La Presse Anarchiste

Il y a trente ans, les cent fleurs

Trois mois après le XXe Congrès du PCUS, Lu Din­gyi, le chef du dépar­te­ment de pro­pa­gande du par­ti com­mu­niste chi­nois, for­mu­lait le mot d’ordre « Que cent fleurs s’é­pa­nouissent, que cent écoles riva­lisent ! » tan­dis que le dis­cours pro­non­cé en février 1957 par Mao et inti­tu­lé De la juste solu­tion des contra­dic­tions au sein du peuple sem­blait confir­mer le nou­vel esprit d’ou­ver­ture du régime. Plu­sieurs jeunes intel­lec­tuels se lan­cèrent, après quelques hési­ta­tions, dans la cri­tique ouverte et publique des tares du régime.

Le mois de mai de l’an­née 1957 consti­tua le point culmi­nant de ce mou­ve­ment cri­tique favo­rable à la démo­cra­ti­sa­tion et connu sous le nom des Cent Fleurs. Lin Xiling en fut l’un des prin­ci­paux pro­ta­go­nistes. Fille du direc­teur de l’Ins­ti­tut d’es­pé­ran­to de Shan­ghai, dont elle consi­dère avoir héri­té « la tra­di­tion du refus », et d’une mili­tante com­mu­niste conver­tie par ailleurs au catho­li­cisme, Cheng Hai­guo — qui adop­te­ra ulté­rieu­re­ment le pseu­do­nyme de Lin Xiling — rejoint l’ar­mée popu­laire de libé­ra­tion en 1949, à 13 ans. Fer­vente pro­pa­gan­diste, elle entre à l’u­ni­ver­si­té en 1953. Paral­lè­le­ment à ses études, elle pour­suit son tra­vail d’ac­ti­viste poli­tique. Atta­quée publi­que­ment lors de la cam­pagne contre les droi­tiers, elle fut gar­dée après mai 1957 sous sur­veillance à l’u­ni­ver­si­té afin de subir la « réforme par le tra­vail », puis arrê­tée en juillet 1958 et condam­née à quinze années de prison.

Après cette longue période de déten­tion qui prend fin en 1973, elle fut assi­gnée à domi­cile pen­dant quatre ans. Libé­rée en 1977, elle refuse de faire son auto­cri­tique et choi­sit la dis­si­dence ouverte. En exil depuis 1983 elle mul­ti­plie les ini­tia­tives en faveur de la démo­cra­ti­sa­tion de son pays et de soli­da­ri­té avec les pri­son­niers poli­tiques chi­nois. Nous avons ren­con­tré Lin Xiling à l’oc­ca­sion de l’an­ni­ver­saire des Cent Fleurs (30 ans déjà) et du récent mou­ve­ment étu­diant qui consti­tuent res­pec­ti­ve­ment le pre­mier et le der­nier en date des moments forts de la contes­ta­tion démo­cra­tique du régime com­mu­niste chinois.

Iztok : Tu dois ta noto­rié­té poli­tique — et un très long empri­son­ne­ment — au dis­cours que tu as pro­non­cé à l’U­ni­ver­si­té du peuple de Pékin, où tu étais étu­diante, contre les « trois nui­sances » : le dog­ma­tisme, le bureau­cra­tisme et le sectarisme.

Lin Xiling : Oui, en effet. Mais j’ai pro­non­cé sept fois ce dis­cours, du 23 mai au 10 juin, chaque fois devant une assis­tance d’en­vi­ron 10.000 per­sonnes. Les auto­ri­tés en ont rap­por­té cer­taines par­ties de manière erro­née. L’é­cho dans la jeu­nesse a été assez large. On m’a alors accu­sée d’être un élé­ment anti-par­ti et d’a­voir une posi­tion anti-socia­liste, puis on m’a repro­ché d’a­voir « pré­mé­di­té » mes pro­pos devant les étudiants.

