La Presse Anarchiste

Une journée de la vie d’un militant sincère et intègre d’une république démocratique et populaire

Nos lec­teurs connaissent Moha­med Kaci­mi El Has­sa­ni à tra­vers ses apho­rismes publiés dans Iztok n°12. Voi­ci un extrait de son livre Le Mou­choir qui paraît chez L’Har­mat­tan dans la col­lec­tion Écri­tures arabes. Une jour­née par­mi d’autres, le mar­di, d’ une semaine isla­mo-socia­liste riche en rebondissement…

Belle jour­née en pers­pec­tive ! La météo a annon­cé une chute des tem­pé­ra­tures et des averses sur la région. Sti­mu­lé par le congé du soleil, mon absence d’hier après-midi et un retard consé­quent, je repris le tra­vail. Le mar­di est consa­cré essen­tiel­le­ment au dépouille­ment du cour­rier de la base. Le com­mis­saire, étant occu­pé, me confie tout ce qu’il reçoit. Les quatre adjoints éga­le­ment. Ceux-ci n’ont pu fré­quen­ter l’é­cole. La révo­lu­tion comp­tait sur eux.

Mais, avant de ramas­ser les lettres dont Abdou avait jon­ché le cou­loir pour mieux mar­quer mon absence, je vou­lus m’as­su­rer de l’é­tat des toi­lettes. Quel­qu’un s’y éter­ni­sait. Ne vou­lant lâcher prise, je m’ap­prê­tais à attendre le temps néces­saire à l’i­den­ti­fi­ca­tion de l’oc­cu­pant, quand j’en­ten­dis, lan­cée d’un bureau voi­sin, une voix maquillée : « Alors ! On change de bureau ? » Je me ren­dis compte que cette fré­quen­ta­tion inha­bi­tuelle com­men­çait à intri­guer les employés. Pour ne point éveiller davan­tage leurs soup­çons si faciles, à contre­cœur, j’a­ban­don­nai mon guet.

Mais, dans mon bureau, j’al­lais per­cer des mys­tères qui me feraient oublier cette décon­ve­nue : une fois le cour­rier clas­sé par genre, lettres, télex, télé­grammes, il me faut sou­ti­rer à ces écri­tures mal­adroites et par­fois illi­sibles leur signi­fi­ca­tion réelle, sans rien omettre ni négli­ger. Der­rière chaque mot se dis­si­mule pro­ba­ble­ment une infor­ma­tion sus­cep­tible de chan­ger le cours de notre vie. À mes débuts, j’en­ta­mais de véri­tables fouilles archéo­lo­giques avant d’at­teindre leur sens. Mais aujourd’­hui, à force d’ha­bi­tude et d’exer­cice, l’in­for­ma­tion se livre à mon pre­mier coup d’œil. Plus que le flair ou le pres­sen­ti­ment, c’est une visée qui ne souffre d’au­cune défaillance de tra­jec­toire. La cible est atteinte quel que soit l’angle de tir. Une affaire de balis­tique en somme !

Ce doig­té, peu fré­quent chez les autres, me per­met de déce­ler à par­tir d’une seule syl­labe, le symp­tôme d’une grève ou d’une mani­fes­ta­tion incon­trô­lée, de faire la dif­fé­rence entre déla­tion et devoir, dif­fa­ma­tion et dénon­cia­tion. Un par­ti qui a si bien réus­si en temps de guerre ne peut se trom­per en temps d’indépendance.

À la fin du dépouille­ment, mon bureau cesse d’être une simple sur­face plane et se trans­forme en vaste chambre d’é­cho où reten­tissent les rumeurs et les craintes de la ville. Ins­tants où je la sens éta­lée sous mes yeux, nue et entière, ache­mi­née grâce à ces mil­liers de racines qui la sup­portent et lui donnent âme : nos mili­tants. Car nos mili­tants nous disent tout. Tout ce qu’ils voient et entendent, ce qu’ils sentent et pres­sentent, par­tout où ils sont, dans les cafés, les bus, les usines, les écoles et la rue. Atten­tifs au moindre mot, ils le happent au vol pour le trans­mettre au Par­ti, cette oreille sou­ve­raine qui leur prête la plus atten­tive des écoutes. Ain­si leurs lettres sont-elles pleines de la sub­stance même du quo­ti­dien ! Lucides et vigi­lants, ils y mettent ce que les autres veulent taire : cri­tiques injus­ti­fiées du sys­tème, pro­pos mal­veillants sur les res­pon­sables, inten­tion de grève, désir de mani­fes­ta­tion, rela­tions anor­males, adul­tère ou pédé­ras­tie ; sans jamais que cela ne soit gra­tuit. Chaque rap­port donne l’i­den­ti­té exacte du cou­pable et la date et le lieu pré­cis de son délit. Et c’est grâce à ces scribes de cel­lules qui nous mènent chaque jour dans les entrailles du monde que ma vision des choses a acquis sa justesse.

