Dans un livre dénommé
Le lieu rêvé devrait être salubre, pittoresque, et de tellement peu d’importance au point de vue économique et politique qu’il ne viendrait à personne l’idée de gaspiller une bombe atomique pour le ravager. Ses habitants devraient être des hommes endurcis dont la race a survécu aux innombrables fléaux du passé et se trouver douée d’une philosophie assez opérante pour surmonter la terreur d’un futur imprévisible.
J. P. Mac Eloy croit avoir découvert l’endroit rêvé – tout au moins pour ce qui le concerne. C’est un village du nom de Chichicastenango, situé à l’écart, sur les hauts plateaux du Guatemala, à 7 000. pieds au-dessus du niveau de la mer. Des ravins l’entourent de tous côtés, il est gardé par un cercle de collines rocailleuses.
Les habitants de ce village sont des indiens Quiche, des survivants de la grande race Maya. Les conquistadors espagnols n’ont pu parvenir à les exterminer, ni les bons pères à les pacifier. Les tremblements de terre n’en ont pas eu raison, pas davantage les inondations, etc. Lorsque la lave des volcans recouvrait leurs villages, ils se déterraient par leurs propres moyens et s’en allaient, provocants, semer leur blé au bord des cratères fumants – ils le font encore.
Le voisin de notre voyageur, quand il revint pour s’établir en ce lieu écarté, était un certain indien Quiche-Maya qui manquait de coiffure et de chaussures, mais vivait ce qui est considéré à Chichicastenango comme une existence confortable avec un minimum de dépense d’énergie. Les orchidées sont son gagne-pain. Le matin il descend dans le ravin le plus proche et cueille une branche d’orchidées. Puis il tourne autour de l’auberge indienne et offre sa branche avec indifférence, mais avec dignité. Lorsqu’un touriste lui demande son prix, il sourit et indique la première somme fantastique – pour l’endroit – qui lui vient à l’esprit – parfois 50 cents. Mac Eloy commit une fois l’erreur, ne connaissant pas les habitudes du pays, de lui accorder le prix réclamé (n’importe quel fleuriste de New-York aurait payé la branche 20 dollars). Il mit les 50 cents dans sa poche et s’en alla tout déconfit ; sa journée était gâtée, il n’avait plus d’excuse pour errer autour de l’hôtellerie, contemplant ces étrangers à l’aspect curieux, en culotte de golf et la caméra en bandoulière. D’ordinaire, il garde ses orchidées jusqu’à la chute du jour où il les cède alors pour 15 cents, son tout-tout dernier prix.
L’indien du Guatemala est peut-être l’être humain le moins bruyant et rien n’est plus amusant que la stupéfaction des touristes lorsqu’ils entrent en contact avec cette race sombre et sévère. Voici un important marché du dimanche matin, la vieille place en face de l’église est pleine à craquer d’indiens. Il y en a peut-être 5 000 et on les entend à peine. Mêlez-vous à un groupe de ces hommes en train de marchander, vous n’entendrez qu’un murmure s’élevant de temps à autre et entre de longs silences, une sorte de grognement monosyllabique. Les transactions commerciales s’opèrent de la même façon : un jeu de paupières, un mouvement des épaules, un regard furtif échangé entre l’acheteur et sa compagne. Finalement, et par un procédé trop subtil pour qu’on s’en rende compte, cette primitive guerre des nerfs cesse, la résistance du vendeur est vaincue, la dernière offre acceptée et l’affaire conclue.
Si l’indien du Guatemala est le moins bruyant des hommes, le touriste américain est celui qui fait le plus de vacarme. Une fois qu’il a quitté sa ville, qu’il n’a plus rien à craindre de la curiosité malveillante, des cancans, de la censure de ses parents et voisins, il se croit, par quelque opération magique, devenu invisible. Il se meut, à l’extérieur, dans un monde étrange, merveilleux, habité par des gens qui ne comprennent pas ce qu’il dit, ne s’intéressent pas à ce qu’il pense et semblent ignorer ce qu’il fait. Toutes ses inhibitions disparaissent. Pour une fois dans sa vie tourmentée, il dit et fait ce qui lui chante.
