Samedi 4 décembre. — J’ai encore très mal au pied ; mais nous avons hâte d’arriver à Scutari aujourd’hui, et nous pressons l’allure. La solitude est complète ; pourtant nous trouvons une baraque isolée, où un mercanti a installé un débit de boissons, peut-être pour les troupes de passage ; nous y prenons du café.
Le chemin est plat, tantôt bon, tantôt mauvais, tantôt marécageux, tantôt pierreux. La plaine devient tout à fait nue ; c’est une lande à humus épais où poussent des fougères et les herbes des terrains acides, et où paissent quelques rares troupeaux de vaches. Des oiseaux en assez grand nombre : pinsons, chardonnerets, bergeronnettes.
Un peu avant midi, nous apercevons un minaret et les premières maisons d’un village. Nous nous arrêtons une centaine de mètres avant, pour déjeuner. Nous étalons la toile de tente pour ne pas nous asseoir sur la terre humide, et nous dévorons les poulets qui nous restent.
Je laisse les autres mettre le bagage en place ; à cause de mon pied, je veux prendre un peu d’avance. Mais bientôt je m’arrête stupéfait devant une plaque indicatrice portant en blanc sur fond bleu :
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À mes cris, les camarades arrivent. Nous sommes entrés, sans y prendre garde, à Scutari.
Les villes orientales s’étendent sur d’immenses espaces ; et il faut marcher encore longtemps avant d’arriver au centre de la ville. Chemin faisant, nous croisons la rue Edgar-Quinet et la rue Garibaldi. Puis les maisons s’accolent, les boutiques se montrent. Notre cavalcade fait en ville un singulier effet : nos trois petits chevaux, pareils à des ânes, portant des ballots informes et souillés, nos oripeaux militaires, nos galons défraîchis nous font ressembler aux débris d’un cirque en faillite.
Arrivés isolément, et les premiers, nous tâchons de nous débrouiller. Nous heurtons aux portes officielles. On nous indique l’école italienne, rue de la Bienfaisance, comme devant être l’asile de la mission. Nous nous y installons, c’est-à-dire que dans une des salles d’étude du premier étage, nous mettons nos bagages et nous y entassons du foin.
Ensuite, après avoir fermé la porte à clé, nous nous mettons à la recherche de la nourriture. Nous finissons par trouver l’hôtel de l’Europe où un restaurant est en effet installé à l’européenne. Le propriétaire est affable ; son établissement est déjà plein, mais il nous trouve une petite place. Il semble avoir envie de causer, et en même temps il paraît inquiet. Ce jour-là ou le lendemain nous arrivons à comprendre que le commandement serbo-monténégrin le considère comme suspect. Son frère a été arrêté comme agent du gouvernement autrichien. Ainsi s’explique peut-être sa bienveillance à notre égard. Nous le rassurons de notre mieux.
Cet homme parle français et italien ; le garçon aussi. La ville de Scutari est cosmopolite. À la fin de la guerre turco-balkanique les grandes puissances y avaient établi une administration internationale sous la souveraineté nominale du prince de Wied. La grande et unique réforme a été de baptiser les rues de la ville. Un quartier a des rues aux noms français ; un autre possède les rues de Kiel, de Strassburg, de Franz-Ferdinand, de Dresden ; un autre a des appellations italiennes ou anglaises. Les enseignes des boutiques sont d’ordinaire en français, ce qui est le vestige de l’ancienne domination turque. Mais les réclames, les calendriers sont italiens, les écoles aussi. Le commerce se fait avec l’Italie ou Trieste. Les habitants sont musulmans ou catholiques, ceux-ci sous l’influence politique de l’Autriche. Les orthodoxes sont très peu nombreux. La présence des Monténégrins et des Serbes paraît ici une intrusion militaire, ce qui est la réalité. Scutari n’a rien de slave, et, comme ville albanaise, réclame son indépendance.
La guerre actuelle n’a rien changé aux fictions diplomatiques. Le consul français, qui est d’une grande amabilité et qui, contrairement à celui de Salonique autrefois et à celui de Serbie, si prétentieux et si vain, a bien voulu se déranger pour nous, ne reconnaît pas l’occupation monténégrine ; il ignore le gouvernement serbe réfugié à Scutari.
Irons-nous coucher dans le foin à l’école italienne ? Nous avons l’ambition de trouver mieux. Nous nous renseignons dans les boutiques. Les renseignements nous renvoient de porte en porte. Nous heurtons, comme au vieux temps, à de grandes portes cochères avec le battant ou marteau, qui, ici, a plus ou moins la forme d’une lyre. Enfin, nous trouvons asile dans la maison particulière d’un commerçant, et nous passons la nuit sur des coussins dans un grand salon au plafond orné de boiseries sculptées.
Dimanche 5 décembre. — Le commerçant ne tient pas à nous hospitaliser dans sa demeure. Il nous loue, dans une autre maison lui appartenant, une soupente avec trois lits pour tout mobilier. L’interprète et le prisonnier logent à l’école italienne.
On voit aujourd’hui beaucoup de femmes dans les rues. Elles vont à la messe. Elles ont un manteau rouge à larges raies noires verticales sur le devant. Un pan d’étoffe rouge sur la tête est drapé à la façon des religieuses ou des Italiennes. Sous le pan en auvent qui recouvre la tête, elles ont un petit bonnet ou un mouchoir relevé sur le devant du front ; des sequins garnissent le bord. Nous avions déjà remarqué à Koplik que les femmes portaient des sequins au corsage et sur la tête. Larges pantalons à la turque, rouges d’ordinaire, laissant voir les chevilles en arrière. Le costume est le même pour les nonnes et les laïques, mais celles-ci sont décolletées. Quelques matrones sont accompagnées de leurs filles, habillées à l’européenne.
Les femmes des environs ont un costume différent. Sur les cheveux coupés à la chien, un bandeau enserre le front et tient le voile ou le mouchoir. La jupe de feutre est à larges godets, comme les dessine Métivet, et ne descend qu’au jarret. La ceinture, haute de quinze centimètres environ, est formée de deux larges bandes de cuir, recouvertes de plaques d’argent.
Les hommes sont pour la plupart habillés à la turque.
Bruit d’un bombardement de grosses pièces vers Saint-Juan-de-Médua et Cattaro.
Nous trouvons à l’hôtel de l’Europe les trois médecins français qui se sont fait attacher à l’état-major serbe. Placés sous l’autorité directe de l’attaché militaire français, ils ont travaillé à faire passer une partie de plus en plus grande des confrères dans les ambulances serbes. Ainsi, ils prenaient peu à peu le commandement de la mission. En ce moment, ils ignorent le sort de nos camarades de l’armée et ils s’en désintéressent complètement. Ils sont à table.
(À suivre.)
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