Avant que je ne sois ins­tal­lé der­rière ce bureau, quand j’é­tais coin­cé entre un tableau noir et des élèves exci­tés, ter­ras­sé en fin de mois par d’in­grates fiches de paye, ache­vé en fin d’an­née par de cri­mi­nels rap­ports d’ins­pec­tion, tout autre était pour moi le visage de la ville. D’elle je ne connais­sais que cer­tains noms de familles riches et influentes, quelques cafés où j’al­lais tuer le temps et nouer de pré­caires rela­tions. Je me réveillais à six heures du matin, afin d’a­voir les dix baguettes de rigueur. Je m’at­tar­dais des heures entières face au gui­chet de la mai­rie avant d’a­voir un simple extrait de nais­sance. À l’hô­pi­tal, je ne voyais les méde­cins que sur ren­dez-vous pris huit mois à l’a­vance. À la coopé­ra­tive des ensei­gnants, mon nom pour­tant pri­vi­lé­gié par l’ordre alpha­bé­tique, était tou­jours der­nier sur la liste d’at­tri­bu­tion des articles élec­tro­mé­na­gers. L’un de mes frères fut même obli­gé de repas­ser son exa­men d’en­trée en sixième.

J’é­tais une ombre se cher­chant un corps et la vie me sem­blait évo­luer à des hau­teurs inac­ces­sibles. Je n’a­vais pas l’am­bi­tion de les atteindre, seule­ment l’es­poir de me sen­tir moins exclu. Je rêvais de res­ter sur le même trot­toir en voyant un poli­cier arri­ver, de ne plus rou­gir en deman­dant un café, de ne plus bal­bu­tier devant n’im­porte quel fonctionnaire.

L’É­tat, qui par­lait avec beau­coup d’at­ten­tion des dému­nis et de la révo­lu­tion agraire, arra­cha à notre voi­sin cinq hec­tares de sa pro­prié­té et en fit don à mon père. Celui-ci ne sut quoi en faire au début. Les accep­ter, cela aurait été s’a­vouer misé­rable et s’at­ti­rer du coup les raille­ries du vil­lage, puis la vieille finit par le convaincre : « Prends-les, disait-elle, tout ce qui vient d’en haut est un don du ciel. »

La révo­lu­tion agraire sus­ci­ta alors mon grand enthou­siasme. Peu sou­cieux de poli­tique, je vou­lais qu’a­vec son appli­ca­tion les autres soient dépour­vus le plus tôt pos­sible et viennent me rejoindre. Mû par le désir d’ac­cé­lé­rer cette ren­contre, j’ai adhé­ré aux jeu­nesses du Par­ti. N’ayant rien à y appor­ter, je me conten­tais de prendre. Enga­gé corps et âme, je me fis rare à l’é­cole et omni­pré­sent aux mani­fes­ta­tions. Je ne ratais ni séances de ciné­ma, ni mee­tings, ni céré­mo­nies d’inauguration.

Pen­dant les réunions, je trans­cri­vais méti­cu­leu­se­ment les inter­ven­tions des res­pon­sables que je médi­tais chaque soir, aux dépens de mes pré­pa­ra­tions de cours. Le volon­ta­riat était pour moi l’ac­ti­vi­té de loin la meilleure. On y côtoyait des filles et je pou­vais à chaque sor­tie à la cam­pagne rire de la mal­adresse des cita­dins et leur mon­trer mon savoir-faire quand il s’a­gis­sait de plan­ter un arbre ou de ramas­ser du foin. À maintes reprises, nous eûmes l’hon­neur d’être fil­més alors que nous res­ti­tuions à la terre ses racines. L’i­mage de la vieille pleu­rant de joie en voyant son fils appa­raître sur l’é­cran de la télé­vi­sion, emprun­tée pour la cir­cons­tance, n’est pas prête à déser­ter mon esprit. Le len­de­main, elle offrit une robe à la voyante qui m’a­vait pré­dit, des l’âge de un an, un brillant avenir.

