I. État sans socialisme
C’est un mode de société qui est viable, ainsi qu’hélas ! l’expérience l’a prouvé, que celui qui concentre dans quelques mains le capital, fortune bancaire, propriété foncière, richesses industrielles, moyens de transport.
L’injustice de ce système apparaît au premier coup d’œil, puisqu’une répartition arbitraire permet à ses privilégiés d’en tirer tout le profit et de vivre dans l’oisiveté et l’opulence, alors qu’elle condamne ses victimes à un travail perpétuel et mal rémunéré, c’est-à-dire à la misère.
Ce système a été parfois corrigé, de telle sorte que ses tares soient moins criantes, ses inégalités moins dolosives. Tantôt la charité allégeait les souffrances des pauvres sans rien retirer aux droits des riches, tantôt des réformes sociales tempéraient le paupérisme d’en bas en limitant les pouvoirs de l’oligarchie.
On peut même dire que ces allégements et ces restrictions, ces limitations et ces réformes, ont été la principale cause de la pérennité du système ; car celui-ci n’eût pas résisté aux révoltes, ni survécu aux exaspérations des déshérités, s’il avait été appliqué dans toute sa rigueur.
Ceux que ce mode de société défavorisait, et qui constituaient la grande masse, eussent perdu patience, harcelés par la faim et la détresse, s’il n’y avait eu ces palliatifs qui, sans coûter grand’chose aux détenteurs de la fortune, ont fait aux malheureux un sort plus tolérable.
La charité chrétienne a, pendant de longs siècles, soulagé la misère des exploités, tout en laissant intactes les prérogatives des exploiteurs.
Après la chute des aristocraties occidentales, leur pouvoir a été transféré à la bourgeoisie, leur héritière, et le principe du système est demeuré le même avec cette différence que ses bénéficiaires avaient changé, mais ses bénéficiaires seuls ; ses victimes, point.
Ses victimes continuaient d’être les travailleurs non-possédants ; quant à ses profiteurs – là est la principale différence – ils étaient beaucoup plus nombreux, car ceux qui détenaient la fortune, naguère très concentrée, désormais fort dispersée, s’étaient multipliés.
Le conflit demeurait. Non plus entre des serfs attachés à la glèbe et des seigneurs propriétaires de la terre, mais entre le prolétariat qui n’avait que ses bras, et la bourgeoisie qui possédait les champs, les usines, les magasins et les maisons, sources du revenu réel concrétisé en valeurs, rentes, bénéfices, loyers et profits.
Pour apaiser ce conflit, ceux qui avaient tout à redouter de son aggravation eurent recours à divers moyens. La charité chrétienne, tout insuffisante et dérisoire qu’elle fût, continua de se dépenser en aumônes, legs, prix de vertu ou de maternité, secours de toute sorte ; le réformisme, avec plus d’efficacité peut-être, apporta son aide en assurances, allocations, indemnités, primes, et ajouta à la philanthropie privée la bienfaisance officielle.
En réduisant la nocivité du capitalisme, ces atténuations le sauvaient du discrédit, de l’exécration et de la chute, par le fait qu’elles retardaient d’autant le moment où son principe même serait mis en question, où sa légitimité serait mise en accusation, et son injustice dénoncée, puis abolie.
Il est évident qu’en donnant un peu de pain chaque jour à un affamé, on calme momentanément la révolte de son estomac, et qu’en apportant de temps à autre quelques douceurs à un captif, on lui fait oublier pendant quelques instants sa soif de liberté.
Certaines de ces initiatives étaient d’ailleurs parfaitement honorables et désintéressées, et nous ne condamnons pas leurs promoteurs. Il ne faut pas croire que c’est par calcul qu’ils ont fait le bien et tenté – avec succès parfois – de diminuer la somme de misères dont souffraient leurs contemporains. La bonté existe.
Sans doute y eut-il davantage de calcul dans l’évolution qui se manifesta avec l’appui des possédants, et qui accrut leur nombre. Le libéralisme économique a permis l’accession à la petite propriété d’une foule de ci-devant prolétaires, et ce fut là certainement la cause principale d’un nouvel essor du capitalisme.
Ces petits propriétaires, dont la plupart avaient tout au plus un champ, ou une maison, ou un établi, ou un éventaire, ou un simple livret de caisse d’épargne, possédaient trop peu à eux tous pour mettre ou tenir en échec la grosse propriété et, tout au contraire, en devinrent les complices et les défenseurs par le seul fait qu’ils possédaient, si peu que ce fût.