L’indien de Chichicastenango est plus habile, cependant, que ce touriste qui s’est procuré la possibilité de s’échapper de la cage où sa réussite le forçait de tourner en rond, pour vivre un petit peu de temps en liberté et jouir du sentiment de sa supériorité sur ces indiens non-civilisés. Point civilisés peut-être, mais, comme l’a écrit un savant qui passa plusieurs années à les étudier :
« Ces indiens ne tombent pas morts à la suite de faiblesse cardiaque, ils n’emplissent pas les établissements psycho-thérapiques, ne demandent pas d’allocations à la société. L’homme blanc semble avoir perdu confiance en soi-même et en son espèce. L’hystérie, si répandue actuellement, n’est au fond que la panique de l’incertitude concernant ses trois repas par jour. L’Indien entoure son estomac contracté d’une ceinture tissée de ses propres mains. Il est capable de bonheur tout en ayant faim. Son dernier repas achevé, il s’abandonne au sommeil, sereinement confiant en lui-même et en la bienfaisance de la nature. »
Ce pauvre indien ! Il est l’Entreprise Privée incarnée. Il produit par lui-même tout ce qui est nécessaire à son alimentation, confectionne tout qui lui est nécessaire pour se vêtir, fabrique tout ce qu’il vend. Il ne connaît pas les échéances, les conflits sociaux, il ne connaît pas d’inspecteurs vérifiant ses livres de comptabilité. Avec ou sans touristes, il a toujours, hors du village ou de la ville, son petit, lopin de terre où il cultive son blé (milpa) qui lui procure sa nourriture avec un petit surplus qu’il charge sur son dos pour le porter à la ville un jour de marché et l’échanger tantôt contre du sel ou du poivre, tantôt contre des nattes de jonc provenant de villages bordant le lac, ou encore contre une couverture tissée à la main.
Ses besoins temporels ainsi satisfaits, il achète un peu d’encens de copal pour brûler sur les marches, à l’extérieur de l’église, en l’honneur de son dieu païen, puis, entré dans l’église – afin d’être garanti de chaque côté – en l’honneur des Saints qu’on y révère… Procédant à un arrangement artistique de pétales de rose et de grains de blé épandus sur le sol, il y dresse de-ci, de-là, de petites chandelles allumées ; tandis que sa femme et ses enfants s’agenouillent silencieusement, il harangue toute une compagnie colorée d’apôtres et de saints. Il s’en va enfin, sa foi affermie, ayant calmement conscience qu’il a fait tout ce qu’on pouvait attendre d’un homme raisonnable.
L’indien revient à la ville pour les fiestas. Certaines de ces « fêtes » ne durent qu’une journée, mais il faut un jour pour s’y préparer et deux jours pour s’en remettre. Mais celle qu’on célèbre en l’honneur de Saint-Thomas, le patron de Chichicastenango, dure presque tout le mois de décembre, exige des semaines de préparation et de répétition pour les danses, les processions et les feux d’artifice.
Noël suit immédiatement, puis le Nouvel An, selon le calendrier catholique, auquel succède un autre Nouvel An, selon le calendrier Maya.
« Ce qu’il y a de regrettable dans ce pays » – faisait remarquer le touriste à Mac Eloy, tandis qu’ils traversaient la place du marché, esquivant les pétards, les fusées, les danseurs masqués et les processions emmenant des saints dans toutes les directions – « c’est que les indiens sont paresseux ». Or, il y avait huit jours que durait la fête et durant ces huit jours les indiens avaient dansé jour et nuit dans les rues pavées de galets. À ce moment, un vieil indien de cinq pieds de haut, courbé sous une charge qui ressemblait à une corde de bois, s’arrêta près de nous, s’en débarrassa et courut rejoindre les danseurs.
« Essayez de soulever cette charge ». Le touriste put à peine l’enlever de terre. – « Ce petit cargador a amené ce bois de l’autre côté des montagnes juste pour prendre part à cette danse en l’honneur de Saint Thomas ». Pendant la conversation, d’autres cargadors affluaient sur la place du marché, certains portant sur la tête des montagnes de poteries qu’ils amenaient de villages situés à une distance de trois jours de marche. Le Touriste admit que « paresseux » n’était peut-être le mot qui convenait, mais pourquoi ces braves gens ne s’associaient-ils pas et n’achetaient-ils pas un camion ?
– « Et il leur faudrait acheter de l’essence, » soue, des pneumatiques, des pièces de rechange, payer les réparations et l’assurance – par suite il faudrait doubler les récoltes, travailler plus dur, et tout ça pour entretenir un camion. Actuellement, ils n’ont pas à se soucier de toutes ces dépenses et de tous ces ennuis et quand ce petit vieux qui danse là-bas a laissé tomber son fardeau, tous ses soucis d’affaires sont tombés avec lui. Combien de gros réalistes sont aussi bien organisés qu’ils le sont ? »
– « Ce n’est pas le progrès, rétorqua avec indignation le Touriste, on ne peut vivre nulle part ainsi. »
Mille indiens dansaient autour de nous, ne s’arrêtant que pour lancer de nouvelles fusées.
– « Peut-être avez-vous raison. Peut-être le jet de bombes atomiques représente-t-il le progrès et le lancement de quelques fusées inoffensives pour le simple plaisir n’a‑t-il rien à faire avec le progrès. Et peut-être ne saurait-il être question d’établir n’importe où les Indiens. Mais où ils se trouvent, ici, que peut-on trouver à redire ? »
Une lueur étrange brilla dans les yeux du Touriste : « Peut-être ont-ils acquis quelque chose qui en vaut la peine. »
– « Quelque chose de meilleur qu’être libéré du besoin : être libéré d’avoir besoin. »