En réa­li­té, étu­diante en droit, on m’a appris qu’il fal­lait éli­mi­ner de la socié­té le crime et la cor­rup­tion. Or je me suis vite aper­çue qu’ils étaient très déve­lop­pés en Chine et, par consé­quent, je me suis atta­quée à ces pro­blèmes. Envoyée à l’é­poque dans la région pétro­lière du Hunan, j’ai eu l’oc­ca­sion de ren­con­trer de nom­breux ouvriers et agri­cul­teurs et j’ai été sur­prise par l’am­pleur de leur mécon­ten­te­ment envers les bureau­crates et les phé­no­mènes de corruption.

I.: Avant 1957 tu étais « pro­pa­gan­diste » du par­ti et c’est à ce titre que tu inter­ve­nais dans dif­fé­rents sec­teurs et régions. N’y avait-il pas une contra­dic­tion entre la pour­suite de ce genre d’ac­ti­visme et la per­cep­tion d’un mécon­ten­te­ment dû jus­te­ment au parti ?

L.X.: Oui, il y en avait une ! Plu­sieurs aspects doivent cepen­dant être pris en consi­dé­ra­tion. Du fait de mon édu­ca­tion ma confiance dans le par­ti était totale. Je suis entrée dans l’ar­mée popu­laire avec l’i­déal de ser­vir le peuple. En allant sur place, lorsque j’ai pris contact avec la réa­li­té des choses, je me suis vite ren­due compte des injus­tices et des pri­vi­lèges : les gens du par­ti étaient par exemple tou­jours bien logés tan­dis que le peuple vivait dans des condi­tions dif­fi­ciles. Ceci m’a par­ti­cu­liè­re­ment tou­chée. J’ai réa­li­sé que le par­ti n’é­tait pas au ser­vice du peuple, mais le peuple au ser­vice du parti.

D’autre part, sur le plan inter­na­tio­nal, les temps étaient à l’i­déa­lisme pro-sovié­tique. Nous croyions au sta­li­nisme. Puis Khroucht­chev a com­men­cé à s’at­ta­quer à Sta­line. Jamais je n’au­rais pu pen­ser que Sta­line fût aus­si mau­vais. J’ai lu les docu­ments et j’en fus bou­le­ver­sée. Après, il y a eu les évé­ne­ments de Poz­nan et de Buda­pest. Nous avons bien sen­ti alors que ce qui était dénon­cé en URSS ain­si que les pro­blèmes aux­quels étaient confron­tées les socié­tés polo­naise et hon­groise exis­taient éga­le­ment en Chine.

Enfin, n’ou­blions pas que Mao avait deux dis­cours. En invi­tant les intel­lec­tuels à cri­ti­quer le par­ti afin de l’a­mé­lio­rer il leur ten­dait un piège. Tout ce qui se passe actuel­le­ment en Chine rap­pelle une situa­tion que nous avons bien connue en 1957. « Il faut cri­ti­quer la bureau­cra­tie et le sec­ta­risme ! » disait Mao à cette époque et les intel­lec­tuels ont sui­vi ses ordres. Deng Xiao­ping a lui aus­si fait figure d’homme d’É­tat ouvert et tout le monde lui a fait confiance : on connaît la suite. Après le répres­sion, Mao a expli­qué : « Nous avons agit ain­si pour savoir ce vous pen­siez vrai­ment, pour com­prendre qui vous étiez au juste ! » C’é­tait un pro­cé­dé crapuleux.

 

I.: S’a­gis­sait-il d’un simple piège de la part de Mao ?

LX.: Au début Mao était peut-être sin­cère, mais la vio­lence des cri­tiques qu’il avait déclen­chées a dû le sur­prendre. Par la suite il a déri­vé de plus en plus à gauche. Il s’est allié à d’autres membres de la direc­tion du par­ti tout en conti­nuant à inci­ter les gens à la cri­tique. Pen­dant ce temps ses com­plices repé­raient les meneurs de la contes­ta­tion dans la pers­pec­tive de la répression.

I.: À quel moment avez-vous acquis la convic­tion qu’il s’a­gis­sait d’un piège ?

