La Presse Anarchiste

Ce pauvre Indien !

Dans un livre dénom­mé tra­vel (voyage), un amé­ri­cain, J. P. Mc Eloy, fait part des réflexions qu’a sus­ci­tées chez lui son séjour dans l’Amérique Cen­trale. Autre­fois, avant, le début de l’ère ato­mique. écrit-il, les endroits les plus recu­lés du monde étaient enva­his par des tou­ristes bruyants qui voya­geaient « pour s’évader ». Aujourd’­hui, les tou­ristes ont repris la route, mais ce n’est pas seule­ment pour s’évader du monde, c’est pour cher­cher un lieu où ils seraient à l’abri lorsque la folie des hommes déclen­che­ra la catastrophe.

Le lieu rêvé devrait être salubre, pit­to­resque, et de tel­le­ment peu d’importance au point de vue éco­no­mique et poli­tique qu’il ne vien­drait à per­sonne l’idée de gas­piller une bombe ato­mique pour le rava­ger. Ses habi­tants devraient être des hommes endur­cis dont la race a sur­vé­cu aux innom­brables fléaux du pas­sé et se trou­ver douée d’une phi­lo­so­phie assez opé­rante pour sur­mon­ter la ter­reur d’un futur imprévisible.

J. P. Mac Eloy croit avoir décou­vert l’endroit rêvé – tout au moins pour ce qui le concerne. C’est un vil­lage du nom de Chi­chi­cas­te­nan­go, situé à l’écart, sur les hauts pla­teaux du Gua­te­ma­la, à 7 000. pieds au-des­sus du niveau de la mer. Des ravins l’entourent de tous côtés, il est gar­dé par un cercle de col­lines rocailleuses.

Les habi­tants de ce vil­lage sont des indiens Quiche, des sur­vi­vants de la grande race Maya. Les conquis­ta­dors espa­gnols n’ont pu par­ve­nir à les exter­mi­ner, ni les bons pères à les paci­fier. Les trem­ble­ments de terre n’en ont pas eu rai­son, pas davan­tage les inon­da­tions, etc. Lorsque la lave des vol­cans recou­vrait leurs vil­lages, ils se déter­raient par leurs propres moyens et s’en allaient, pro­vo­cants, semer leur blé au bord des cra­tères fumants – ils le font encore.

Le voi­sin de notre voya­geur, quand il revint pour s’établir en ce lieu écar­té, était un cer­tain indien Quiche-Maya qui man­quait de coif­fure et de chaus­sures, mais vivait ce qui est consi­dé­ré à Chi­chi­cas­te­nan­go comme une exis­tence confor­table avec un mini­mum de dépense d’énergie. Les orchi­dées sont son gagne-pain. Le matin il des­cend dans le ravin le plus proche et cueille une branche d’orchidées. Puis il tourne autour de l’auberge indienne et offre sa branche avec indif­fé­rence, mais avec digni­té. Lors­qu’un tou­riste lui demande son prix, il sou­rit et indique la pre­mière somme fan­tas­tique – pour l’endroit – qui lui vient à l’esprit – par­fois 50 cents. Mac Eloy com­mit une fois l’erreur, ne connais­sant pas les habi­tudes du pays, de lui accor­der le prix récla­mé (n’importe quel fleu­riste de New-York aurait payé la branche 20 dol­lars). Il mit les 50 cents dans sa poche et s’en alla tout décon­fit ; sa jour­née était gâtée, il n’avait plus d’excuse pour errer autour de l’hôtellerie, contem­plant ces étran­gers à l’aspect curieux, en culotte de golf et la camé­ra en ban­dou­lière. D’or­di­naire, il garde ses orchi­dées jus­qu’à la chute du jour où il les cède alors pour 15 cents, son tout-tout der­nier prix.