L’homme, dès qu’il possède, quelque chose, tremble de perdre ce qu’il a acquis ; et celui qui n’a que cent francs est l’allié du millionnaire contre celui qui n’a rien : voilà la maxime qui persuada les gros propriétaires bourgeois, plus habiles que les nobles d’autrefois, de favoriser l’accession du pauvre à un tout petit patrimoine. Le système, dès lors, tout en demeurant monstrueux à l’égard des non-possédants intégraux sur lesquels il continuait à peser de tout son poids, avait recruté de nouveaux défenseurs parmi les possédants infimes aux yeux de qui il acquérait une sorte de justification, parce qu’ils ne s’apercevaient plus qu’ils en étaient encore les victimes, ayant au contraire l’illusion d’en être les bénéficiaires.
Une gradation presque insensible de la hiérarchie sociale échelonna et superposa tant de parasites entre le producteur dépouillé et les grands profiteurs que chacun se consolait de la part d’exploitation qu’il subissait par la part d’exploitation compensatrice qu’il infligeait.
Comme nous avons mis en lumière le rôle retardateur de la charité et du réformisme, nous devons aussi mettre en lumière le rôle retardateur – c’est-à-dire réactionnaire – de cet embourgeoisement économique et moral de larges couches populaires.
Mais avec la même indulgence que nous avons manifestée envers les réformistes et les philanthropes, dont les intentions étaient certainement empreintes d’humanité, nous considérons ceux qui ont succombé à l’offre d’amélioration de leur sort que l’évolution sociale leur proposait.
Il se présentait à eux l’occasion de quitter le prolétariat dont la servitude était insupportable ; l’occasion d’avoir une locature, une échoppe, une boutique, un peu de confort, un peu d’épargne. Vit-on jamais l’esclave refuser son affranchissement ? Ils ont accepté, c’est normal. L’être humain recherche le bonheur et ne repousse pas un bienfait.
Des puristes leur en tiennent rigueur. Selon eux, il y a désertion, il y a trahison, à fuir la condition prolétarienne. Certes, le producteur seul a un rôle utile dans la société, et une société juste se composerait uniquement de producteurs dans la limite de l’âge où le travail est possible, et tout parasite en serait banni. Mais dans une société injuste qui écrase quiconque œuvre utilement et réserve ses avantages à l’intermédiaire et au possédant, peut-on tenir rigueur à celui qui cède à la tentation ? Ces puristes mêmes approuvent la hiérarchie des salaires, qui équivaut à une exploitation d’un producteur par l’autre.
Puisqu’ils admettent bien que les ouvriers, sans trahison, puissent passer d’une catégorie ou d’une corporation moins payée à une autre qui l’est mieux, ils se contredisent en reprochant à ceux qui ont profité d’une occasion ou se sont embusqués dans une sinécure, d’avoir trahi le prolétariat. Le prolétariat, certes, est trahi ; mais ceux qui le combattent ne sont pas toujours si hors de sa portée qu’il le croit.
Les hommes ne sont pas des saints ; ils recherchent les fonctions que la société rémunère le mieux et fuient celles qui laissent dans la pauvreté l’individu qui le remplit. On ne peut pas attendre d’une créature aussi imparfaite que l’homme cette forme d’abnégation et de noblesse qui lui assignerait de s’asservir aux travaux les plus durs et à l’indigence la plus ingrate, quand des tâches beaucoup moins pénibles lui apportent plus de bien-être.
Cette prolifération des emplois médiocres, mais aisés, entre les gros détenteurs du capital d’une part, et la main-d’œuvre déshéritée d’autre part, a renforcé la position des premiers et rendu plus tragique celle de la seconde.
Pour cette dernière, le problème demeurait – et demeure. Il peut s’illustrer dans un seul exemple. Je vis, en 1950, dans une ville où la majorité des ouvriers travaillent dans l’industrie du cuir. Ils sont extrêmement mal payés, de 10 à 12.000 francs par mois, en temps de semaine complète. Or, les magasins exposent les chaussures qu’ils ont fabriquées 4 à 5.000 francs la paire. C’est la preuve évidente que leur travail est exploité à outrance et que d’autres qu’eux en récoltent le fruit.
