La Presse Anarchiste

Pensées d’Épicure

[|I|]

Le sage ne s’attache pas déses­pé­ré­ment à la vie, elle ne lui est pas non plus à charge, et il ne pense pas que c’est un mal que de ces­ser de vivre. Et de même qu’on ne recherche pas la plu­part du temps la nour­ri­ture la plus abon­dante, mais la plus agréable, pareille­ment on ne désire pas vivre le plus long­temps pos­sible, mais le plus heu­reu­se­ment possible.

[|II|]

Celui qui conseille aux jeunes gens de bien vivre et aux vieillards de bien finir la vie est un sot, non seule­ment parce que la vie est agréable même au vieillard, mais parce que le sou­ci de bien vivre et de bien mou­rir est une seule et même chose. C’est pire encore quand on sou­tient qu’il vau­drait mieux ne pas naître, ou, une fois né, fran­chir le plus vite pos­sible les portes de l’Hadès [[Les enfers.]]. Car si celui qui sou­tient une telle opi­nion est vrai­ment convain­cu de sa véri­té, com­ment se fait-il qu’il ne quitte pas la vie ? Chose qu’il pour­rait tou­jours réa­li­ser, si sa réso­lu­tion est ferme. Mais si cet homme plai­sante, il montre de la fri­vo­li­té dans une matière qui n’en com­porte point.

[|III|]

L’avenir n’est ni entiè­re­ment en notre pou­voir ni tout à fait hors de nos prises, de sorte que nous ne devons ni comp­ter entiè­re­ment sur lui, comme s’il devait sûre­ment arri­ver, ni aban­don­ner toute espé­rance, comme s’il était cer­tain qu’il ne se réa­li­se­rait jamais.

[|IV|]

Par­mi nos dési­rs, les uns sont natu­rels, les autres vains. Par­mi les dési­rs natu­rels les uns sont néces­saires, les autres natu­rels seule­ment. Par­mi les dési­rs néces­saires, les uns sont néces­saires pour notre féli­ci­té, les autres pour la tran­quilli­té de notre corps, les autres enfin pour la conser­va­tion de la vie même.

[|V|]

Une vraie théo­rie des plai­sirs doit rap­por­ter tout choix et toute aver­sion à la san­té du corps et à l’ataraxie [[Calme com­plet de l’âme.]] de l’âme, c’est là le véri­table but de la vie heu­reuse. Nous agis­sons tou­jours en vue d’éviter la dou­leur et l’effroi. Lorsqu’une fois ce but est atteint, le trouble de l’âme s’évanouit, l’être vivant n’ayant plus autre chose à cher­cher pour atteindre le bien par­fait de l’âme et du corps. Nous n’éprouvons, en effet, le besoin du plai­sir que quand son absence nous fait souf­frir et quand nous n’éprouvons plus de dou­leur, nous ne dési­rons plus le plai­sir. C’est pour­quoi nous disons que le plai­sir est le com­men­ce­ment et la fin de la vie heu­reuse. Le plai­sir est en effet, recon­nu par nous comme le bien suprême et natu­rel, c’est lui qui déter­mine toute pré­fé­rence et toute aver­sion et c’est à lui que nous abou­tis­sons, puisque les affec­tions nous servent de règle pour dis­cer­ner tout ce qui est un bien.

Par cela même que le plai­sir est un bien inné et le pre­mier de tous, nous ne recher­chons pas tout plai­sir. Il y a des cas où nous pas­sons par-des­sus beau­coup de plai­sirs, sur­tout lorsqu’il en résulte des peines qui les sur­passent ; il y a, d’autre part, des dou­leurs que nous esti­mons valoir mieux que les plai­sirs, sur­tout quand après des souf­frances pro­lon­gées, il résulte pour nous un plai­sir qui les sur­passe. Tout plai­sir donc qui est conforme à la nature est un bien, et cepen­dant tout plai­sir n’est pas à recher­cher ; pareille­ment toute dou­leur est un mal, et pour­tant toute dou­leur ne doit pas tou­jours être évitée.

