La Presse Anarchiste

Mélanges

On peut évi­dem­ment faire un pay­sage de fan­tai­sie, et l’intituler : « lever de soleil sur la lune », ou bien : « vision inté­rieure ». En musique, quan­ti­té d’œuvres de valeur ont des titres si sin­gu­liers, et ne nous donnent pour­tant comme impres­sion rien abso­lu­ment de ce que ceux-ci sem­blaient promettre.

« Pré­ludes à l’après-midi d’un faune », « La demoi­selle élue », « La cathé­drale englou­tie », de Debus­sy, « l’apprenti sor­cier », de Dukas, etc., pour n’en citer que quatre qui me tombent sous la plume. Et en lit­té­ra­ture donc !

Je me demande au nom de quoi l’on pour­rait bien se per­mettre de condam­ner une œuvre d’imagination.

Disant ceci, je pense à l’incompréhension et l’intolérance des artistes les uns vis-à-vis des autres lorsque, sous pré­texte de « natu­rel », ils s’excommunient réci­pro­que­ment, parce que l’art serait ceci, et non cela.

Certes, il y a des fan­tai­sies qui ne relèvent pas de l’imagination (au contraire!) qui ne sont pas le fruit d’une pen­sée, et qui tra­hissent même élo­quem­ment l’absence de l’aptitude créa­trice. Ce sont là super­che­ries plus ou moins vul­gaires, plus ou moins nulles, et ce ne sont pas celles qui nous occupent.

Mais il ne fau­drait pas nier à tout artiste sin­cère, épris d’inconnu de mieux, ou de simple nou­veau (le pro­grès n’est que du nou­veau sans qua­li­té) le droit d’étudier avec effort une façon non habi­tuelle de tra­duire cer­taines pen­sées abs­traites ou non, par la forme et la cou­leur. Et non des pen­sées seules, mais toutes choses.

En un mot, il nous faut bien recon­naître, pour demeu­rer, ici comme ailleurs, sans pré­ju­gé. Le droit abso­lu de tout artiste, de tout homme, d’avoir sur l’art cer­taines théo­ries, si extra­or­di­naires nous parussent-elles, et de les réa­li­ser sur la toile. J’affirme le droit pri­mor­dial à la théo­rie ; et ce m’est ici l’occasion de juger cette opi­nion archi-banale et par consé­quent si répan­due hélas, que l’on ne cesse de pré­sen­ter à tout esprit cher­cheur, à tout ori­gi­nal, comme une objec­tion irré­fu­table, consa­crée à ce qu’il paraî­trait, par l’expérience de la vie : « Ceci est bien en théo­rie, mais faux en pratique ».

Il a fal­lu l’incommensurable illo­gisme des cer­velles for­mées dans le men­songe constant, pour accueillir sans rébel­lion cet énon­cé sau­gre­nu. Quelque part, Tol­stoï le prit corps-à-corps, et dégon­fla le sophisme.

Car, n’est-il pas vrai, vous, sin­cères et logiques, que la pra­tique n’est jamais et abso­lu­ment rien autre que le résul­tat d’une théo­rie, bonne ou mauvaise ?

La théo­rie, c’est l’âme de la pra­tique, l’on ne peut sépa­rer l’un de l’autre, et, quoiqu’ils en disent, les hommes ne cessent de jus­ti­fier cette étroite solidarité.

Mais il est cer­tain aus­si que les théo­ries fausses font les actes mau­vais ou stu­pides, et c’est la mul­ti­pli­ci­té de celles-ci, incom­plètes, contra­dic­toires, tou­jours illo­giques, et leurs désas­treuses mises en pra­tique qui ont don­né quelque corps au préjugé.

La pra­tique est la pierre de touche de la théo­rie, ne crions pas si fort que l’art n’a pas besoin de cette der­nière, car, sans conteste, il a évo­lué, évo­lue et il évo­lue­ra. Ses théo­ries sont déjà nom­breuses, et l’une d’elles, l’impressionnisme, a eu son pen­dant de réalisation.

Ces­sons de nous insur­ger contre les céré­braux qui nous étour­dissent, quel­que­fois nous charment en fai­sant, à l’entour de l’art, toute une phi­lo­so­phie (je devrais dire : plu­sieurs phi­lo­so­phies) qui pos­sède aus­si sa métaphysique.

Atten­dons-les à l’œuvre, que nous exa­mi­ne­rons sans par­ti-pris, avec sym­pa­thie même, et si (comme cela se peut fort bien) leurs trou­vailles sont heu­reuses, recon­nais­sons-le sans leur jeter à la face, l’art grec, et tous les arts tré­pas­sés des autres siècles.

Fai­sons cré­dit au nova­teur, fai­sons effort nous aus­si ; mais qu’il nous prouve alors « quelque chose », qui soit un peu (nous ne sommes pas exi­geants) une jus­ti­fi­ca­tion par­tielle de sa théorie.

Arri­vés là, nous dirons : bien ! non pas avant.

[/​L. Jul­liard./​]

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