Qui sont ces autres ? Le patron, le commerçant, naturellement, en passant par tous les grossistes, demi-grossistes, etc., etc., mais surtout l’État qui frappe les uns et les autres et prélève de multiples parts sur toutes les transactions opérées ; l’État devenu si dévorant que certains d’entre eux, parmi les petits, gagneraient plus, s’ils lui donnaient toute leur recette moyennant qu’il les rémunérât comme chefs d’entreprises ou de magasins.
Rien de plus logique que l’idée née dans le cerveau des premiers coopérateurs, de supprimer tous les intermédiaires et de faire passer directement le produit du producteur au consommateur.
Malheureusement, la coopération elle-même a fini, la plupart du temps, par entrer dans le cycle du commerce traditionnel, et loin de noyauter le système capitaliste, elle s’est laissée absorber par lui.
De sorte qu’aujourd’hui, quand un essai de coopération est tenté, ses promoteurs évitent tout autant de passer par les coopératives que par le réseau du commerce.
Il y a, sur la côte française, des pêcheurs qui, chaque semaine, expédient du poisson à 120 francs le kilo dans l’intérieur des terres. Ils l’envoient directement au consommateur, sans emprunter les intermédiaires du commerce, mareyeurs et autres, mais en se gardant également d’utiliser les coopératives.
Pour cela, ils ont écrit aux brigades de gendarmerie de tout le territoire, en leur offrant un envoi hebdomadaire au prix que je viens d’indiquer ; pour étoffer l’expédition, les gendarmes ont réuni quelques clients civils qui joignent leur souscription à la leur, et le système fonctionne ainsi depuis des mois.
Depuis des mois, chaque jeudi, M. le Sous-Préfet reçoit son poisson à la gendarmerie, à un tarif que ne lui feraient, ni les poissonniers patentés, ni la coopérative ayant pignon sur rue.
Je me réjouis de la réussite d’une initiative de ce genre, comme de tous les échecs, grands ou petits, que subit le capitalisme ; je déplore seulement son peu d’envergure, et qu’il n’y ait pas un grand nombre de prolétaires à 12.000 fr. par mois pour profiter de l’aubaine avec M. le sous-préfet et MM. les gendarmes.
Ce n’est pas seulement pour la marée, mais pour tous les produits ; ce n’est pas seulement dans les gendarmeries et les sous-préfectures, mais à l’échelle de toute la nation, mieux, du monde entier, que cette coopération spontanée, anarchiste (au sens réel : sans intervention de l’autorité), devrait s’effectuer.
Oui, c’est à l’échelle de toute la production et de toute la consommation, et territorialement à l’échelle planétaire, que cette coopération où l’État, ni aucune autorité, n’intervient, devrait être conçue et pratiquée. Ce n’est pas difficile, puisque cela existe pour un produit distribué entre quelques hommes.
L’invention de la roue est une invention capitale. Si l’empire inca n’avait pas ignoré la roue, il gouvernerait encore l’Amérique du Sud. Ce qui fut malaisé, ce fut de construire la première roue. Mais quand la première roue eut été fabriquée, il fut extrêmement facile d’en fabriquer d’autres.
Pourquoi, en matière économique, le premier essai de coopération n’a-t-il pas été suivi de la coopération généralisée, comme, dans le domaine mécanique, la construction d’une roue a universalisé son usage ?
On a tellement piétiné en matière coopérative que chaque essai renouvelé de coopération semble être le premier.
Un régime politique, cependant, prévoit la suppression du concours privé et la généralisation de la distribution coopérative : c’est le régime socialiste.
Partisan de la coopération, c’est-à-dire de la répartition de tous les produits quels qu’ils soient, directement, de celui qui les confectionne ou les extrait, entre ceux qui les consomment, et de l’élimination de quiconque prétend s’interposer dans un but de lucre personnel sans aucun profit pour la société, je me rallie naturellement au régime qui réalise cette mesure de justice.
Chacun voit sa part de consommation accrue, et sa contribution laborieuse diminuée, par la réforme qui, désormais, supprime tout prélèvement bénéficiaire sur la marchandise ; le prix de revient de celle-ci peut être grevé de frais de transport, même de stockage et de magasinage, mais elle sera libre de tout droit et de tout profit parasitaire. Cette fois, nous voici hors du capitalisme, de ses agiotages et de ses inégalités.