Len­te­ment, sans que je sache com­ment s’ef­fec­tua cette méta­mor­phose, ma soli­tude se fit moins lourde et ma langue sor­tit du dégel. Les autres, en dépit de la véhé­mence des dis­cours, ne sem­blaient guère dis­po­sés à des­cendre, aus­si je me mis à gra­vir les éche­lons. Je pris d’a­bord la parole dans les réunions puis pen­dant les mee­tings. Les citoyens m’ap­plau­dis­saient. Leur adhé­sion totale à mes mots et à mes for­mules me convain­quirent de la rec­ti­tude de ma cause. C’est ain­si que j’en­trais en oppo­si­tion avec qui­conque osait cri­ti­quer, en ma pré­sence, l’É­tat. Cepen­dant, avec le recul, j’a­voue qu’à cette époque, conscient de ma vul­né­ra­bi­li­té et ne me sen­tant nul­le­ment en mesure de prendre la défense d’un sys­tème, je m’ef­for­çais sur­tout de pré­ser­ver du doute une convic­tion si dif­fi­ci­le­ment acquise.

Vint le congrès, et ce fut le cou­ron­ne­ment de mes efforts. La base me dési­gna pour la repré­sen­ter. C’é­tait la pre­mière fois que je visi­tais la capi­tale. Ce ne furent ni ses immeubles ni ses grands bou­le­vards qui me bou­le­ver­sèrent, mais l’in­croyable nombre de res­pon­sables réunis dans le même lieu. Sous la voûte de la grande salle des congrès, j’ai vu fonc­tion­ner le cer­veau de notre pays, j’ai même pu appro­cher de près les ministres et me rendre compte à quel point ils nous res­sem­blaient. Au moment où le pré­sident de la Répu­blique accé­da à la tri­bune pour pro­non­cer le dis­cours de clô­ture, je fis le compte des ran­gées de sièges qui nous sépa­raient. Il y en avait exac­te­ment vingt-sept. À mon retour, j’of­fris à la voyante une robe, plus belle encore.

Ce congrès mar­qua un tour­nant déci­sif dans ma vie. Le direc­teur chan­gea d’at­ti­tude à mon égard, il ne récla­mait plus de cer­ti­fi­cats médi­caux pour admettre mes absences, et les pré­lè­ve­ments sur mon salaire ces­sèrent comme par enchan­te­ment. Ma voie était tra­cée pour de bon. Ma voca­tion était claire. Le des­tin se char­gea du reste : il ren­dit vacant le poste d’ad­joint char­gé de l’in­for­ma­tion, et, un beau jour du mois de mars, il vint me sou­ti­rer à mon estrade pour me dépo­ser der­rière ce bureau.

Depuis, la révo­lu­tion a péné­tré chaque élé­ment de mon uni­vers. Je me sens autre. À mes yeux la ville n’est plus la même : les familles y ont cédé place aux grou­pus­cules, les stades aux mani­fes­ta­tions, les cafés aux cel­lules d’op­po­si­tion, et les amis aux frères. Je n’at­tends plus, je fais patien­ter. Je ne bégaie plus, j’in­ti­mide. Mon par­ti a don­né des cou­leurs à ma ville.

Quand je pris mes fonc­tions, ces acti­vi­tés poli­tiques dont je ne soup­çon­nais guère l’exis­tence, me dérou­tèrent au point que je fus obli­gé d’ac­qué­rir un dic­tion­naire poli­tique. Il est des moments de forte recru­des­cence, d’a­gi­ta­tion et de pro­pa­gande sub­ver­sives où je me retrouve confron­té aux appel­la­tions les plus bizarres : mar­xiste-léni­niste de gauche, maoïste révo­lu­tion­naire, trots­kyste, posa­diste, VIe inter­na­tio­nale… Com­ment est – il pos­sible qu’un régime socia­liste ait une oppo­si­tion de gauche ? Sûre­ment l’in­gra­ti­tude des hommes ! L’É­tat se charge de leur san­té, de leur tra­vail, de leur défense, de leur retraite ; une fois débar­ras­sés de ces lourds far­deaux, ils ont l’ou­tre­cui­dance de lui dis­pu­ter le domaine des idées, comme s’il pou­vait s’y faire un béné­fice quelconque.