[|VI|]

Chaque plai­sir et chaque dou­leur doivent être appré­ciés d’après le degré d’utilité ou de dom­mage qu’ils nous pro­curent. Nous consi­dé­rons à cer­tains moments le bien comme mal, et à d’autres le mal comme le bien.

[|VII|]

C’est un grand bien, à notre avis, que de se suf­fire à soi-même, non qu’il faille tou­jours se conten­ter de peu, mais afin que si nous ne sommes pas dans l’abondance, nous nous conten­tions de peu, convain­cus que nous sommes que ceux-là jouissent le plus vive­ment de l’opulence – qui ont le moins besoin d’elle.

[|VIII|]

Tout ce qui est natu­rel peut être obte­nu aisé­ment, ce ne sont que les choses super­flues qu’on peut se pro­cu­rer dif­fi­ci­le­ment. Les saveurs simples des mets nous pro­curent autant de plai­sir qu’une nour­ri­ture suc­cu­lente, quand toute souf­france pro­duite par le besoin a dis­pa­ru. Du gros pain et de l’eau nous pro­curent le plus grand plai­sir quand nous éprou­vons un vif besoin de man­ger. C’est donc l’habitude d’une nour­ri­ture simple, et non celle d’une nour­ri­ture luxueuse, qui nous pro­cure une excel­lente san­té et qui fait que l’homme rem­plit dili­gem­ment les obli­ga­tions néces­saires de la vie. Elle nous dis­pose à mieux goû­ter des mets suc­cu­lents quand nous en dis­po­sons à cer­tains inter­valles, et nous met en état de ne pas craindre la mau­vaise for­tune. Quand donc nous disons que le plai­sir est notre unique fin, nous n’avons pas en vue les plai­sirs des gens dis­so­lus, ni ceux que nous pro­curent les sens, comme l’affirment cer­tains igno­rants et adver­saires de notre doc­trine, ou ceux qui l’interprètent mal. Le plai­sir dont nous par­lons est celui qui ôte la souf­france au corps, et pro­cure à l’âme une tran­quilli­té parfaite.

[|IX|]

Ce n’est pas le fait d’avoir pas­sé des jour­nées entières dans des fes­tins et des com­pa­gnies de buveurs, ce n’est pas la jouis­sance des jeunes gar­çons et des femmes, ni une table char­gée de pois­sons et d’autres mets qui peut nous pro­cu­rer la vie heu­reuse ; c’est plu­tôt un enten­de­ment pru­dent, capable de dis­tin­guer ce qu’il faut choi­sir et ce qu’il faut évi­ter, et repous­sant les opi­nions qui engendrent la plu­part du temps les troubles de l’âme. Le prin­cipe de tout cela et par consé­quent le plus grand des biens, c’est la pru­dence. Et c’est pour­quoi il faut mettre la pru­dence au-des­sus de la phi­lo­so­phie même. Elle est la source de toutes les vertus.

[|X|]

Y a‑t-il quelqu’un qu’on puisse mettre au-des­sus du sage ? Il a sur les dieux des opi­nions pieuses, il est sans crainte devant la mort, il a scru­té par la rai­son la fin de la nature, il sait qu’elle est la suprême ver­tu et qu’elle est facile à atteindre, et que le mal extrême est limi­té quant à la durée et quant à l’intensité. La fata­li­té, que cer­tains consi­dèrent comme maî­tresse des choses, n’a pas de prise sur lui. Par­mi les évé­ne­ments les uns sont pro­duits par la néces­si­té et les autres par la for­tune, d’autres enfin ont pour cause notre propre pou­voir. Mais la néces­si­té est dépour­vue de toute res­pon­sa­bi­li­té, la for­tune est quelque chose d’instable, et ce n’est que notre pou­voir qui est sous­trait à toute influence étran­gère et qui est sus­cep­tible de blâme et de récompense.