Cependant, tout le monde ne voit pas le socialisme de la même façon ; les uns le veulent étatique, les autres le veulent libéral. Ces deux tendances ont leurs partisans, et c’est ici qu’il convient de choisir.
II. État socialiste
Dans l’un comme dans l’autre système, la coopération se substitue au commerce privé. Seulement, son application est fort différente dans les deux cas.
Le socialisme étatique, ou autoritaire, établit la suprématie et le monopole d’un organisme appelé l’État. L’État possède la totalité des instruments de production. Pas une usine, pas un atelier, pas une enclume, pas un tracteur, pas un filet de pêche qui ne lui appartienne. Ce qui sort des mains du producteur est également le bien de l’État. Pas un chaudron sorti de l’usine, pas une pomme de terre arrachée du champ, pas un merlan extrait de la mer, qui ne soit à lui. Ensuite, c’est lui qui les répartit, c’est à lui qu’on les achète, dans des magasins coopératifs qui sont aussi sa propriété.
Ce n’est pas l’État qui produit les denrées et les marchandises, car il ne produit rien, et ce n’est pas lui non plus qui les consomme ; mais c’est lui qui en ordonne la confection ou l’extraction ou la culture, au prorata des besoins des consommateurs, qu’il connaît par ses statistiques, et c’est lui qui les distribue et les vend, en attribuant à chacun une part calculée d’après leur dénombrement.
Entre le producteur et le consommateur, il n’y a plus de multiples intermédiaires ; il n’en subsiste qu’un : l’État ; mais c’est l’État socialiste, dont le rôle consiste simplement à harmoniser les possibilités et les besoins.
Dans sa construction théorique, ce système semble satisfaisant ; il a éliminé les intérêts privés des possédants dont le monopole, l’ambition et la concurrence, causaient la misère populaire des pays et des siècles bourgeois. Il a évincé les accapareurs, les spéculateurs, tous ceux qui prélevaient une dîme sur le produit circulant entre leurs mains.
Qu’est donc cet organisme appelé l’État qui maintient la permanence et assure le fonctionnement du système ?
À la vérité, l’État n’existe pas. Pas plus que Dieu, il n’a d’existence réelle, matérielle, visible, tangible, humaine. C’est une entité mystique, une vue de l’esprit, une affaire de croyance, un article de foi. Certes, un État peut être socialiste ou bourgeois, comme un Dieu peut être musulman ou huguenot ; il n’en est pas moins, en fait, une pure convention juridique, comme Dieu une convention religieuse.
Toutefois, de même que Dieu trouve une personne physique en celle des membres du clergé, ses représentants, de même l’État trouve une personne physique en celle de ses représentants, les hommes de gouvernement et de loi.
Nous découvrons de toute part des gens qui parlent au nom de Dieu, au nom de l’État ; cela ne nous a jamais encore permis de découvrir Dieu, ni l’État, ni de nous convaincre de leur réalité.
Le socialisme étatique est gouverné par un État inexistant, dont les représentants – comme les représentants de Dieu – ont une existence bien réelle. Ces représentants et leurs serviteurs ne tardent pas à devenir fort nombreux, comme les moines du moyen âge. Il en faut au gouvernement ; il en faut dans les ministères ; il en faut dans les comités ; il en faut dans les bureaux qui fournissent ces statistiques dont je parlais tout à l’heure…
Bureaux de statistiques de plus en plus multipliés ; cela se comprend : il faut « statistiquer » les besoins d’une part, leur satisfaction d’autre part ; savoir combien tel district devra ou pourra absorber de morues ou de poêles à frire entre la Chandeleur et la Pentecôte ; savoir combien de travailleurs font défaut ici, combien sont en surnombre là, et combien l’influenza en a rendus indisponibles.
Puis, viennent les bureaux de répartition : celui du fer, celui du bois, celui du papier, celui du coton ; les sous-bureaux : car chaque branche de la production se subdivise presque à l’infini ; et voilà que, déjà, plus de la moitié de la population est employée à rédiger des formulaires, des bulletins, des états (bien réels, ceux-là, et point du tout métaphysiques), etc., etc. Tous ces gens-là consomment et ne produisent pas.
Que se passe-t-il, dans un pays, quand une catégorie d’individus, cesse de produire et continue de consommer ?
Il se passe ceci, qu’elle exploite — qu’on le veuille ou non — ceux qui produisent, et qu’elle vit à leur détriment.
