car elle n’a rien de commun avec les premiers, et quand elle arrive les derniers n’existent plus. Mais la plupart tantôt fuient la mort comme le plus effrayant des maux, tantôt la désirent comme terme de leurs souffrances.
[|XLVI|]
Rien ne vient du néant. Car si les choses n’avaient pas besoin de germes pour se produire, tout pourrait naître de tout. Et si tout ce qui disparaît à nos yeux se résolvait en non-être, toutes les choses auraient déjà péri, étant donné qu’il n’y aurait rien en quoi elles pourraient se dissoudre. L’univers a toujours été ce qu’il est maintenant et il sera tel éternellement. Il n’y a rien en dehors de l’univers en quoi il puisse se transformer, ni rien non plus qui agissant sur lui puisse y produire un changement.
[|XLVII|]
L’univers se compose de corps et d’espace vide. Ce sont les sensations par-dessus tout qui rendent témoignage de l’existence des corps, et c’est sur elles que le raisonnement s’appuie nécessairement pour faire des conjectures sur les choses cachées. Que si l’espace – que nous appelons aussi le vide, l’étendue ou l’essence intangible – n’existait pas, les corps n’auraient ni siège où résider, ni intervalle où se mouvoir, comme ils semblent réellement le faire. Hors de ces deux choses, nous ne pouvons rien connaître, ni d’une façon immédiate, ni par analogie : il s’agit de choses bien entendu que nous concevons comme substances, et non de celles que nous appelons accidents ou qualités non essentielles.
[|XLVIII|]
Parmi les corps il faut distinguer ceux qui sont composés et ceux dont les composés sont faits. Ces derniers sont insécables et immuables, condition indispensable pour que toutes les choses ne se résolvent pas en non-être. Car il faut qu’il y ait quelque chose de stable au milieu des choses qui se décomposent, c’est-à-dire une substance d’une nature indestructible, sur laquelle rien ne puisse avoir prise. Les atomes constituent ainsi les vrais principes des choses.
[|XLIX|]
L’univers est infini. En effet, ce qui est fini a une limite. Mais la limite d’une chose ne peut être envisagée que par rapport à quelque chose d’extérieur à elle ; or, l’univers, qui embrasse tout, ne peut être envisagé par rapport à quelque chose d’extérieur à lui ; il n’a donc point d’extrémité, et par conséquent point de limite, et n’ayant point de limite, il faut qu’il soit infini et non pas borné. L’univers est encore infini par rapport au nombre des corps et l’étendue du vide. En effet, si le vide était infini et le nombre des corps fini, ceux-ci ne pourraient se fixer nulle part, mais emportés à travers le vide infini ils se disperseraient, n’ayant pas de support où s’appuyer ni la possibilité d’être agglomérés par des chocs. Et si le vide était fini, et le nombre des corps infini, ceux-ci n’auraient pas assez de place pour y résider.
[|L|]
Parmi les corps il faut distinguer les composés et les élémentaires. Ceux-ci sont insécables et immuables, condition nécessaire pour que toutes choses ne se résolvent pas en non-être. Ils restent permanents quand les choses se sont décomposées, étant donné qu’ils sont d’une nature absolument compacte et ne peuvent d’aucune manière se dissoudre. Les principes des corps doivent de toute nécessité être des éléments insécables.
[|LI|]
Les atomes, dont sont formés les corps composés et en lesquels ils se résolvent, sont absolument pleins et possèdent en outre une variété infinie de formes ; car il est impossible qu’une si prodigieuse-variété provienne d’un nombre restreint de formes toujours les mêmes. Chaque forme peut être représentée par un nombre infini d’atomes ; mais par rapport à leurs différences, les atomes ne sont pas absolument infinis, mais seulement indéfinis.
[|LII|]
Les atomes sont dans un mouvement perpétuel. Les uns laissent subsister entre eux de grandes distances, d’autres, en déviant de leur trajectoire, s’accrochent à un corps composé ou sont entrelacés par lui et conservent l’impulsion reçue.