L.X.: Vers la fin du mois de juin 1957, quand des mil­lions de per­sonnes ont été condam­nées comme droi­tistes. Cer­tains intel­lec­tuels ont alors fait leur auto-cri­tique car à l’é­poque Mao appa­rais­sait aux masses comme un véri­table dieu et celles-ci ne com­pre­naient pas qu’on le cri­ti­quât. Liu Binyan était par­mi ces intel­lec­tuels. Il pen­sait avoir eu tort.

I.: En Hon­grie, les insur­gés n’é­taient pour la plu­part pas com­mu­nistes et ne man­quaient pas de le rap­pe­ler. Par­mi les ani­ma­teurs des Cent Fleurs, est – ce que l’on trou­vait aus­si des gens sans rap­port avec le par­ti ou fon­da­men­ta­le­ment hos­tiles au régime com­mu­niste en place ?

L.X.: Non. Ceux qui ont pris la parole étaient tous pas­sés par le par­ti, d’une façon ou d’une autre. Les intel­lec­tuels non com­mu­nistes avaient été balayés pen­dant la révo­lu­tion ou s’é­taient exi­lés. Il exis­tait, certes, et il existe tou­jours en Chine une ving­taine d’as­so­cia­tions non com­mu­nistes qui se sont oppo­sées au Kuo-min-tang avant la révo­lu­tion, mais leur exis­tence est pure­ment for­melle puis­qu’elles ne peuvent pas agir à leur gré. Les diri­geants du 3 Sep­tembre ou de l’U­nion démo­cra­tique occupent par­fois des postes pres­ti­gieux mais sans pou­voir effectif.

I.: Qu’est-ce que les Cent Fleurs ont chan­gé en Chine ?

L.X.: Il s’a­gis­sait du pre­mier mou­ve­ment démo­cra­tique depuis 1949. Depuis, chaque fois que de nou­veaux mou­ve­ments sur­gissent, on se réfère aux Cent Fleurs comme à une sorte de pré­cur­seur. Les pro­blèmes qu’ils évoquent sont les mêmes que ceux que nous avons sou­le­vés et qui n’ont tou­jours pas été résolus.

I.: Pen­dant la révo­lu­tion cultu­relle vous étiez en pri­son. Que pen­sez-vous de cette période trouble et de la cri­tique déve­lop­pée, depuis la mort de Mao, dans les milieux offi­ciels chi­nois à son sujet ?

L.X.: Des gardes rouges, j’en ai connu sur­tout après ma sor­tie de pri­son. Je pense qu’eux aus­si ont été trom­pés par Mao qui leur a fait croire à un idéa­lisme poli­tique. Il s’a­gis­sait avant tout d’une lutte à l’in­té­rieur du par­ti pour laquelle on a sacri­fié les inté­rêts du peuple. Le Grand Bond en avant, comme beau­coup d’autres pro­jets de Mao, avait échoué. Liu Shao­qui et Deng Xiao­ping tenaient le pou­voir. À l’ins­tar des anciens empe­reurs de Chine, Mao ne pou­vait sup­por­ter d’être écar­té du pou­voir. C’est pour le récu­pé­rer qu’il a lan­cé le mou­ve­ment de la révo­lu­tion cultu­relle. Là aus­si il s’a­gis­sait en quelque sorte d’un piège. Mao n’é­tait pas mar­xiste. Mais, s’il n’a lu que peu d’ou­vrages de Marx — comme il l’a lui-même avoué — il connais­sait bien les livres des anciens gou­ver­neurs de Chine. Ce sont ces livres qui lui ont ser­vi pour conqué­rir le pou­voir et deve­nir ensuite un tyran.