Et à mesure qu’elle vit davantage au détriment des producteurs, cette catégorie d’individus prend davantage conscience de son rôle spécial dans la société ; et à mesure qu’elle en conçoit davantage le parasitisme, elle s’emploie à en justifier davantage la pseudo-nécessité. Alors, elle se constitue en classe.
Le phénomène se matérialise depuis les chefs suprêmes du gouvernement jusqu’à la plus humble dactylo du bureau des charbons dans le moindre chef-lieu de canton.
Une classe nouvelle est née dans la société nouvelle, et plus elle sent ses prérogatives injustes, plus elle incline à les défendre ; plus elle sait son rôle superflu, plus elle a tendance à le maintenir ; plus elle se rend compte combien son joug est pesant, plus elle l’appesantit encore. Le privilège technocratique suit le même processus que son prédécesseur le privilège bourgeois.
Et que se passe-t-il encore ? Il se passe que la nouvelle classe, qui n’a que du bien à penser d’un régime qui lui permet de vivre aux dépens du producteur, la nouvelle classe qui travaille certes, mais dont le travail est stérile et rémunérateur, décrète que cette société est parfaite, que quiconque y apporte une critique, quiconque y propose une réforme, est un traître et un contre-révolutionnaire. Elle instaure une orthodoxie sociale qu’une police rigoureuse a mission de faire respecter inexorablement.
Elle déclare sacré le principe de l’État, et devient le plus sûr et le plus ferme appui d’un gouvernement somptuaire et dispendieux qui l’utilise et la protège.
Ce gouvernement, assuré d’une base solide, l’affermit encore en utilisant la crédulité populaire, qui fut dans les siècles passés une crédulité religieuse devenue de nos jours une crédulité politique ; et le système est désormais stabilisé, et peut-être immuable pour on ne sait combien de générations. Le phénomène technocratique se cristallise et se fige historiquement comme jadis le phénomène patricien ou le phénomène féodal.
À la base, cependant, le problème est demeuré. L’ouvrier qui produit force chaussures et force vêtements continue à être mal fringué et à porter de vieilles godasses, tandis que le directeur d’usine, le chef du bureau des plaques de fibrociment et le fonctionnaire du parti, endossent de chaudes pelisses et vont bottés jusqu’au derrière. Il continue à manger maigre quand les technocrates mangent gras, en vertu d’une hiérarchie des salaires dont l’institution participe du principe sacro-saint de toutes les choses bénies de l’État. Le seul salut qu’on lui offre réside dans une soumission béate à des volontés qu’il ne contrôle pas plus qu’il ne les influence.
Il se peut bien qu’il soit à l’abri du besoin, qu’il bénéficie d’assurances et de retraites ; il se peut bien qu’il soit heureux, surtout si sa nature l’incline à la résignation. Il n’en est pas moins évident que toute une gamme d’inégalités et de parasitismes s’échelonne entre les hauts dignitaires qui représentent l’État tout-puissant et les assujettis qui l’adorent et le servent.
Ceux qui, sous ce régime socialiste, comme sous les régimes oligarchiques, font vivre l’État, traînent une existence ingrate, très différente d’ailleurs selon leur catégorie, depuis l’hôte du camp de travail qui n’est guère qu’un esclave sans droits, sans patrimoine, presque sans salaire, vivant plutôt sous la menace de la société que sous sa protection, jusqu’au citoyen qui jouit de certaines libertés et de l’avantage d’une situation et d’une rémunération régulières, et à qui le régime confère une aisance et une dignité personnelles moyennant qu’il n’en critique aucune des lois, non plus qu’aucun des législateurs. Ceux qui, en revanche, vivent de l’État, sont assurés de droits et de revenus considérablement supérieurs ; ce sont ceux qui roulent en automobile et qui éclaboussent le piéton.
Pour le piéton, c’est-à-dire pour le prolétaire, le moment serait venu, s’il voulait remédier à cette situation, de faire venir du poisson à 120 fr. le kilo, en coopérant avec les gendarmes de sa brigade et le sous-préfet de son arrondissement. Il ne demanderait sans doute pas mieux, et le pêcheur de la côte se ferait un plaisir de lui en expédier. Mais ils ne le peuvent ni l’un, ni l’autre, parce que, s’il est difficile d’éluder les intermédiaires en régime capitaliste, il est tout à fait impossible, en régime socialiste autoritaire d’évincer l’État.