Réfrac­taire aux pré­vi­sions de la météo, exci­té par les obs­tacles dres­sés sur sa route, le soleil se mit à asse­ner de vio­lentes ruades à l’air qui, étour­di, retom­ba de tout son poids sur mon corps. Les mouches livraient au cli­ma­ti­seur un duel de vrom­bis­se­ment. L’in­sec­ti­cide ne fit que redou­bler leur ardeur, trem­pées, elles s’é­brouèrent sur mes papiers avant de reprendre leur cor­ri­da. La colle, retrou­vant son état ori­gi­nel, lais­sa choir mes gra­vures et mes cir­cu­laires. Pous­sé à bout, le cli­ma­ti­seur tous­so­ta un moment, puis tom­ba dans un sinistre bruit, ter­ras­sé par une baisse de tension.

Tra­hi par la tech­no­lo­gie, le bureau se trans­for­ma en une seconde en ham­mam du bon vieux temps. À pleines dents, la cha­leur mor­dait ma peau. Insou­cieux, mon cer­veau n’en­re­gis­tra aucune dou­leur, tel­le­ment il était acca­pa­ré par le sort des mou­choirs. Un degré de trop et adieu les preuves ! Aucune enve­loppe n’a­vait été ouverte, mais l’ins­tant était grave, je devais d’a­bord sau­ve­gar­der le conte­nu des mou­choirs, celui des lettres ne craint pas le soleil. Je cou­rus au café cher­cher une demi-bou­teille d’eau. Leur humi­di­fi­ca­tion était vitale. Au retour, je fis une très brève halte devant les toi­lettes. La porte n’é­tait pas encore ouverte. Il faut dire qu’à l’ins­tant où j’en effleu­rais la poi­gnée la trace du crime me pré­oc­cu­pait plus que le cri­mi­nel. Durant mon absence, le cli­ma­ti­seur s’é­tait remis en marche. Sou­la­gé, je pus enfin me consa­crer à mon travail.

Depuis un mois, la ville ne semble pas com­mettre beau­coup de fautes. Aus­si, en ouvrant ces enve­loppes d’où jaillissent de nau­séa­bonds effluves avant toute chose, car les mili­tants suent en abon­dance quand ils trans­crivent la véri­té, je ne m’at­ten­dais pas à tom­ber sur un évé­ne­ment qui puisse concur­ren­cer en gra­vi­té celui que j’a­vais découvert.

Une heure plus tard, mon bureau, mon agra­feuse et mes che­mises ne se voyaient plus sous les flots mul­ti­co­lores de la pape­rasse, mul­ti­tude de mots, rare­té des inci­dents, grâce de cette magni­fique terre dont le soleil dis­suade plus que tous les couvre-feux. Nulle grève en vue, nulle mani­fes­ta­tion à craindre. Tran­quille, je pou­vais clas­ser ces rap­ports, après avoir mis de côté ceux que je jugeais les plus impor­tants. Les voici :

— Cel­lule du quar­tier : « Cher frère, nous tenons à vous infor­mer que dans la nuit du 6 du mois cou­rant, un coopé­rant a garé sa voi­ture face au cercle mili­taire. Veuillez trou­ver ci-joint la fiche signa­lé­tique de l’in­di­vi­du ain­si que le matri­cule du véhi­cule. » Ma démarche est simple dans ce genre de cas : je demande son dos­sier à la wilaya, et si d’autres faits lui sont repro­chés nous exi­geons la rési­lia­tion de son contrat.

— Cel­lule du lycée Ibn Badis : « Cher frère, nous tenons à vous infor­mer que le pro­fes­seur N. S. a appris à sa classe, lors de la séance du mar­di, que le père d’Ibn Badis était un notable de l’ad­mi­nis­tra­tion colo­niale. Ci-joint les signa­tures des cin­quante-trois élèves pré­sents au cours. »

— Cel­lule du quar­tier Ibn Badis : « Cher frère : nous avons l’hon­neur de vous apprendre que dans la nuit du 3 du mois cou­rant, nous avons sur­pris sur les murs de notre local cette cri­mi­nelle ins­crip­tion : “Le Par­ti, c’est comme les fan­tômes, ça fait peur mais ça n’existe pas.” Heu­reu­se­ment, nous l’a­vons effa­cé avant que le peuple ne la voie. Veuillez trou­ver ci-joint une pho­to du graf­fi­ti ain­si que la fac­ture du pot de pein­ture dont nous l’a­vons badigeonné. »