[|LIII|]
Les mondes existent en nombre infini. Ils sont en partie semblables au monde que nous connaissons, en partie ils en diffèrent. Car les atomes étant en nombre infini, ils peuvent se mouvoir dans les lieux les plus éloignés, et leur nombre n’étant pas épuisé par la formation de ce monde, ni par la formation d’un nombre fini de mondes, semblables ou non au nôtre, il s’ensuit que rien n’empêche l’existence d’une infinité de mondes.
[|LIV|]
De toutes les qualités que présentent les phénomènes, les atomes n’en possèdent que celles de la figure, du poids et de la grandeur, et celles qui appartiennent nécessairement à la figure. Toute qualité est sujette au changement, les atomes au contraire ne changent nullement, car il faut qu’il y ait à la base des corps composés et dissolubles quelque chose de solide et d’indissoluble, capable de produire les changements par déplacement de parties, sans les réduire au néant ou leu en faisant sortir. C’est pourquoi il est nécessaire que les éléments qui se déplacent soient indestructibles et à l’abri du changement, et possèdent seulement comme propriétés caractéristiques masse et figure. Et il est absolument nécessaire de faire cette supposition.
[|LV|]
On ne peut pas soutenir, si l’on veut être d’accord avec le témoignage des phénomènes, que les atomes peuvent avoir toute sorte de grandeur, mais il faut admettre que leur grandeur est infime. En admettant cela, il devient plus facile de rendre compte des sentiments et des sensations. Il est tout à fait inutile d’admettre toutes sortes de grandeurs dans les atomes pour expliquer les changements qualitatifs. Si le contraire était vrai, les atomes devraient devenir visibles pour nous, ce qui n’arrive jamais et qu’on ne peut même pas concevoir comme possible. Pour toutes ces raisons, il n’est pas permis de penser qu’il puisse y avoir dans un corps déterminé des corpuscules en nombre infini et d’une grandeur quelconque.
[|LVI|]
L’univers dans son étendue infinie ne possède ni haut ni bas, si l’on entend par là que le haut est au plus haut possible et que le bas est au plus bas possible. Nous savons cependant que ce qui s’étend au-dessus de notre tête à l’infini ne peut jamais être considéré comme situé en bas, et que ce qui se prolonge à l’infini au-dessous de nos pieds ne peut jamais être considéré comme situé en haut et en bas par rapport au même objet : une telle chose ne peut pas se concevoir.
[|LVII|]
Les atomes, ne rencontrant aucune résistance dans leurs mouvements à travers le vide, sont animés de vitesses égales. Les atomes lourds, en effet, ne se meuvent pas plus vite que les atomes qui sont petits et légers, étant donné que ni les uns ni les autres ne rencontrent aucun obstacle. Et les petits atomes ne se mouvront pas plus lentement que les grands, puisque le passage est égal pour tous et qu’ils ne rencontrent aucun obstacle.
[|LVIII|]
L’âme est un corps subtil répandu dans tout l’agrégat corporel ; elle ressemble beaucoup à un souffle et possède un certain degré de chaleur, car elle est semblable d’une part au souffle, d’autre part à la chaleur. Elle l’emporte de beaucoup en subtilité sur le souffle et la chaleur, et c’est pourquoi elle est mêlée plus intimement à l’agrégat corporel, qui est maintenu à l’état de vie par ses puissances et ses passions, par ses mouvements rapides et ses pensées, et tout ce dont la privation nous fait mourir. Il faut encore retenir que l’âme contient en elle la cause principale de la sensibilité.
Quand le corps a achevé de se dissoudre, l’âme se disperse entièrement, elle ne possède plus les mêmes facultés, n’est plus capable de se mouvoir, et ne possède même pas la sensibilité. Il est impossible de concevoir que l’âme puisse résider ailleurs que dans la constitution corporelle et sans qu’elle fasse usage des mouvements inhérents à cette dernière.
[|LIX|]
En dehors du vide, il n’existe rien d’incorporel. Le vide ne peut ni agir ni pâtir, il procure seulement aux corps la possibilité de se mouvoir à travers lui. Ceux par conséquent qui soutiennent que l’âme est une substance incorporelle prononcent de vaines paroles. Car si elle était incorporelle elle ne pourrait ni agir ni pâtir, deux manifestations que nous rencontrons cependant toujours dans l’âme.