Le pêcheur commettrait un vol s’il soustrayait un seul merlan d’État, pêché avec son filet d’État, sur sa barque d’État ; et le destinataire se rendrait complice de ce vol en achetant ce poisson volé ailleurs que dans un magasin d’État ; et tous les deux iraient dans la prison d’État méditer sur les risques de la libre coopération en régime socialiste, sans que personne puisse protester, puisque nul journaliste d’État ne pourrait, dans la presse d’État, prendre contre l’État le parti de deux consciences et de deux économies imparfaitement étatisées.
III. Socialisme sans État
Mais le socialisme tel que je viens de le décrire me parait comporter, sinon les mêmes tares que le capitalisme, du moins des tares égales aux siennes.
L’autre socialisme est le socialisme libertaire. Il met directement en rapport sans intervention d’aucun organisme d’État, les associations de producteurs et les associations de consommateurs ; il réalise la coopération pure, et fait disparaître toute excroissance sociale indésirable.
Les producteurs savent parfaitement ce qu’ils sont capables de produire ; pas une usine, pas une exploitation agricole, pas une entreprise quelconque, n’ignore son rendement moyen approximatif à plus ou moins longue échéance ; certaines sont plus régulières, d’autres plus assujetties aux hasards, mais chaque ouvrier a une claire conscience de sa cadence de production.
De même, les consommateurs savent parfaitement ce qu’ils ont besoin de consommer ; chacun peut dire à peu près ce qu’il consomme de pain, de viande, de poisson, de légumes, de vêtements, de chaussures, d’ustensiles de cuisine ou de courant électrique.
Le socialisme libertaire, le socialisme sans l’État, le socialisme anarchiste, c’est l’extension à toute la société de cette coopération spontanée qui s’est établie sans aucune intervention des autorités entre les pêcheurs et les gendarmes dont je parlais plus haut, en plein régime capitaliste.
Qu’on laisse les producteurs s’associer, et s’associer les consommateurs, chacun de nous étant à son tour consommateur et producteur, et le libre échange des produits, la libre coopération, supplanteront automatiquement le système de production pour le profit et de distribution pour le gain, sans qu’il soit nécessaire d’interposer une classe de fonctionnaires gouvernementaux ou de rhéteurs politiciens entre les uns et les autres ; et même s’il fallait maintenir une certaine surveillance elle n’aurait rien de comparable avec l’inquisition policière qui s’insinue jusqu’au tréfonds des consciences pour y détecter les germes de critique et les ferments d’opposition. Je ne vois pas ce que les camps de concentration viendraient faire dans un tel régime. On a prétendu que ce système ne pouvait se réaliser d’un seul coup et que le socialisme étatique, ne se considérait lui-même que comme une étape préliminaire du socialisme sans État. Cela est notoirement erroné, puisque le socialisme étatique, une fois qu’il est instauré, affirme le caractère intangible de son principe et s’oppose à tout exposé d’arguments de la part du socialisme libertaire ; il ne le regarde donc pas comme son successeur naturel, destiné à recueillir son héritage.
Sous le régime du socialisme étatique, toute tentative de passer au stade du socialisme sans État est réprimée exactement comme le serait toute tentative de faire renaître le capitalisme privé. Elle est même dénoncée comme une entreprise de réaction, et non point annoncée comme un perfectionnement révolutionnaire. On lui dénie tout avenir et on la condamne avec le passé. Si le socialisme, après la chute du capitalisme privé, s’assortit d’étatisme, l’appareil oppressif et répressif de l’État le maintiendra le plus longtemps qu’il le pourra à ce stade imparfait et décevant ; et il est peut-être plus difficile d’accéder au socialisme sans État en partant du socialisme étatique qu’en partant du libéralisme bourgeois. L’opposition rencontrée, en tout cas, n’est pas moindre.
Cette opinion est la nôtre, mais nous ne saurions nous dissimuler qu’elle n’est point générale. Le socialisme a conquis de nombreux adeptes, mais leur quasi-totalité se sont prononcés en faveur du socialisme d’État, contre le socialisme sans État.
C’est incomparablement dans les rangs du socialisme étatique qu’on rencontre le plus de militants ; il est à lui seul presque tout le mouvement socialiste, alors que notre tendance n’est partagée que par une faible minorité.