De plus, après la mort de Sta­line, il pen­sait pou­voir deve­nir le numé­ro Un du mou­ve­ment com­mu­niste inter­na­tio­nal et diri­ger la révo­lu­tion mon­diale. Cepen­dant, la révo­lu­tion cultu­relle a per­mis non seule­ment à Mao de conso­li­der son pou­voir, mais éga­le­ment à la jeu­nesse de se mobi­li­ser grâce à une sorte de démo­cra­tie auto-orga­ni­sée. À tra­vers leurs nom­breuses asso­cia­tions et cel­lules, les jeunes se sont bat­tus contre les diri­geants arro­gants et cor­rom­pus du pays. Pour stop­per la révolte des jeunes, Mao, après avoir vain­cu ses adver­saires à la direc­tion du régime, a uti­li­sé l’ar­mée, là où l’on trou­vait les élé­ments les plus conser­va­teurs. Quant à Deng, il a enle­vé de la Consti­tu­tion en 1979 des droits acquis pen­dant la révo­lu­tion cultu­relle et por­tant sur la liber­té d’ex­pres­sion et de réunion.

I.: Le poids de la men­ta­li­té féo­dale est sou­vent évo­qué en Chine lors­qu’il s’a­git d’un pro­jet poli­tique démocratique…

L.X.: Le peuple chi­nois est très mal­heu­reux : depuis des mil­lé­naires le tota­li­ta­risme règne dans ce pays. Les révo­lu­tions de Sun Yat-sen et de Mao n’ont rien pu y faire. Tout au début Mao était vrai­ment révo­lu­tion­naire. Une fois au pou­voir, il a chan­gé lors­qu’a refait sur­face le démon du tota­li­ta­risme chi­nois. C’est le pou­voir qui entraîne la cor­rup­tion, l’exis­tence qui engendre la conscience. Voi­là pour­quoi la démo­cra­tie en Chine me semble consti­tuer une uto­pie. Même pour une démo­cra­tie socia­liste je suis très pes­si­miste car chan­ger les per­sonnes ne sert à rien si l’on ne change pas le sys­tème. Et le peuple chi­nois ne pousse pas beau­coup, par son com­por­te­ment pas­sif et obéis­sant, à la démo­cra­tie. Je me dis par­fois que des réformes comme celles qui ont eu lieu au siècle der­nier au Japon, ou celles entre­prises par le der­nier empe­reur chi­nois, seraient déjà, pour la Chine, un pro­grès. Le récent échec de Hu Yao­bang prouve, une fois de plus, que les réformes ne peuvent pas abou­tir dans notre pays.

Les condi­tions en Chine sont très dif­fé­rentes de celles de la Pologne où l’in­dus­trie est for­te­ment déve­lop­pée et la classe ouvrière assez puis­sante. Chez nous peu nom­breux, les ouvriers, n’ont jamais for­mé une classe à pro­pre­ment par­ler, la majo­ri­té de la popu­la­tion étant pay­sanne. Le mou­ve­ment ouvrier était com­ba­tif avant la Révo­lu­tion comme en témoigne la révolte de Can­ton en 1926. Mais après 1949, les ouvriers, ayant obte­nu les avan­tages qu’ils récla­maient (telle la garan­tie de l’emploi) se sont embour­geoi­sés. Les mou­ve­ments poli­tiques sont tou­jours déclen­chés par des étu­diants et des intel­lec­tuels, comme on a pu le voir à Shan­ghai pen­dant la révo­lu­tion cultu­relle. Les ouvriers ont le plus sou­vent des posi­tions conser­va­trices, et ne se sont jamais posés en véri­tables contes­ta­taires du régime. Chez les jeunes ouvriers la situa­tion est en train de chan­ger, et vrai­sem­bla­ble­ment ils seront ame­nés à jouer un rôle impor­tant dans les mou­ve­ments poli­tiques à venir.

I.: Avez-vous eu des contacts avec les ani­ma­teurs du mou­ve­ment démo­cra­tique de 1978 – 79 ?

