Étonnante vision, que celle de ces villes rouges ! J’en ai traversé plusieurs à l’heure où elles sont dans le plein de leur sanglant travail, On ne peut oublier ce cauchemar. D’abord on longe les « corrals », c’est le nom des parcs où les troupeaux sont entassés, avant le défilé sinistre vers les hangars où l’on assomme, où l’on égorge, Par files de huit, de dix, on engage les bœufs dans un défilé cloisonné de planches au bout duquel est le box funèbre. Juché sur un tréteau, la masse prête, le tueur attend. Quand l’animal effaré est encagé et présente bien la tête, la masse s’abat. Un seul coup, généralement, suffit : la bête tombe. La cloison latérale bascule, entraînant le cadavre, qui tressaille encore. Un péon lui ligote les pattes de derrière et le suspend à la chaîne d’un treuil. Tête en bas, le bœuf glisse sur le rail, stationne une seconde au-dessus d’une rigole, le temps qu’on lui ouvre la gorge et que le sang gicle dans le ruisseau rouge, et repart, mécaniquement, jusqu’à la salle où le dépeceur lui arrache la peau et lui coupe tête et pattes. Cela n’a pas duré plus d’une minute.
Ces avenues de bêtes suspendues à des centaines de crochets et où des hommes qui n’ont rien d’humain, avec leurs faces et leurs bras rouges, travaillent dans la chair pantelante : ces rangées de bœufs éventrés et pendus, dont on extirpe intestins et viscères, dont on racle la graisse, exhalent une odeur tiède et fade, nausée de boucherie monstre qui prend au cœur le moins sensible. On patauge dans un magma fétide et rouge, une boue de sang ; on glisse sur des déchets jaunes, on croise des wagonnets chargés d’entrailles, d’autres où les pattes et les sabots s’amoncellent, d’autres où s’entassent les têtes écarlates ; on longe des cuves de cuisson où bouillonnent certains morceaux de choix : langue, foie, cœur… Et l’on voudrait fuir, mais voilà que le cauchemar recommence.
Sur de longues tables basses, un à un, des moutons sont couchés. Un péon les a saisis, étendus, les pattes en l’air, la tête pendante. Le long des corps passe le tueur. D’un coup sec dans la gorge qui s’offre, il enfonce, tourne le couteau. Pas un cri. Les victimes gigotent, par soubresauts spasmodiques. Elles mettent quatre minutes à mourir. L’opération dure un éclair. Un tueur exercé aligne, par jour, ses six mille moutons, Côte à côte les voici accrochés ; le boucher arrache, retourne la peau, comme un gant ; et le vidage, le découpage, le raclage vertigineusement s’opèrent sous les couteaux qui voltigent. À un autre !… Et les avenues de chair rouge et violette, les avenues d’os et de graisse jaune à perte de vue s’allongent alignements macabres, et l’on songe, avec un peu de mélancolie, à ces bêtes qui, il y a une heure, broyaient le foin parfumé, bondissaient en bêlant…
[/Victor