La Presse Anarchiste

Le spectre déambulant

Parce que ton heu­reuse mémoire t’a per­mis de rete­nir quelques pages d’un ou de plu­sieurs de ces livres de vul­ga­ri­sa­tion scien­ti­fique qui décorent les éta­lages des libraires. Ou bien parce que tu as par­cou­ru tant bien que mal Stir­ner, Nietzsche, Chat­ter­ton Hill, Guyau, de Gaul­tier ou Rémy de Gour­mont. Ou encore parce que tu ne fran­chis plus la porte d’un caba­ret ou que tu te places deux fois par semaine sous une douche bien­fai­sante. Ou enfin parce que tu as ouvert bou­tique sur une grande rue de ta ville ou qu’aux heures de loi­sir que te laisse ton patron, tu cultives un jar­di­net grand comme un mou­choir de poche. Voi­ci que tu t’imagines avoir accom­pli ta révo­lu­tion. Et que tu consi­dères le reste des hommes comme infé­rieurs. Voi­ci que tes amis d’idées ne t’aperçoivent plus aux réunions de leur pauvre groupe. Voi­ci que c’est presque avec trem­ble­ment qu’ils se hasardent à te rendre visite pour te deman­der les qua­rante sous qui leur manquent afin d’imprimer cette affiche-ci, pla­car­der ce mani­feste-là. Tu t’affirmais un vivant et un foyer. Un vivant déga­geant une influence de vie, un foyer pro­je­tant une flamme consu­mante. Et moi, cré­dule, je suis venu vers toi pour revi­vi­fier mon cœur et réchauf­fer mon âme. Certes, ton cer­veau est meu­blé, mais c’est à la façon d’un musée. Certes, tu es indé­pen­dant du milieu, mais c’est à la façon d’un cadavre. Certes, tu brilles, mais c’est d’un reflet oublié par ton acti­vi­té de jadis.

Tu pré­tends vivre « ta vie ». Mais tu es un spectre que l’Ensemble hos­tile laisse déam­bu­ler quiè­te­ment parce qu’il n’en redoute plus rien. Une ombre incon­sis­tante, sans chair ni os, sans nerfs, inca­pable de lais­ser le moindre sillage per­son­nel. Toi, un Indi­vi­du ? Allons donc ! Un inac­tif et un sté­rile. Car le propre de l’Individualité véri­table, de l’Être qui vit, c’est de se per­pé­tuer, de se retrou­ver, de se repro­duire, tout au moins psy­cho­lo­gi­que­ment. Toi, un en marge ? Mais le propre de l’Inadapté, c’est de sor­tir de la tente qu’il s’est édi­fiée hors du camp pour s’en aller errer soli­taire, à la recherche de ses sem­blables qui s’ignorent encore, par­mi la mul­ti­tude de ceux qui campent en masse.

[/​E. Armand/]

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