L’indien du Gua­te­ma­la est peut-être l’être humain le moins bruyant et rien n’est plus amu­sant que la stu­pé­fac­tion des tou­ristes lors­qu’ils entrent en contact avec cette race sombre et sévère. Voi­ci un impor­tant mar­ché du dimanche matin, la vieille place en face de l’église est pleine à cra­quer d’indiens. Il y en a peut-être 5 000 et on les entend à peine. Mêlez-vous à un groupe de ces hommes en train de mar­chan­der, vous n’entendrez qu’un mur­mure s’élevant de temps à autre et entre de longs silences, une sorte de gro­gne­ment mono­syl­la­bique. Les tran­sac­tions com­mer­ciales s’opèrent de la même façon : un jeu de pau­pières, un mou­ve­ment des épaules, un regard fur­tif échan­gé entre l’acheteur et sa com­pagne. Fina­le­ment, et par un pro­cé­dé trop sub­til pour qu’on s’en rende compte, cette pri­mi­tive guerre des nerfs cesse, la résis­tance du ven­deur est vain­cue, la der­nière offre accep­tée et l’affaire conclue.

Si l’indien du Gua­te­ma­la est le moins bruyant des hommes, le tou­riste amé­ri­cain est celui qui fait le plus de vacarme. Une fois qu’il a quit­té sa ville, qu’il n’a plus rien à craindre de la curio­si­té mal­veillante, des can­cans, de la cen­sure de ses parents et voi­sins, il se croit, par quelque opé­ra­tion magique, deve­nu invi­sible. Il se meut, à l’extérieur, dans un monde étrange, mer­veilleux, habi­té par des gens qui ne com­prennent pas ce qu’il dit, ne s’intéressent pas à ce qu’il pense et semblent igno­rer ce qu’il fait. Toutes ses inhi­bi­tions dis­pa­raissent. Pour une fois dans sa vie tour­men­tée, il dit et fait ce qui lui chante.

L’indien de Chi­chi­cas­te­nan­go est plus habile, cepen­dant, que ce tou­riste qui s’est pro­cu­ré la pos­si­bi­li­té de s’échapper de la cage où sa réus­site le for­çait de tour­ner en rond, pour vivre un petit peu de temps en liber­té et jouir du sen­ti­ment de sa supé­rio­ri­té sur ces indiens non-civi­li­sés. Point civi­li­sés peut-être, mais, comme l’a écrit un savant qui pas­sa plu­sieurs années à les étudier :

« Ces indiens ne tombent pas morts à la suite de fai­blesse car­diaque, ils n’emplissent pas les éta­blis­se­ments psy­cho-thé­ra­piques, ne demandent pas d’allocations à la socié­té. L’homme blanc semble avoir per­du confiance en soi-même et en son espèce. L’hystérie, si répan­due actuel­le­ment, n’est au fond que la panique de l’incertitude concer­nant ses trois repas par jour. L’Indien entoure son esto­mac contrac­té d’une cein­ture tis­sée de ses propres mains. Il est capable de bon­heur tout en ayant faim. Son der­nier repas ache­vé, il s’abandonne au som­meil, serei­ne­ment confiant en lui-même et en la bien­fai­sance de la nature. »

Ce pauvre indien ! Il est l’Entreprise Pri­vée incar­née. Il pro­duit par lui-même tout ce qui est néces­saire à son ali­men­ta­tion, confec­tionne tout qui lui est néces­saire pour se vêtir, fabrique tout ce qu’il vend. Il ne connaît pas les échéances, les conflits sociaux, il ne connaît pas d’inspecteurs véri­fiant ses livres de comp­ta­bi­li­té. Avec ou sans tou­ristes, il a tou­jours, hors du vil­lage ou de la ville, son petit, lopin de terre où il cultive son blé (mil­pa) qui lui pro­cure sa nour­ri­ture avec un petit sur­plus qu’il charge sur son dos pour le por­ter à la ville un jour de mar­ché et l’échanger tan­tôt contre du sel ou du poivre, tan­tôt contre des nattes de jonc pro­ve­nant de vil­lages bor­dant le lac, ou encore contre une cou­ver­ture tis­sée à la main.

Ses besoins tem­po­rels ain­si satis­faits, il achète un peu d’encens de copal pour brû­ler sur les marches, à l’extérieur de l’église, en l’honneur de son dieu païen, puis, entré dans l’église – afin d’être garan­ti de chaque côté – en l’honneur des Saints qu’on y révère… Pro­cé­dant à un arran­ge­ment artis­tique de pétales de rose et de grains de blé épan­dus sur le sol, il y dresse de-ci, de-là, de petites chan­delles allu­mées ; tan­dis que sa femme et ses enfants s’agenouillent silen­cieu­se­ment, il harangue toute une com­pa­gnie colo­rée d’apôtres et de saints. Il s’en va enfin, sa foi affer­mie, ayant cal­me­ment conscience qu’il a fait tout ce qu’on pou­vait attendre d’un homme raisonnable.