[|XI|]

Le sage n’admet pas, comme la plu­part le font, que la for­tune soit une divi­ni­té, car une divi­ni­té n’agit pas d’une façon désor­don­née ; il ne la consi­dère pas non plus comme une cause incons­tante ; il ne croit pas non plus qu’elle dis­tri­bue aux hommes le bien et le mal, et les moyens néces­saires à la vie heu­reuse ; il admet seule­ment qu’elle leur four­nit les occa­sions des grands biens comme des grands maux. Il estime qu’il vaut mieux échouer après avoir mûre­ment réflé­chi que réus­sir sans réflexion. Mais la chose la plus sou­hai­table dans nos actions, c’est d’être favo­ri­sé par la for­tune, après avoir sai­ne­ment jugé.

[|XII|]

Ce qui est bien­heu­reux et immor­tel ne s’embarrasse d’aucune affaire et n’en pro­cure pas aux autres, de sorte qu’il ne se laisse émou­voir ni par la colère ni par les pré­sents ; tout cela se ren­contre dans la faiblesse.

[|XIII|]

La mort n’est rien par rap­port à nous, car ce qui est dis­sous est pri­vé de sen­sa­tion, et ce qui est pri­vé de sen­sa­tion n’est rien par rap­port à nous.

[|XIV|]

On ne peut pas vivre heu­reux si l’on n’est pas sage, hon­nête et juste, et il n’est pas pos­sible d’être sage, hon­nête et juste, sans être heu­reux. Celui qui manque de réa­li­ser une de ces condi­tions, comme par exemple de vivre avec sagesse, même s’il est hon­nête et juste, ne vivra pas heureux. 

[|XV|]

À l’égard des êtres qui ne peuvent faire de contrats dans le but de ne pas se léser mutuel­le­ment et de ne pas être lésés, il n’y a rien qui puisse être consi­dé­ré comme juste ou injuste. De même pour les peuples qui n’ont pas pu ou n’ont pas vou­lu faire ces contrats.

[|XVI|]

La jus­tice n’est point quelque chose qui ait une valeur en soi ; elle n’existe que dans les contrats mutuels, et s’établit par­tout où il y a enga­ge­ment réci­proque de ne pas léser et de ne pas être lésé.

[|XVII|]

Le terme de la gran­deur des plai­sirs est la sup­pres­sion de tout ce qui cause la souffrance.

[|XVIII|]

Il n’y a rien de redou­table dans la vie pour celui qui est réel­le­ment convain­cu qu’il n’y a rien de redou­table dans la pri­va­tion de la vie.

[|XIX|]

Le plai­sir dans la chair ne peut s’accroître, une fois que la dou­leur cau­sée par le besoin aura dis­pa­ru ; il peut seule­ment se modifier.

[|XX|]

La for­tune a peu de pou­voir sur le sage ; sa rai­son a réglé les choses les plus grandes et les plus impor­tantes, et pen­dant toute la durée de la vie, elle les règle et les réglera.

[|XXI|]

Nous en usons avec le bien, par moments comme avec un mal, et par­fois nous nous ser­vons du mal comme d’un bien. En géné­ral le juste est le même pour tous, car il y a quelque chose d’utile de vivre dans la socié­té ; mais, en par­ti­cu­lier, de la dif­fé­rence des lieux et de toutes autres causes, il résulte que la même chose n’est pas juste pour tous.

[|XXII|]

Les moyens stric­te­ment néces­saires qui nous sont accor­dés pour la conser­va­tion de notre nature consti­tuent une grande richesse ; mais la richesse qui ne connaît pas de bornes est une grande pauvreté.

[|XXIII|]

Toute ami­tié est dési­rable pour elle-même ; elle a pour­tant l’intérêt comme point de départ.

[|XXIV|]

Il faut rire et tout à la fois phi­lo­so­pher, gou­ver­ner sa mai­son, user de tous les autres biens acquis, et ne pas se las­ser de répé­ter les maximes dic­tées par la vraie philosophie.

[|XXV|]

Le soleil fait le tour du monde et sa grande voix nous convie tous à nous réveiller pour la vie bienheureuse.

