Le premier rêve est probablement apparu en même temps que les premiers hommes ! Et malgré les nombreux livres écrits précisément pour interpréter les rêves, les réponses sont encore très diverses…
Mais permet moi, cher lecteur, de te raconter le cas véridique d’un rêve véridique. Il s’agit du rêve que fit une nuit l’instituteur Christo Dobrev Montchev, instituteur du village de Meden Kladenes, dans le district de Yambol, en Bulgarie du Sud, il y a de cela déjà plusieurs années.
Tu pourrais me dire, cher lecteur, que je te fais perdre ton temps à des rêveries ! C’est vrai, ces rêveries ont fait perdre du temps à notre Christo Dobrev Montchev, elles lui ont fait perdre douze années de sa vie.
J’ai fait sa connaissance à la prison de Pazardjik ; je venais d’arriver, lui était déjà là depuis neuf années, il ne lui restait plus que trois ans de prison. C’était un jeune homme maigrichon, brun, qui boitait de la jambe gauche. Il était enfermé en régime sévère, c’est à dire considéré comme très dangereux ; il n’avait ainsi le droit de recevoir une lettre et un colis de 5 kg que tous les trois mois.
Nous étions voisins de cellule, et nous avons eu le temps de parler, de faire connaissance et même de faire quelques parties de cartes de temps en temps. Voici quel est le rêve que Christo Dobrev Montchev fit une nuit, presque dix ans avant notre rencontre en prison, alors qu’il avait à peine 25 ans. Il rêva qu’il essayait de s’évader de Bulgarie en traversant la frontalière de Maritza. Les chiens de garde le poursuivais. Les gardes lui tiraient dessus. Dans son rêve, il était blessé, la rive n’était pas loin, mais il coulait… et se réveilla en nage.
Le lendemain matin en arrivant à son école, avant de commencer la classe, il raconta son rêve à ses collègues instituteurs en essayant de l’interpréter. Il est fréquent, surtout à la campagne, de chercher une explication aux rêves. Il expliqua donc que la nuit passée, il avait rêvé qu’il s’enfuyait en face, en Grèce, qu’on lui tirait dessus, qu’il était blessé… et qu’il s’était réveillé, effrayé. Un collègue le calma : ce n’est rien, Christo, au contraire rêver de fusillade est un signe qu’on va bientôt recevoir une lettre, celle de ta fiancée de Yambol, par exemple. Le débat aurait pu s’arrêter là si le directeur n’était entré entre temps et n’avait assisté au récit du rêve et de son interprétation. Et il manifesta aussitôt son désaccord : c’est intolérable, s’écria-t-il, comment toi, qui boite, es-tu parti courir vers la frontière, vers la Grèce, précisément vers le pays de l’empereur Tassili dit le tueur de Bulgares (Basile II Bulgaroctone) qui au XIe siècle a fait aveugler 14000 bulgares prisonniers, n’en laissant qu’un sur cent avec un seul œil pour leur permettre de retourner en Bulgarie. À l’arrivée de ces soldats, devant un tel spectacle, le roi Samuil a eu une crise cardiaque et il est mort. Et toi, avec ta boiterie, tu vas courir chez ces grecs !
— Mais je n’ai pas couru, c’est un rêve, camarade directeur.
— Non, cela ne me regarde pas, ce sont les autorités qui vont décider, s’écria encore le directeur, en téléphonant immédiatement au poste de milice le plus proche.
Et tous les instituteurs, tous les enfants de l’école, les larmes aux veux, assistèrent à l’arrestation de Christo Dobrev Mantchev… pour un rêve. Il m’a raconté lui-même comment s’est déroulé son procès au Palais de Justice.
— D’après quels articles, pour quelles raisons me jugez-vous, demanda-t-il à ses juges.
— D’après le droit juridique de la Constitution de Bulgarie dite Constitution de Dimitrov.
— Mais vous savez bien que ce n’était qu’un rêve, que je
n’ai jamais effectué aucune tentative de passer la frontière,
j’étais à l’école.
— Si tu as rêvé de fuir la République Populaire, c’est que tu y as pensé auparavant. Et d’après nos lois, chaque pensée subversive équivaut à une action subversive, et par conséquent est condamnable.
— Mais ce n’est pas vrai, je n’ai jamais pensé, je suis innocent, c’est pour cela que j’ai parlé de mon rêve, camarade juge.
— Tu n’as pas le droit de m’appeler « camarade ». Tes camarades sont des traîtres à la Patrie. Et si tu as pensé ou non à t’évader, tu auras le temps d’y réfléchir pendant douze ans de prison
C’est ainsi que l’instituteur Christo Dobrev fut condamné à douze ans de prison, pour un rêve.
Nicolas Bejanski
Un récit tiré du recueil « Au plus fort de la tempête »
(édité en bulgare à Paris en 1979)