La Presse Anarchiste

Régime de charnier

Un végé­ta­rien s’était levé, ber­cé par la douce pen­sée qu’au moins en ce jour de prin­temps radieux ce ne serait pas à cause de lui qu’on répan­drait du sang. Or, notre homme était un com­mer­çant affable, et de mise soignée.

Il se vêtit d’un com­plet de coton, laça ses chaus­sures, confec­tion­nées en feutre – afin de ne pas être tenu res­pon­sable de la mort d’aucune tète de bétail ; il bros­sa ses vête­ments avec le soin habi­tuel ; puis, après avoir déjeu­né de café et de rôties, il bou­ton­na étroi­te­ment son par­des­sus, coif­fa un cha­peau de soie, chaus­sa ses caou­tchoucs et héla un fiacre pour se rendre à son bureau.

En route, il s’arrêta chez un hor­lo­ger où il fit ver­ser une goutte d’huile sur le res­sort de sa montre. Plus loin, devant une bou­tique où l’on ven­dait, par com­mis­saire pri­seur, un stock de conserves de fruits pro­ve­nant de la faillite d’un mar­chand de den­rées ali­men­taires. Il se sen­tait l’âme tran­quille et l’esprit à l’aise. Il pas­sa enfin à la Bourse et y fit quelques achats, qui pro­vo­quèrent la hausse des cours.

Mais voi­ci qu’en ren­trant chez lui, la fièvre le prit. Il lui sem­blait entendre un bruit qui mon­tait, sem­blable au mur­mure mena­çant d’une popu­lace. Il voyait comme un nuage de pous­sière qui s’avançait. Le mur­mure pre­nait consis­tance : ce deve­nait une Voix. « Ceci est un pano­ra­ma de l’humanité – disait-elle – et nous sommes, nous, les mil­lions d’animalcules, bouillis pour que tu puisses boire ton café ; rôtis pour que tu puisses man­ger ton pain ; et nous, nous sommes les vers à soie, échau­dés afin que tu puisses por­ter un cha­peau lus­tré, – les volailles égor­gées pour four­nir le duvet néces­saire à ton édre­don, – les mar­souins har­pon­nés pour te pro­cu­rer de l’huile ; – le bétail dont les os ont four­ni la matière du manche de ta brosse, ; dont le sang com­pri­mé a ser­vi à fabri­quer les bou­tons de ton par­des­sus, dont la peau a été employée pour confec­tion­ner les har­nais de ton fiacre ; dont la cendre a cla­ri­fié ton sucre et fer­ti­li­sé les champs où on a récol­té ton fro­ment. » Puis la Voix devint plus per­cep­tible : « Je suis le failli que le Mono­pole a conduit à l’anéantissement, celui dont tu as ache­té ce matin la mar­chan­dise à vil prix ; – et moi, le cou­lis­sier qui s’est miné en ven­dant ton stock de valeurs : je sais bien, c’est « le jeu de la concur­rence » et c’est de ma propre main que je me suis tué… Veux-tu un mor­ceau de mon cadavre ? le reste de mon actif se liqui­de­ra demain ».

Et le nuage se fon­dit dans une lamen­ta­tion sinistre. Au-delà de la nuée, une mul­ti­tude se tenait, livide, infi­nie, nom­breuse comme les vagues de l’océan ; et de son sein s’élevait un bruit qui res­sem­blait au son du vent dans les blés qui montent. Ces êtres ten­daient le poing : ils agi­taient des membres muti­lés ; et c’était à lui, le ver­tueux, l’humain, qu’ils s’adressaient. Et il ne pou­vait faire autre­ment que d’écouter leurs cris.

— « Nous sommes les ombres des appren­tis qui périrent de brû­lures et de sur­me­nage à tra­vailler seize heures par jour afin que tu puisses boire dans un verre bien poli, – des fillettes qui se pros­ti­tuèrent afin qu’au grand maga­sin où tu te four­nis les frais géné­raux soient res­treints, – des « coo­lies » qu’un tra­vail pénible et sans loi­sirs mena pré­ma­tu­ré­ment au tom­beau et cela-pour que tu puisses consom­mer du café, – des hommes jadis forts et vigou­reux que la nécrose a rava­gés et cela pour que tu aies à ta dis­po­si­tion les allu­mettes gar­nis­sant les poches de ton gilet, – des foules d’africains que les agents des com­pa­gnies belges ont mas­sa­crées parce que nous ne leur appor­tions pas assez de caou­tchouc pour toi.

Et le mur­mure gros­sis­sait au point qu’il n’entendait plus que des rumeurs confuses «… en tom­bant du haut du toit de ta mai­son – en tra­ver­sant une voie non sur­veillée du che­min de fer dont tu es action­naire – polis­seur d’acier, mort en inha­lant de la pous­sière, – asphyxié au fond de la mine, encore enfant, assas­si­né pour l’honneur de ton dra­peau – femme étouf­fée à la fabrique par la pous­sière du coton… »

Et lorsque les plaintes furent en si grand nombre qu’il deve­nait impos­sible de les démê­ler, voi­ci qu’une Voix domi­na toutes les autres et prononça :

« Tous ont été sacri­fiés pour des motifs qu’on pou­vait évi­ter, – aucun ne l’a été par une néces­si­té natu­relle, aucun par le caprice d’un dieu ; – mais cha­cun de nous à cause de l’indifférence bru­tale d’hommes influents tels que toi, nous suc­com­bons corps et âme, par mil­liers chaque jour. Et nous vivons des exis­tences plus hor­ribles qu’une mort quo­ti­dienne afin que toi, oisif, tu puisses sub­sis­ter. Il est vrai que tu ne manges pas de viande ! »

Mais le Végé­ta­rien s’écria : – C’est injuste ; je n’ai pas par­ti­ci­pé à la mort de ces malheureux.

La Voix répli­qua : « donc du sort de laquelle de ces vic­times tu es inno­cent et quelles ont été les causes de leur fin ? »

Et le végé­ta­rien demeu­ra muet.

[/​Bolton Hall
(Tra­duc­tion de E. Armand)/]

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