[|XXVI|]

Un esprit noble se consacre entiè­re­ment à la sagesse et à l’amitié, deux biens, dont l’un est mor­tel, l’autre immortel.

[|XXVII|]

Chez la plu­part des hommes, le calme est engour­dis­se­ment, l’émotion fureur.

[|XXVIII|]

Toute dou­leur est négli­geable ; si elle est intense elle est de courte durée, et si elle se pro­longe, elle s’affaiblit.

[|XXIX|]

Toutes nos pen­sées viennent des sens.

[|XXX|]

De tous les biens que pro­cure la sagesse pour la féli­ci­té de toute la vie, celui de l’amitié est de beau­coup le plus grand.

[|XXXI|]

Seul le sage gar­de­ra envers ses amis pré­sents ou absents une égale bienveillance.

[|XXXII|]

Ce n’est pas le jeune homme qui mérite d’être envié, mais le vieillard qui a vécu une belle vie. Car celui qui n’a pas encore atteint le som­met de la vie est entraî­né par le Des­tin dans le tor­rent des dési­rs contra­dic­toires ; tan­dis que le vieillard abor­dant le port y voit les biens qu’il avait aupa­ra­vant à peine osé espé­rer dans un abri sûr.

[|XXXIII|]

C’est un mal que de vivre dans la néces­si­té, mais il n’y a aucune néces­si­té de vivre dans la nécessité.

[|XXXIV|]

Ce qui, par­mi les choses esti­mées justes, est recon­nu utile aux besoins de la socié­té, à la nature du juste, soit d’ailleurs qu’il se trouve être le même pour tous, ou qu’il ne soit pas le même. Et si quelque chose est éta­bli par la loi, mais qu’il n’en résulte point d’avantage pour la socié­té, cette chose n’a plus la nature du juste.

[|XXXV|]

Nous ne nous déci­dons à châ­tier les mau­vaises socié­tés et les hommes per­vers, qu’après qu’ils ont cau­sé beau­coup de ruines pen­dant longtemps.

[|XXXVI|]

Per­sonne ne doit être envié. Car les bons ne méritent pas l’envie, et les misé­rables, plus ils pros­pèrent et plus ils se corrompent. 

[|XXXVII|]

Quand l’objet bien-aimé est loin, quand les rela­tions intimes et le com­merce cessent, l’amour s’éteint.

[|XXXVIII|]

Celui qui a plu­sieurs rai­sons bien fon­dées pour quit­ter la vie, mérite la pitié de tous.

[|XXXIX|]

Les lois sont éta­blies pour les sages, non afin qu’ils ne com­mettent pas d’injustices, mais afin qu’ils n’en subissent pas.

[|XL|]

Notre vie ne doit pas être réglée d’après les opi­nions par­ti­cu­lières et les vaines doc­trines, mais il faut nous effor­cer de vivre sans trouble.

[|XLI|]

Quand on est jeune, il faut se mettre à phi­lo­so­pher, et quand on est vieux il ne faut pas se las­ser de phi­lo­so­pher. Car il n’est jamais trop tôt ou trop tard pour tra­vailler à la san­té de l’âme. Celui qui dit que l’heure de phi­lo­so­pher n’est pas encore arri­vée pour lui ou est déjà pas­sée, res­semble à un homme qui dirait que l’heure d’être heu­reux n’est pas encore venue pour lui ou qu’elle n’est plus. Il appar­tient donc au jeune homme aus­si bien qu’au vieillard de phi­lo­so­pher, l’un pour rajeu­nir en culti­vant le bien et en se rap­pe­lant la grâce répan­due sur ses jours pas­sés et l’autre pour res­ter, quoique jeune, sans crainte en face de l’avenir. Il faut par consé­quent médi­ter sur les causes qui engendrent le bon­heur, car si nous pos­sé­dons celui-ci nous pos­sé­dons tout, et s’il nous manque nous fai­sons tout notre pos­sible pour l’obtenir.