L’indien revient à la ville pour les fies­tas. Cer­taines de ces « fêtes » ne durent qu’une jour­née, mais il faut un jour pour s’y pré­pa­rer et deux jours pour s’en remettre. Mais celle qu’on célèbre en l’honneur de Saint-Tho­mas, le patron de Chi­chi­cas­te­nan­go, dure presque tout le mois de décembre, exige des semaines de pré­pa­ra­tion et de répé­ti­tion pour les danses, les pro­ces­sions et les feux d’artifice.

Noël suit immé­dia­te­ment, puis le Nou­vel An, selon le calen­drier catho­lique, auquel suc­cède un autre Nou­vel An, selon le calen­drier Maya.

« Ce qu’il y a de regret­table dans ce pays » – fai­sait remar­quer le tou­riste à Mac Eloy, tan­dis qu’ils tra­ver­saient la place du mar­ché, esqui­vant les pétards, les fusées, les dan­seurs mas­qués et les pro­ces­sions emme­nant des saints dans toutes les direc­tions – « c’est que les indiens sont pares­seux ». Or, il y avait huit jours que durait la fête et durant ces huit jours les indiens avaient dan­sé jour et nuit dans les rues pavées de galets. À ce moment, un vieil indien de cinq pieds de haut, cour­bé sous une charge qui res­sem­blait à une corde de bois, s’arrêta près de nous, s’en débar­ras­sa et cou­rut rejoindre les danseurs.

« Essayez de sou­le­ver cette charge ». Le tou­riste put à peine l’enlever de terre. – « Ce petit car­ga­dor a ame­né ce bois de l’autre côté des mon­tagnes juste pour prendre part à cette danse en l’honneur de Saint Tho­mas ». Pen­dant la conver­sa­tion, d’autres car­ga­dors affluaient sur la place du mar­ché, cer­tains por­tant sur la tête des mon­tagnes de pote­ries qu’ils ame­naient de vil­lages situés à une dis­tance de trois jours de marche. Le Tou­riste admit que « pares­seux » n’était peut-être le mot qui conve­nait, mais pour­quoi ces braves gens ne s’associaient-ils pas et n’achetaient-ils pas un camion ?

– « Et il leur fau­drait ache­ter de l’essence,  » soue, des pneu­ma­tiques, des pièces de rechange, payer les répa­ra­tions et l’assurance – par suite il fau­drait dou­bler les récoltes, tra­vailler plus dur, et tout ça pour entre­te­nir un camion. Actuel­le­ment, ils n’ont pas à se sou­cier de toutes ces dépenses et de tous ces ennuis et quand ce petit vieux qui danse là-bas a lais­sé tom­ber son far­deau, tous ses sou­cis d’affaires sont tom­bés avec lui. Com­bien de gros réa­listes sont aus­si bien orga­ni­sés qu’ils le sont ? »

– « Ce n’est pas le pro­grès, rétor­qua avec indi­gna­tion le Tou­riste, on ne peut vivre nulle part ainsi. »

Mille indiens dan­saient autour de nous, ne s’arrêtant que pour lan­cer de nou­velles fusées.

– « Peut-être avez-vous rai­son. Peut-être le jet de bombes ato­miques repré­sente-t-il le pro­grès et le lan­ce­ment de quelques fusées inof­fen­sives pour le simple plai­sir n’a‑t-il rien à faire avec le pro­grès. Et peut-être ne sau­rait-il être ques­tion d’établir n’importe où les Indiens. Mais où ils se trouvent, ici, que peut-on trou­ver à redire ? »

Une lueur étrange brilla dans les yeux du Tou­riste : « Peut-être ont-ils acquis quelque chose qui en vaut la peine. »

– « Quelque chose de meilleur qu’être libé­ré du besoin : être libé­ré d’avoir besoin. »

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