Dans un ouvrage assez dense paru en 1934 aux éditions « Critique et Raison », intitulé
A. – À quels motifs attribuez-vous la pudibonderie, l’indifférence, l’antipathie dont font montre, en matière de sexualisme, la plupart des organes ou des milieux dits « avancés » ? –, Pourquoi s’insoucient-ils, en général, de la recherche et de l’expérimentation d’une éthique sexuelle autre que celle préconisée par l’actuelle société bourgeoise ?
B. – Quelles sont, d’après vous, les raisons du silence qu’observent les mêmes périodiques ou milieux sur les causes des drames passionnels, dont la fréquence soulève, non plus une question de doctrine, mais une question de pure humanité ?
C. – Que pensez-vous de l’influence que peut avoir la thèse de la « camaraderie amoureuse » sur l’élimination de la jalousie, du propriétarisme sexuel, de l’exclusivisme en amour, des préjugés mystiques de fidélité, monogamique ou monoandrique – dans les groupes dits d’avant-garde ?
Un grand nombre de personnes appartenant à des milieux littéraires et à des milieux de travailleurs avaient répondu à cette enquête. Leurs réponses figurèrent dans l’ouvrage dont s’agit. Voici celle de Manuel Devaldès :
« A. – À mon avis, les divers sentiments hostiles au sexualisme (pour me servir de votre expression) que vous découvrez dans les organes ou milieux dits avancés sont dus à ce que les individus qui y évoluent, ou plutôt y stagnent, ne sont pas essentiellement différents des bourgeois. À l’analyse, on trouverait probablement une proportion sensiblement égale d’autoritaires sexuels et de libertaires sexuels dans chacun des deux camps. Qu’il s’agisse de la lutte pour le simple exercice sexuel ou de la procréation, le droit du mâle s’y affirme également.
« En outre, le christianisme, que les bourgeois professent plus ou moins hypocritement, n’a pas perdu son emprise sur les dits milieux avancés : même si les individus le combattent verbalement, il est imprimé dans leur mentalité et, naturellement, ils agissent en conséquence. Il y a toujours pour eux quelque chose de « diabolique », de « satanique », dans cette activité sexuelle qui fait, en apparence, horreur à l’Église, mais qu’elle s’empresse d’utiliser, en lui donnant toute licence, dans la voie exclusive de la procréation, au bénéfice des mâles et des plus forts sociaux. Le christianisme inconscient des « avancés » les fait considérer le sujet sexuel comme un objet de réprobation.
« B. – Les raisons du silence qu’observent les mêmes organes ou milieux sur les causes des drames passionnels découlent en grande partie des motifs précités. Ces organes et milieux sont presque totalement entre les mains des mâles (grâce à l’inertie féminine et féministe) : pourquoi n’étant pas animés par un haut souci de justice et de liberté individuelle positive, iraient-ils lutter contre ce qui assure leur privilège sexuel ? Et, quoique des femmes soient aussi animées de jalousie sexuelle et aillent parfois jusqu’au crime pour assouvir un désir de vengeance né de quelque déception de ce sentiment, les méfaits de la jalousie se manifestent surtout du côté du plus fort, de la part du mâle, et j’estime qu’en général, en dehors des drames sensationnels, dans le train-train de la vie courante, c’est surtout la femme qui est la victime de la jalousie ; mais là, les drames sont muets et secrets ; c’est pourquoi on n’en entend pas parler…
« L’hypnotisation sur le social est une autre cause des faits dénoncés dans les deux premiers paragraphes de votre enquête. Pour les milieux dits avancés, la culture individuelle véritable, profonde, ne compte guère. Et s’ils se livrent parfois, maigrement, à la culture individuelle, le sujet sexuel en est exclu, comme tabou. Or, pour les clairvoyants, c’est un axiome que la transformation sociale est fonction de la culture individuelle. Et est-il un domaine dans lequel la culture individuelle soit plus nécessaire que le sexuel ; où, sous le mince vernis de l’homme dit civilisé, se retrouve si fréquemment le primitif ?
« C. – Je n’ai pas eu le loisir de suivre dans tous leurs détails, comme je l’aurais aimé, vos thèses sexualistes, mais je crois que je n’en suis que mieux placé pour donner, en toute sérénité, une réponse à votre dernière question.
« Je ne trouve pas mauvaise une propagande faite en faveur de la « camaraderie amoureuse », pourvu qu’elle le soit dans un sens nettement-individualiste libertaire réciprocitaire.
« Il faut d’abord affirmer que l’individu doit être son souverain maître, à condition qu’il reconnaisse le même droit aux autres individus, ce qui exclut tout droit de propriété d’un être sur un autre. Il faut affirmer que l’individu, qu’il soit du sexe féminin ou masculin, a droit intégralement à la disposition de son corps, de son cœur et de son cerveau pour employer les distinctions communément comprises. Cela ne veut nullement dire – au contraire – que chacun, homme ou femme individualiste, doive se donner au premier venu qui se réclame de l’individualisme : l’acte sexuel est éminemment une affaire personnelle et de choix.
« Si, par exemple, pour l’unique raison qu’un homme ou une femme font partie d’une même société, visant à, entre autres choses, assurer à ses membres l’exercice sexuel, ils doivent satisfaire et satisferont effectivement n’importe qui se présente à lui ou à elle dans ce dessein, je ne vois pas en quoi ils sont l’un et l’autre individualistes libertaires réciprocitaires : à mes yeux, ils font du communisme de la pire espèce, tout simplement. La répugnance possible doit être prévue, ainsi d’ailleurs que le souci de la santé, et la règle doit être le choix. Le choix est, en cette matière, tout autant que la possibilité de satisfaction, un constituant de la liberté – ou, mieux, de l’individualité.
« Donc, droit de l’individu à son corps en matière de pur exercice sexuel ayant pour objet la seule volupté, aussi bien qu’en matière de procréation : Ton corps est à toi ! Droit à son cœur : d’aimer qui bon lui semble et de le manifester à ce dernier si celui-ci y consent (réserve faite pour les extrêmes mineurs et les anormaux), sans qu’autrui mette obstacle : Ton cœur est à toi ! Droit à son cerveau, – mais ceci est en dehors du sujet.
« De tels principes individualistes travaillent à l’élimination de la jalousie, du propriétarisme et du préjugé sexuels. Une doctrine de « camaraderie amoureuse » s’inspirant de ces principes ne peut qu’avoir une bonne influence (j’entends une influence transformatrice dans un sens réellement libertaire, réellement individualiste), non pas seulement dans les groupes d’avant-garde (je ne vois pas pourquoi l’on restreindrait la question à ces milieux), mais dans l’humanité entière. N’oublions pas, toutefois, de poser comme corollaire, pour des raisons évidentes, l’impérieuse nécessité de l’éducation sexuelle intégrale pour les deux sexes, éducation à commencer dès l’enfance !
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