[|XLII|]

Il faut se gra­ver dans l’esprit que la mort n’est rien par rap­port à nous, car tout bien et tout mal réside dans la sen­si­bi­li­té. Or, la mort étant la pri­va­tion com­plète de la sen­si­bi­li­té, il en résulte la connais­sance évi­dente que la mort n’est rien par rap­port à nous. Nous pou­vons ain­si jouir plei­ne­ment de notre vie mor­telle, étant affran­chis de l’illusion d’une durée infi­nie et du désir de l’immortalité.

[|XLIII|]

Celui-là est bien vain qui sou­tient que la mort est à craindre, non parce qu’elle est affli­geante quand elle arrive, mais parce que sa pré­vi­sion est dou­lou­reuse. Car ce qui, actuel­le­ment réa­li­sé, ne nous cause pas de mal, ne doit pas non plus nous ins­pi­rer de crainte pour l’avenir.

[|XLIV|]

Et c’est pour­quoi il ne faut pas consi­dé­rer la mort comme le plus ter­rible des mal­heurs, car tant que nous exis­tons la mort est absente, et quand la mort arrive nous ne sommes plus.

[|XLV|]

La mort n’existe ni pour les vivants ni pour les morts, car elle n’a rien de com­mun avec les pre­miers, et quand elle arrive les der­niers n’existent plus. Mais la plu­part tan­tôt fuient la mort comme le plus effrayant des maux, tan­tôt la dési­rent comme terme de leurs souffrances.

[|XLVI|]

Rien ne vient du néant. Car si les choses n’avaient pas besoin de germes pour se pro­duire, tout pour­rait naître de tout. Et si tout ce qui dis­pa­raît à nos yeux se résol­vait en non-être, toutes les choses auraient déjà péri, étant don­né qu’il n’y aurait rien en quoi elles pour­raient se dis­soudre. L’univers a tou­jours été ce qu’il est main­te­nant et il sera tel éter­nel­le­ment. Il n’y a rien en dehors de l’univers en quoi il puisse se trans­for­mer, ni rien non plus qui agis­sant sur lui puisse y pro­duire un changement.

[|XLVII|]

L’univers se com­pose de corps et d’espace vide. Ce sont les sen­sa­tions par-des­sus tout qui rendent témoi­gnage de l’existence des corps, et c’est sur elles que le rai­son­ne­ment s’appuie néces­sai­re­ment pour faire des conjec­tures sur les choses cachées. Que si l’espace – que nous appe­lons aus­si le vide, l’étendue ou l’essence intan­gible – n’existait pas, les corps n’auraient ni siège où rési­der, ni inter­valle où se mou­voir, comme ils semblent réel­le­ment le faire. Hors de ces deux choses, nous ne pou­vons rien connaître, ni d’une façon immé­diate, ni par ana­lo­gie : il s’agit de choses bien enten­du que nous conce­vons comme sub­stances, et non de celles que nous appe­lons acci­dents ou qua­li­tés non essentielles.

[|XLVIII|]

Par­mi les corps il faut dis­tin­guer ceux qui sont com­po­sés et ceux dont les com­po­sés sont faits. Ces der­niers sont insé­cables et immuables, condi­tion indis­pen­sable pour que toutes les choses ne se résolvent pas en non-être. Car il faut qu’il y ait quelque chose de stable au milieu des choses qui se décom­posent, c’est-à-dire une sub­stance d’une nature indes­truc­tible, sur laquelle rien ne puisse avoir prise. Les atomes consti­tuent ain­si les vrais prin­cipes des choses.

[|XLIX|]

L’univers est infi­ni. En effet, ce qui est fini a une limite. Mais la limite d’une chose ne peut être envi­sa­gée que par rap­port à quelque chose d’extérieur à elle ; or, l’univers, qui embrasse tout, ne peut être envi­sa­gé par rap­port à quelque chose d’extérieur à lui ; il n’a donc point d’extrémité, et par consé­quent point de limite, et n’ayant point de limite, il faut qu’il soit infi­ni et non pas bor­né. L’univers est encore infi­ni par rap­port au nombre des corps et l’étendue du vide. En effet, si le vide était infi­ni et le nombre des corps fini, ceux-ci ne pour­raient se fixer nulle part, mais empor­tés à tra­vers le vide infi­ni ils se dis­per­se­raient, n’ayant pas de sup­port où s’appuyer ni la pos­si­bi­li­té d’être agglo­mé­rés par des chocs. Et si le vide était fini, et le nombre des corps infi­ni, ceux-ci n’auraient pas assez de place pour y résider.