— Le secré­taire de l’U­nion ter­ri­to­riale des tra­vailleurs : « Cher frère, je prends ma plume pour vous dire que, lors de notre der­nière assem­blée géné­rale, plu­sieurs ouvriers, dont les noms suivent, ont récla­mé la créa­tion d’un syn­di­cat libre. Par consé­quent, je tiens à vous pro­po­ser d’in­ter­ve­nir auprès de la télé­vi­sion afin qu’elle ne fasse plus état des évé­ne­ments qui se déroulent en Pologne et que l’on puisse ain­si mettre de bons ouvriers musul­mans à l’a­bri du néfaste exemple de ces infi­dèles. » Je mis de côté ce rap­port, il fal­lait le trans­mettre au commissaire.

Le reste du cour­rier conte­nait des infor­ma­tions régu­lières, qui se devinent selon l’ex­pé­di­teur, la liste des nou­veaux abon­nés à L’hu­ma­ni­té, celle des audi­teurs de la radio kabyle, et l’i­den­ti­té des par­ti­ci­pants aux prières du ven­dre­di. Si la pié­té comble Dieu, elle dérange l’É­tat. Au-delà des cinq prières obli­ga­toires, on se demande sur quel temps rognent cer­tains citoyens et com­ment ils peuvent assu­rer leur dés­in­té­res­se­ment par rap­port aux choses de la vie. À ce stade, ils deviennent sus­pects, leur dis­po­ni­bi­li­té ne peut s’ex­pli­quer que par une aide d’une puis­sance étran­gère. Après lec­ture, chaque rap­port reçoit une note de un à cinq. Au-delà de la note quatre, l’af­faire signa­lée relève direc­te­ment du commissaire.

Ce tra­vail accom­pli, il ne me reste plus qu’à des­cendre au sous-sol, clas­ser les dos­siers dans la salle des archives. À part moi, per­sonne ne peut y accé­der sans auto­ri­sa­tion spé­ciale du com­mis­saire. Cette obs­cure salle est à la fois mon lieu de recueille­ment et ma boule de cris­tal. Dedans, sur des rayons métal­liques allant du sol jus­qu’au pla­fond, s’a­lignent dans de gros car­tons, les prin­ci­paux sujets de nos pré­oc­cu­pa­tions : grèves, syn­di­cats, com­mu­nisme, frères musul­mans. Quant aux dis­si­dents notoires, ils dis­posent de dos­siers per­son­nels qu’on gave à coups de délits et de com­plots, jus­qu’à ce qu’ils prennent l’embonpoint qui rend néces­saire l’ar­rêt du régime. Coin­cés entre deux pans de che­mise, dis­sé­qués au plus pro­fond d’eux – mêmes, je peux fouiller leur vie, péné­trer leur inti­mi­té et même pré­dire leur avenir.

Quand il m’ar­rive de croi­ser en ville l’un de ces cou­pables, je ne le regarde que par trans­pa­rence. Pour moi, il n’est plus un indi­vi­du, mais une longue liste chro­no­lo­gique d’actes répré­hen­sibles. De lui, je ne sai­sis que ce qui défaille, et me sens alors dans la peau de ce méde­cin que j’au­rais tant vou­lu être si les cir­cons­tances ne m’a­vaient pas tra­hi. Telle est la com­pen­sa­tion de cette ambi­tion contra­riée, de cet élan bri­sé. Feuille­tant leur dos­sier, je suis le chi­rur­gien qui sou­met à son infaillible scal­pel l’es­prit des hommes.

Le Par­ti n’est-il pas en fait ce sté­tho­scope dis­cret qui trans­gresse les murailles de la clan­des­ti­ni­té et du camou­flage, pour sai­sir les plus imper­cep­tibles bat­te­ments et pul­sa­tions du corps qu’il domine ? Nous ne pré­ve­nons point les défaillances de l’or­ga­nisme, ce serait trop simple, mais celles de la pensée.

Le Ren­sei­gne­ment est la plus effi­cace des thé­ra­pies. Meilleure que la psy­cha­na­lyse, il ne dévoile pas l’in­di­vi­du à lui-même, mais à l’ins­ti­tu­tion qui est plus res­pon­sable que lui : l’État !

Moha­med Kaci­mi El Hassani


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