L.X. : J’ai eu l’oc­ca­sion de connaître Wei Jin­sheng et des gens du Mur de la démo­cra­tie. Le point com­mun entre les Cent Fleurs et le Prin­temps de Pékin est la jeu­nesse de ces mou­ve­ments, car seuls les jeunes, pous­sés par l’i­déa­lisme, osent par­ler. Le mou­ve­ment démo­cra­tique de 1978 – 1979 allait plus loin que le nôtre. Nous vou­lions seule­ment chan­ger cer­taines choses dans le par­ti alors que les jeunes de 1979 et d’au­jourd’­hui veulent chan­ger le régime. Une fois, en 1957, je me sou­viens avoir sou­le­vé des pro­blèmes concer­nant le sys­tème, mais à l’é­poque de tels pro­pos étaient consi­dé­rés comme inac­cep­tables puisque cata­lo­gués anti-révo­lu­tion­naires. Aujourd’­hui on consi­dère cela comme une reven­di­ca­tion pos­sible. On a pu le consta­ter lors du récent mou­ve­ment des étu­diants. Tout ce que j’ai fait en 1957 s’ins­cri­vait dans une pers­pec­tive socia­liste. Depuis on s’est tour­né vers l’Oc­ci­dent en tant que modèle démo­cra­tique. Mais les évé­ne­ments qui viennent d’a­voir lieu doivent être mis davan­tage en rap­port avec la réus­site de la révo­lu­tion phi­lip­pine contre Mar­cos qui pré­sente aux yeux des Chi­nois une double qua­li­té : elle s’est dérou­lée sans vio­lence et n’a été mar­quée ni à gauche ni à droite. Pour ce qui est de Taï­wan, seule l’ins­tau­ra­tion d’une véri­table démo­cra­tie dans ce pays pour­rait encou­ra­ger les Chi­nois de la Chine continentale.

 

I.: Le limo­geage de Liu Binyan a été l’un des actes les plus spec­ta­cu­laires par­mi ceux qui ont mar­qué le chan­ge­ment de la poli­tique chi­noise à la suite du mou­ve­ment étu­diant. Or il se trouve que la répres­sion du mou­ve­ment des Cent Fleurs à tra­vers la cam­pagne anti-droi­tière était diri­gée prin­ci­pa­le­ment contre toi-même et Liu Binyan. Mais si toi tu as choi­si la dis­si­dence ouverte, lui est entré comme jour­na­liste au Quo­ti­dien du peuple et a diri­gé l’As­so­cia­tion des écri­vains. Par ses actions il est deve­nu un réfor­ma­teur qui, tout en fai­sant par­tie du régime, ne se pri­vait pas de le cri­ti­quer. Que penses-tu de son choix ?

L.X.: Nous vou­lions tous les deux chan­ger la Chine, mais cha­cun a choi­si une voie dif­fé­rente. Je dois avouer que son influence est beau­coup plus grande que la mienne. Il a pu uti­li­ser sa fonc­tion pour faire connaître ses écrits dans la Chine entière. Main­te­nant il a été mis à l’é­cart, mais pour le peuple, son ave­nir n’en est que plus pro­met­teur. En Chine il y a une tac­tique bien connue de tous les intel­lec­tuels : pour dire quelque chose de vrai, il faut l’en­tou­rer de beau­coup de choses fausses. Je n’ai jamais pu faire ça. Sur ce plan-là, Liu Binyan est beau­coup plus fort que moi. Il a réus­si à faire pas­ser un maxi­mum de choses vraies. Per­sonne n’a fait plus que lui dans le domaine de la critique.

Wang Ruo­wang et Fang Liz­hi, récem­ment limo­gés, étaient éga­le­ment des com­pa­gnons de l’é­poque des Cent Fleurs. Deng les avait uti­li­sés pour don­ner une image d’ou­ver­ture. Actuel­le­ment il est en train de détruire cette image, ce qui d’ailleurs ne doit pas le gêner outre mesure, l’es­sen­tiel étant, pour les diri­geants chi­nois, de conser­ver le pouvoir.

I.: Si j’ai bien com­pris, la plu­part des vic­times de la cam­pagne anti-droi­tère ont fait leur autocritique…

L.X.: Moi j’ai refu­sé, mais tous les autres l’ont faite. Pen­dant vingt ans ils furent réduits au silence et ne furent réha­bi­li­tés qu’en 1979. Il convient de noter qu’ils se sont bien gar­dés de prendre contact avec les ani­ma­teurs du Prin­temps de Pékin. L’un d’entre eux, Wang Mong, s’est si bien mis en valeur qu’il est deve­nu ministre. Par­mi ceux qui ont été réha­bi­li­tés, beau­coup sont deve­nus de petits cadres qui ont « oublié » tout ce qui s’é­tait pas­sé en 1957 et se montrent très confor­mistes. Un peu comme s’ils se repentaient…

Pour ma part, comme je vis à l’é­tran­ger depuis plu­sieurs années et que mes écrits sont inter­dits en Chine, mon influence est très limitée.