[|L|]

Par­mi les corps il faut dis­tin­guer les com­po­sés et les élé­men­taires. Ceux-ci sont insé­cables et immuables, condi­tion néces­saire pour que toutes choses ne se résolvent pas en non-être. Ils res­tent per­ma­nents quand les choses se sont décom­po­sées, étant don­né qu’ils sont d’une nature abso­lu­ment com­pacte et ne peuvent d’aucune manière se dis­soudre. Les prin­cipes des corps doivent de toute néces­si­té être des élé­ments insécables.

[|LI|]

Les atomes, dont sont for­més les corps com­po­sés et en les­quels ils se résolvent, sont abso­lu­ment pleins et pos­sèdent en outre une varié­té infi­nie de formes ; car il est impos­sible qu’une si pro­di­gieuse-varié­té pro­vienne d’un nombre res­treint de formes tou­jours les mêmes. Chaque forme peut être repré­sen­tée par un nombre infi­ni d’atomes ; mais par rap­port à leurs dif­fé­rences, les atomes ne sont pas abso­lu­ment infi­nis, mais seule­ment indéfinis.

[|LII|]

Les atomes sont dans un mou­ve­ment per­pé­tuel. Les uns laissent sub­sis­ter entre eux de grandes dis­tances, d’autres, en déviant de leur tra­jec­toire, s’accrochent à un corps com­po­sé ou sont entre­la­cés par lui et conservent l’impulsion reçue.

[|LIII|]

Les mondes existent en nombre infi­ni. Ils sont en par­tie sem­blables au monde que nous connais­sons, en par­tie ils en dif­fèrent. Car les atomes étant en nombre infi­ni, ils peuvent se mou­voir dans les lieux les plus éloi­gnés, et leur nombre n’étant pas épui­sé par la for­ma­tion de ce monde, ni par la for­ma­tion d’un nombre fini de mondes, sem­blables ou non au nôtre, il s’ensuit que rien n’empêche l’existence d’une infi­ni­té de mondes.

[|LIV|]

De toutes les qua­li­tés que pré­sentent les phé­no­mènes, les atomes n’en pos­sèdent que celles de la figure, du poids et de la gran­deur, et celles qui appar­tiennent néces­sai­re­ment à la figure. Toute qua­li­té est sujette au chan­ge­ment, les atomes au contraire ne changent nul­le­ment, car il faut qu’il y ait à la base des corps com­po­sés et dis­so­lubles quelque chose de solide et d’indissoluble, capable de pro­duire les chan­ge­ments par dépla­ce­ment de par­ties, sans les réduire au néant ou leu en fai­sant sor­tir. C’est pour­quoi il est néces­saire que les élé­ments qui se déplacent soient indes­truc­tibles et à l’abri du chan­ge­ment, et pos­sèdent seule­ment comme pro­prié­tés carac­té­ris­tiques masse et figure. Et il est abso­lu­ment néces­saire de faire cette supposition.

[|LV|]

On ne peut pas sou­te­nir, si l’on veut être d’accord avec le témoi­gnage des phé­no­mènes, que les atomes peuvent avoir toute sorte de gran­deur, mais il faut admettre que leur gran­deur est infime. En admet­tant cela, il devient plus facile de rendre compte des sen­ti­ments et des sen­sa­tions. Il est tout à fait inutile d’admettre toutes sortes de gran­deurs dans les atomes pour expli­quer les chan­ge­ments qua­li­ta­tifs. Si le contraire était vrai, les atomes devraient deve­nir visibles pour nous, ce qui n’arrive jamais et qu’on ne peut même pas conce­voir comme pos­sible. Pour toutes ces rai­sons, il n’est pas per­mis de pen­ser qu’il puisse y avoir dans un corps déter­mi­né des cor­pus­cules en nombre infi­ni et d’une gran­deur quelconque.

