Ce recueil de plusieurs articles parus dans des revues de sociologie yougoslave est très important, car ils sont de la même veine que celui que j’ai signalé dans Iztok nº4 en septembre 1981 : «“La critique marxiste de l’anarchisme” de Laslo Sekelj est étonnante : au lieu de poncifs communistes, on a un feu d’artifice de contradictions de critiques…». Sans exagération, on peut dire que c’est le premier ouvrage sérieux paru dans un pays de l’Est et en Yougoslavie à traiter l’anarchisme objectivement et scientifiquement.
Le titre est déjà une indication : Sur l’anarchisme (étude à propos de la théorie anarchiste). Et l’introduction ne cite ni Marx ni Lénine, alors que par exemple la traduction serbo-croate de L’Anarchisme de Guérin (Zagreb, 1980, livre programmé depuis… 1968!) est accompagnée d’une introduction à la sauce communiste habituelle. On peut aussi penser que le faible tirage de l’ouvrage (1.500 ex.) dans une collection universitaire limite son audience. Ce serait le cas si son style était recherché.
La démarche de l’auteur est nette : « L’anarchisme est une théorie sociale à part entièreé (littéralement « u najsirem smislu te reci » dans le sens le plus large de ce mot, p.4 de l’introduction); « En dépit du fait qu’avec la pensée politique moderne (Machiavel) la notion d’anarchisme est également accompagnée de celle de l’anarchie dans le sens péjoratif, dans ce travail l’anarchisme est abordé comme n’importe quel autre phénomène de l’histoire de la pensée sociale. Il en découle que l’auteur utilise les éléments habituels de la méthodologie scientifique : avant tout des bases complètes, objectives et contrôlables.»
Quel est le résultat de cette approche ?
L’ouvrage se compose de cinq articles : L’anarchie et l’idéal humaniste de la société juste ; L’anarchisme en tant que critique sociale ; La théorie anarchiste de la révolution ; La critique anarchiste du marxisme ; La critique marxiste de l’anarchisme. De par la juxtaposition des textes, on a une progression en spirale, c’est-à-dire que différents aspects de Proudhon, Bakounine et Kropotkine sont donnés, qui se complètent au cours de la lecture. Cela vient évidemment de la bonne connaissance de Sekelj de ces auteurs, car cette méthode est sujette ou au danger des redites. Un autre point fort de l’auteur est sa clarté dans l’exposé de sa vision personnelle de l’anarchisme : « Nous distinguons dans la théorie anarchiste trois domaines : la critique sociale, la théorie de la révolution et l’idéal normatif. Cet idéal normatif, qui représente la valeur et le fondement tant de la critique que de la révolution les anarchistes l’appellent anarchie, c’est à dire société sans gouvernement.» (p. 6).
Autre exemple, à propos du terrorisme «… on ne découvre même pas dans un seul cas de lien direct ou indirect entre le rejet anarchiste de l’État et le terrorisme politique individuel. En outre ni Plekhanov (la vision marxiste), ni Zenker (l’opinion bourgeoise) ne nous ont donné aucun argument dans ce sens.» (p. 75). Cependant Sekelj est emporté par sa vision lorsqu’il écrit : « Les Français Ravachol et Vaillant étaient des criminels ordinaires et c’est pourquoi il y eut échec de la tentative de la police française d’impliquer dans leurs attentats absurdes les représentants de l’anarchisme comme Grave, Faure et Pouget.» (p. 79)
On peut regretter, puisqu’il est question de Pouget, que Laslo se refuse à traiter de l’anarcho-syndicalisme, considéré comme partie du mouvement ouvrier et donc extérieur au débat (p. 170, résumé en anglais).
On pourrait multiplier les citations importantes sur Proudhon, Bakounine, etc. (j’ai traduit certains de ces articles, mais les éditeurs sont lents à lire). Terminons par : « Du reste, pas une des trois philosophies politiques révolutionnaires modernes ― le libéralisme, l’anarchisme et le marxisme ― n’échappe à l’accusation d’utopisme de son idéal social. À ma connaissance, aucun de ces trois projets d’idéal humaniste n’a jamais été réalisé nulle part jusqu’à présent. Par conséquent, dans ce sens, l’anarchie est aussi utopique que le sont le communiste marxiste et la démocratie libérale.» (p. 34).
Meraklia
Alexandre Skirda Nestor Makhno, le cosaque de l’anarchie édité par l’auteur, 1982, 476 p., 110 francs (Librairie Autres Rivages, 67 rue Saint-Jacques, 75005 Paris)
Il pourrait sembler que le sujet est purement historique et sans rapport avec le présent. En fait, le samizdat cité dans Nouvelles du Front dans ce même numéro montre que les Soviétiques sont à la recherche de leur passé, en particulier des évènements qui démontrent les mensonges du PC. Makhno et les Makhnovistes sont en effet un des lieux communs de la falsification de l’histoire et de la propagande marxistes-léninistes.
Le livre de Skirda est la synthèse la plus complète publiée à ce jour sur le sujet. On y trouve des documents inédits de Makhno (notamment un projet de déclaration distribué dans les territoires libérés par les Makhnovistes traduit du bulgare, parce que l’original russe a été détruit ou « caché » par les communistes). Parmi les documents qu’on peut considérer comme inédits, il y a des articles de communistes soviétiques publiés dans des revues à faible tirage, pour les spécialistes du parti, et dont le contenu va même jusqu’à être élogieux pour Makhno.
Un autre aspect fort important de cet ouvrage est la description très résumée de l’ensemble de la révolution russe, dans laquelle s’insère le mouvement makhnoviste. On s’aperçoit qu’à plusieurs moments l’armée Rouge de Trotsky était à deux doigts de perdre. Et c’est soit la malchance qui a fait que les marxistes sont restés au pouvoir pour écraser le peuple, soit l’absence d’un réseau d’information. Car au moment où les Makhnovistes luttaient en Ukraine, ils ignoraient l’ampleur de certaines rebellions dans d’autres provinces, qui allaient dans un sens libertaire.
Aujourd’hui encore, les informations circulent mal et tardivement dans les milieux soviétiques dissidents, d’où l’importance des stations de radio dans les langues des Pays de l’Est (malheureusement dominées par les démocraties occidentales qui filtrent énormément les données dont elles disposent).
Ce livre, très riche en informations, donne en même temps une vision globale sur la révolution russe, en insistant sur ses temps forts et tout en donnant une description presque exhaustive du mouvement makhnoviste.
Asparukh