I.: Tu es pour­tant très active dans les ini­tia­tives concer­nant la Chine dans plu­sieurs pays. Pour­quoi la contes­ta­tion et la dis­si­dence chi­noises sont-elles si peu connues dans le monde en com­pa­rai­son de celles qui tra­versent l’U­nion sovié­tique par exemple ?

L.X.Les pays occi­den­taux et les États-Unis en par­ti­cu­lier dési­rent avant tout déve­lop­per leur com­merce avec la Chine et s’en faire une alliée contre l’U­nion sovié­tique. Ils pré­fèrent donc igno­rer les dis­si­dents chi­nois. Ceux – ci connaissent de grandes dif­fi­cul­tés à l’é­tran­ger ; moi-même j’ai vécu cette expé­rience très amère. Je ne me sens pas en sécu­ri­té, la poli­tique chi­noise me pour­suit tou­jours. Au début, Taï­wan a été plein d’a­ma­bi­li­tés pour moi en pen­sant que j’al­lais ser­vir pour ses cam­pagnes anti­com­mu­nistes. Mais j’ai eu l’oc­ca­sion de connaître les diri­geants de l’op­po­si­tion démo­cra­tique et de lier avec eux des rela­tions d’a­mi­tié. Depuis, les auto­ri­tés de Taï­wan (du par­ti unique) me consi­dèrent comme une enne­mie et essaient de me frap­per par tous les moyens, y com­pris en mani­pu­lant des sino­logues. Ceux qui sont dans ma situa­tion ont peur pour eux-mêmes et leur famille. C’est la rai­son pour laquelle beau­coup cessent toute acti­vi­té politique.

Par ailleurs, il faut ajou­ter que les asso­cia­tions des Chi­nois à l’é­tran­ger, y com­pris aux USA, sont très contrô­lées, soit par Pékin, soit par Taï­wan. Une seule excep­tion notable : Hong Kong, où cer­taines asso­cia­tions ont su se pré­ser­ver de ces tutelles.

I.: Va-t-on fêter le 30e anni­ver­saire des Cent Fleurs en Chine ?

L.X.: Liu Binyan, Wang Ruo­wang et Liu Shin avaient pro­je­té de fêter cet anni­ver­saire en juillet 1987. Avec leur limo­geage, à la suite du mou­ve­ment étu­diant, cette ini­tia­tive est tom­bée à l’eau. L’an pas­sé, j’a­vais pen­sé célé­brer les trente ans des Cent Fleurs aux États-Unis, mais comme je ne suis pas tel­le­ment en accord avec les idées de Rea­gan, je me suis dit qu’il vau­drait mieux le faire en France. J’ai donc pro­po­sé le pro­jet à l’Ins­ti­tut de Chine où je tra­vaille. Mal­heu­reu­se­ment, je manque d’ap­puis par­mi les sino­logues fran­çais et sur­tout de finances pour l’or­ga­ni­ser moi-même…

I.: Le moins que l’on puisse dire, en guise de conclu­sion, c’est que dans la conjonc­ture chi­noise actuelle Deng Xiao­ping ne fait guère figure d’hé­ri­tier du mou­ve­ment des Cent Fleurs…

L.X.: On ignore sou­vent à l’é­tran­ger qu’en 1957 Deng était aux côtés de Mao, dans l’é­quipe des prin­ci­paux res­pon­sables de la répres­sion. Et aujourd’­hui encore il bloque ma réha­bi­li­ta­tion. En 1979, par exemple, lorsque presque tout le monde a été réha­bi­li­té, par trois fois Hu Yao­bang a signé ma réha­bi­li­ta­tion mais Deng a tou­jours mis son veto. Actuel­le­ment, dans les docu­ments offi­ciels, les dis­cours de Deng condamnent tou­jours la révo­lu­tion cultu­relle, mais cau­tionnent la répres­sion anti-droi­tiste de 1957.