[|LX|]
Les figures, les couleurs, les grandeurs, les poids, et toutes les autres propriétés que nous attribuons soit à tous les corps soit aux corps visibles seulement, ne doivent pas être regardés comme étant capables d’exister par eux-mêmes, car cela est inconcevable.
[|LXI|]
Les mondes et tout corps fini, qui ressemble à ce que nous voyons autour de nous, tirent leur origine de la substance infinie. Ces mondes et ces corps se modifient au milieu des tourbillons grands et petits. Ils se dissolvent ensuite, les uns plus rapidement, les autres plus lentement, leur destruction étant déterminée par des causes variées.
[|LXII|]
Il n’est pas nécessaire que les mondes aient une seule et unique figure. Il est plus vraisemblable qu’ils sont de formes différentes, les uns sphériques, les autres ovales, et que d’autres possèdent d’autres formes encore. Il ne faut cependant pas croire qu’ils peuvent posséder toutes les formes imaginables.
[|LXIII|]
Les animaux, les plantes et tous les autres êtres que nous observons autour de nous, existent dans tous les mondes, car il est impossible de fournir la preuve que tel monde est capable de contenir les germes des animaux, des plantes et des autres êtres, tandis qu’un autre monde en est totalement dépourvu.
[|LXIV|]
Notre nature, quand elle est en contact avec les choses, en apprend beaucoup et se modifie sous la contrainte de la nécessité. La réflexion parachève les dons de la nature et les complète par des inventions, plus vite dans certains cas, plus lentement dans d’autres. Dans certaines périodes elle fait des progrès plus grands, dans d’autres de moins d’importance.
[|LXV|]
Les noms des choses n’ont pas été établis au début par convention. C’est la nature humaine elle-même qui, dans chaque peuple, par suite des affections éprouvées et des perceptions reçues a été contrainte d’émettre des sons particuliers —… qui diffèrent considérablement de peuple à peuple. Et c’est ainsi que dans la suite chaque nation s’est constituée un langage propre, et commun à tous ses membres, pour désigner les choses avec moins d’ambiguïté et plus de brièveté.
[|LXVI|]
Il ne faut pas croire que les mouvements des météores, les solstices, les éclipses, les levers et les couchers des astres, et les autres choses du même genre se produisent sous le gouvernement ou l’ordre d’un être qui jouit de la souveraine béatitude et de l’immortalité, car les occupations, les soucis, les colères, les actes de bonté ne s’accordent point avec la béatitude, mais sont plutôt étroitement attachés à la faiblesse, à la crainte et à l’imperfection.
[|LXVII|]
Il en est des phénomènes célestes comme de tous les autres il faut les étudier en eux-mêmes ou les rattacher à d’autres questions, car leur connaissance ne peut viser qu’un seul résultat : l’ataraxie et la ferme confiance.
[|LXVIII|]
Il ne faut pas étudier la nature en se laissant guider par les vaines opinions et les règles arbitraires des hommes, mais en observant ses phénomènes.
[|LIX|]
Toutes choses sont engendrées d’une manière immuable. Il faut rester d’accord avec les phénomènes en les expliquant par plusieurs hypothèses et en laissant subsister tout ce qui n’est que probable.
[|LX|]
Il faut concevoir Dieu comme un être immortel et bienheureux, comme la notion commune de Dieu le suggère déjà, et ne pas lui attribuer ce qui est en désaccord avec l’immortalité et la béatitude. Il faut supposer qu’il possède toutes les propriétés qui assurent son immortalité et sa béatitude.
Il est évident que les dieux existent et la connaissance que nous en avons est absolument certaine, mais ils ne sont pas tels que la plupart se les imaginent. Car l’impie n’est pas celui qui supprime les dieux de la foule, mais celui qui applique aux dieux les opinions de la foule. Les opinions de la foule, en effet, ne reposent pas sur les idées innées, mais sur les préjugés. De là il vient que les méchants attribuent aux dieux les malheurs qui leur arrivent, et de même les bons les bienfaits. La plupart accueillent favorablement ce qui ressemble à leurs vertus, et rejettent ce qui ne s’y conforme pas…