[|LVI|]

L’univers dans son éten­due infi­nie ne pos­sède ni haut ni bas, si l’on entend par là que le haut est au plus haut pos­sible et que le bas est au plus bas pos­sible. Nous savons cepen­dant que ce qui s’étend au-des­sus de notre tête à l’infini ne peut jamais être consi­dé­ré comme situé en bas, et que ce qui se pro­longe à l’infini au-des­sous de nos pieds ne peut jamais être consi­dé­ré comme situé en haut et en bas par rap­port au même objet : une telle chose ne peut pas se concevoir.

[|LVII|]

Les atomes, ne ren­con­trant aucune résis­tance dans leurs mou­ve­ments à tra­vers le vide, sont ani­més de vitesses égales. Les atomes lourds, en effet, ne se meuvent pas plus vite que les atomes qui sont petits et légers, étant don­né que ni les uns ni les autres ne ren­contrent aucun obs­tacle. Et les petits atomes ne se mou­vront pas plus len­te­ment que les grands, puisque le pas­sage est égal pour tous et qu’ils ne ren­contrent aucun obstacle.

[|LVIII|]

L’âme est un corps sub­til répan­du dans tout l’agrégat cor­po­rel ; elle res­semble beau­coup à un souffle et pos­sède un cer­tain degré de cha­leur, car elle est sem­blable d’une part au souffle, d’autre part à la cha­leur. Elle l’emporte de beau­coup en sub­ti­li­té sur le souffle et la cha­leur, et c’est pour­quoi elle est mêlée plus inti­me­ment à l’agrégat cor­po­rel, qui est main­te­nu à l’état de vie par ses puis­sances et ses pas­sions, par ses mou­ve­ments rapides et ses pen­sées, et tout ce dont la pri­va­tion nous fait mou­rir. Il faut encore rete­nir que l’âme contient en elle la cause prin­ci­pale de la sensibilité.

Quand le corps a ache­vé de se dis­soudre, l’âme se dis­perse entiè­re­ment, elle ne pos­sède plus les mêmes facul­tés, n’est plus capable de se mou­voir, et ne pos­sède même pas la sen­si­bi­li­té. Il est impos­sible de conce­voir que l’âme puisse rési­der ailleurs que dans la consti­tu­tion cor­po­relle et sans qu’elle fasse usage des mou­ve­ments inhé­rents à cette dernière.

[|LIX|]

En dehors du vide, il n’existe rien d’incorporel. Le vide ne peut ni agir ni pâtir, il pro­cure seule­ment aux corps la pos­si­bi­li­té de se mou­voir à tra­vers lui. Ceux par consé­quent qui sou­tiennent que l’âme est une sub­stance incor­po­relle pro­noncent de vaines paroles. Car si elle était incor­po­relle elle ne pour­rait ni agir ni pâtir, deux mani­fes­ta­tions que nous ren­con­trons cepen­dant tou­jours dans l’âme.

[|LX|]

Les figures, les cou­leurs, les gran­deurs, les poids, et toutes les autres pro­prié­tés que nous attri­buons soit à tous les corps soit aux corps visibles seule­ment, ne doivent pas être regar­dés comme étant capables d’exister par eux-mêmes, car cela est inconcevable.

[|LXI|]

Les mondes et tout corps fini, qui res­semble à ce que nous voyons autour de nous, tirent leur ori­gine de la sub­stance infi­nie. Ces mondes et ces corps se modi­fient au milieu des tour­billons grands et petits. Ils se dis­solvent ensuite, les uns plus rapi­de­ment, les autres plus len­te­ment, leur des­truc­tion étant déter­mi­née par des causes variées.