Paris, jan­vier 1987

Document

Voi­ci un extrait du dis­cours pro­non­cé lors de la Confé­rence suprême d’É­tat par Mao Zedong le 13 octobre 1957. Inutile de le com­men­ter ! Pré­ci­sons que Lin Xiling, effec­ti­ve­ment âgée de 21 ans, était étu­diante à l’u­ni­ver­si­té ; à la suite de ses inter­ven­tions poli­tiques elle avait été astreinte au tra­vail de balayeuse, une insulte dans la bouche d’un chef d’É­tat « pro­lé­ta­rien » ! Peu de temps après, elle fut emprisonnée.

(…) Il est pos­sible qu’un nombre consi­dé­rable de droi­tiers entendent l’ap­pel de la rai­son. Contraints par la situa­tion, ils seront obli­gés de s’a­men­der, de faire preuve d’un peu plus de sagesse et d’un peu moins d’in­dé­crot­table opi­niâ­tre­té ; l’ap­pel­la­tion de droi­tiers leur sera alors reti­rée et, de plus, un tra­vail leur sera attri­bué. Parce qu’ils sont contre le socia­lisme, les droi­tiers consti­tuent une force d’op­po­si­tion. Aujourd’­hui, pour­tant, nous n’a­gi­rons pas avec eux comme nous l’a­vons fait dans le pas­sé avec les pro­prié­taires fon­ciers et les contre-révo­lu­tion­naires. Cette dif­fé­rence de trai­te­ment se tra­dui­ra prin­ci­pa­le­ment par le fait que le droit de vote ne leur sera pas reti­ré. Peut-être le fera-t-on pour cer­tains d’entre eux, excep­tion­nel­le­ment. (Le Pre­mier ministre : Reforme par le tra­vail manuel. »). Un exemple, celui de Lin Xiling. Que fait-elle en ce moment ? Elle est balayeuse à l’u­ni­ver­si­té du peuple. Il paraît que c’est elle qui a vou­lu faire ce tra­vail. C’est un bébé : 28 ans ! Et cepen­dant ce n’est pas vrai qu’elle soit un bébé : elle a décla­ré avoir 21 ans, mais c’est faux, elle a 28 ans. Elle a donc dépas­sé l’âge limite pour faire par­tie de la Ligue de la jeu­nesse com­mu­niste, ce qui l’a mécon­ten­tée. Main­te­nant, elle se trouve iso­lée, fait un peu de tra­vail à l’u­ni­ver­si­té, se réforme par ce tra­vail manuel. Elle est un cas exceptionnel.

Mao Tsé-Toung, Textes, édi­tion inté­grale, 1949 – 1958, trad. du chi­nois Les Édi­tions du Cerf, Paris, 1975, p. 405.

Le maire de Shan­ghai, Jiang Zemin, a éga­le­ment décla­ré que l’af­fi­chage de dazi­baos n’é­tait de toute façon pas un bon moyen de mani­fes­ter pour la démo­cra­tie. Au contraire, a‑t-il dit, la révo­lu­tion cultu­relle (1966 – 1976) a mon­tré qu’ils ser­vaient à détruire la vie démo­cra­tique nor­male, à bri­ser la sta­bi­li­té et l’u­ni­té sociale parce qu’ils n’é­taient pas signés et que per­sonne ne pre­nait la res­pon­sa­bi­li­té de leur conte­nu. Leurs auteurs étaient donc libres de défor­mer la réa­li­té et même de calom­nier des gens. C’est pour cette rai­son que l’As­sem­blée popu­laire natio­nale avait voté le 10 sep­tembre 1980 une réso­lu­tion sup­pri­mant dans la Consti­tu­tion de l’é­poque l’ar­ticle qui concer­nait le droit des citoyens à l’af­fi­chage de dazi­baos.

Bei­jing Infor­ma­tion, n°52, du 2 décembre 1986

 


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