Bien entendu, cette sanction du nombre ne signifie pas que la raison soit de leur côté et non du nôtre ; que nous ayons peu de partisans ne prouve point qu’ils sont dans le vrai et que nous ayons tort. Cela laissé seulement présager que nous avons moins de probabilités qu’eux de l’emporter dans un proche avenir.
Plus tard, il peut en aller différemment ; nous ne désespérons pas qu’il en aille différemment. Peut-être faudra-t-il que l’humanité passe par toutes les expériences ratées, par toutes les déceptions, tous les désappointements, au travers de systèmes excessivement compliqués – dont la complication sert à masquer les tares – avant de se résoudre au plus raisonnable, au plus juste, qui est en même temps le plus simple.
IV. Malentendu dans la classe pauvre
Le régime capitaliste trouve encore quelques soutiens pour l’aider de leurs pis-aller, de leurs expédients, de leurs réparations de fortune, mais il n’a plus de défenseurs chaleureux, parce que rien ne peut plus pallier ses tares, ni les contre-balancer.
Le prolétaire le hait, parce qu’il ne peut pas vivre avec 12.000 francs par mois ; le commerçant – qui en fut le pilier – le hait, parce qu’il ne peut plus rien vendre à des gens qui n’ont pas d’argent pour acheter ce qu’ils ont produit ; et le patron lui-même en arrive à haïr un tel régime, parce que, cultivateur ou industriel, il ne peut plus vendre à des commerçants qui, ne vendant plus, n’achètent pas.
Seuls, de hauts salaires dont la majoration ne se répercuterait pas sur les prix de vente parce que la suppression des intermédiaires et de la fiscalité la résorberait, pourrait redonner au système un essor passager ; mais cette solution est une utopie, car les intermédiaires et le fisc sont les premiers à faire croître le coût des marchandises avant que leur prix de revient ait augmenté. La prospérité factice des riches pays de l’Amérique illusionne, seule encore, ceux qui répugnent à se rendre à l’évidence.
Tous glissent insensiblement à l’apologie d’une transformation, au désir de voir naître un régime qui domine les fatalités économiques, qui enchaîne ces fatalités auxquelles le libéralisme fait danser une sarabande désordonnée. Seul, le socialisme peut, évidemment, maîtriser l’économie de la façon qu’ils souhaitent. Instauré par un État centraliste, le socialisme peut, en effet, mettre de l’ordre dans l’économie, juguler ses incohérences, mais il est incapable de supprimer les classes, de créer une économie égalitaire, de supprimer la pauvreté ; peut-être, au sein de ses partisans et de ses fonctionnaires se révélera-t-il quelques saints laïcs, quelques bienfaiteurs désintéressés, qui ne seront que les exceptionnels Vincent de Paul d’un clergé opulent et jouisseur ; en fait, il maintiendra l’inégalité sociale, des corporations bien payées et des corporations mal payées, des postes rémunérateurs et des emplois à crever de faim, et spoliera ceux qui produisent pour gaver ses créatures, parmi lesquelles les chiens de garde des spoliés ; l’État se ralliera une partie des citoyens en les payant bien, et réprimera toute protestation de ceux qu’il paiera mal.
Que ceux qui aspirent à gouverner, à régner sur leurs semblables, à exercer un pouvoir, ou à vivre aux dépens du prolétariat en prétendant représenter sa volonté et asseoir sa dictature, soient partisans de ce régime, cela est naturel. Mais ceux qui n’ont point de telles ambitions ne le peuvent réclamer que par suite d’un malentendu.
S’ils n’étaient pas victimes d’un mirage et d’un quiproquo, entretenus par la propagande, ils conviendraient que ce n’est pas cela qu’ils souhaitent, mais bien un régime de socialisme libertaire, où la production sera librement décidée et exécutée par les producteurs, où la consommation sera libre, où la coopération sera universelle, entre tous et pour toutes choses. C’est pour cela qu’ils croient lutter, mais aucun gouvernement, libéral, démocratique ou socialiste ne le leur apportera, car tous les gouvernements, s’ils changent la richesse de mains, maintiennent toujours une classe pauvre.
Le jour où ce régime serait réalisé, rien ne s’opposerait plus à ce que les pêcheurs de harengs envoient, sans intermédiaires, le produit de leurs pêches aux gens de l’intérieur, et pas seulement aux sous-préfets et aux gendarmes, dont le rôle et l’utilité, en un tel système social, pourraient bien être réduits à leur plus simple expression.
Pierre-Valentin Berthier