[|LXII|]

Il n’est pas néces­saire que les mondes aient une seule et unique figure. Il est plus vrai­sem­blable qu’ils sont de formes dif­fé­rentes, les uns sphé­riques, les autres ovales, et que d’autres pos­sèdent d’autres formes encore. Il ne faut cepen­dant pas croire qu’ils peuvent pos­sé­der toutes les formes imaginables.

[|LXIII|]

Les ani­maux, les plantes et tous les autres êtres que nous obser­vons autour de nous, existent dans tous les mondes, car il est impos­sible de four­nir la preuve que tel monde est capable de conte­nir les germes des ani­maux, des plantes et des autres êtres, tan­dis qu’un autre monde en est tota­le­ment dépourvu.

[|LXIV|]

Notre nature, quand elle est en contact avec les choses, en apprend beau­coup et se modi­fie sous la contrainte de la néces­si­té. La réflexion par­achève les dons de la nature et les com­plète par des inven­tions, plus vite dans cer­tains cas, plus len­te­ment dans d’autres. Dans cer­taines périodes elle fait des pro­grès plus grands, dans d’autres de moins d’importance.

[|LXV|]

Les noms des choses n’ont pas été éta­blis au début par conven­tion. C’est la nature humaine elle-même qui, dans chaque peuple, par suite des affec­tions éprou­vées et des per­cep­tions reçues a été contrainte d’émettre des sons par­ti­cu­liers —… qui dif­fèrent consi­dé­ra­ble­ment de peuple à peuple. Et c’est ain­si que dans la suite chaque nation s’est consti­tuée un lan­gage propre, et com­mun à tous ses membres, pour dési­gner les choses avec moins d’ambiguïté et plus de brièveté.

[|LXVI|]

Il ne faut pas croire que les mou­ve­ments des météores, les sol­stices, les éclipses, les levers et les cou­chers des astres, et les autres choses du même genre se pro­duisent sous le gou­ver­ne­ment ou l’ordre d’un être qui jouit de la sou­ve­raine béa­ti­tude et de l’immortalité, car les occu­pa­tions, les sou­cis, les colères, les actes de bon­té ne s’accordent point avec la béa­ti­tude, mais sont plu­tôt étroi­te­ment atta­chés à la fai­blesse, à la crainte et à l’imperfection.

[|LXVII|]

Il en est des phé­no­mènes célestes comme de tous les autres il faut les étu­dier en eux-mêmes ou les rat­ta­cher à d’autres ques­tions, car leur connais­sance ne peut viser qu’un seul résul­tat : l’ataraxie et la ferme confiance.

[|LXVIII|]

Il ne faut pas étu­dier la nature en se lais­sant gui­der par les vaines opi­nions et les règles arbi­traires des hommes, mais en obser­vant ses phénomènes.

[|LIX|]

Toutes choses sont engen­drées d’une manière immuable. Il faut res­ter d’accord avec les phé­no­mènes en les expli­quant par plu­sieurs hypo­thèses et en lais­sant sub­sis­ter tout ce qui n’est que probable.

[|LX|]

Il faut conce­voir Dieu comme un être immor­tel et bien­heu­reux, comme la notion com­mune de Dieu le sug­gère déjà, et ne pas lui attri­buer ce qui est en désac­cord avec l’immortalité et la béa­ti­tude. Il faut sup­po­ser qu’il pos­sède toutes les pro­prié­tés qui assurent son immor­ta­li­té et sa béatitude.

Il est évident que les dieux existent et la connais­sance que nous en avons est abso­lu­ment cer­taine, mais ils ne sont pas tels que la plu­part se les ima­ginent. Car l’impie n’est pas celui qui sup­prime les dieux de la foule, mais celui qui applique aux dieux les opi­nions de la foule. Les opi­nions de la foule, en effet, ne reposent pas sur les idées innées, mais sur les pré­ju­gés. De là il vient que les méchants attri­buent aux dieux les mal­heurs qui leur arrivent, et de même les bons les bien­faits. La plu­part accueillent favo­ra­ble­ment ce qui res­semble à leurs ver­tus, et rejettent ce qui ne s’y conforme pas…

La Presse Anarchiste