L’histoire de l’Humanité est une lente ascension vers le triomphe de l’homme par l’asservissement des forces naturelles, l’élimination ou la domestication des autres espèces. Dans cette œuvre colossale multi-millénaire, l’entr’aide a joué un rôle essentiel. En conjuguant leurs efforts, dans un cercle de plus en plus étendu, les générations successives ont préparé lentement la royauté de l’Homo Sapiens. Une entr’aide plus large eût certainement été plus féconde encore. Malheureusement, au cours de son évolution, l’humanité n’a pas cessé de se déchirer elle-même. Autant qu’un associé, plus qu’un associé, l’homme a été un loup pour l’homme. Et l’histoire officielle n’a pas tout à fait tort, hélas ! de mettre l’accent sur la férocité des luttes fratricides qui ont souillé jusqu’aux civilisations les plus hautes.
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La plupart de ces conflits sanglants ont été provoqués – ou au moins singulièrement aggravés par l’âpre volonté d’être plus riches ou moins pauvres : conflits entre castes et classes ou duels entre nations.
Invasions de territoires féconds par les peuples de territoires pauvres, luttes de nations misérables contre des nations riches, guerres pour la possession du sol ou du sous-sol, guerres du blé, de l’or, de la houille, du pétrole, de l’uranium bientôt ; luttes entre cités antiques, guerres féodales, guerres nationales modernes, guerres impérialistes contemporaines ont été la conséquence – fatale ou presque – d’une inégale répartition des denrées alimentaires et des matières premières d’industrie. Les peuples bien lotis, favorisés par la nature, ont vu se ruer sur eux les peuples faméliques, débouchant des steppes ou des forêts, attirés par les opulentes cultures voisines. Les nations occidentales se sont battues pendant trois siècles pour conquérir ou garder les ressources des contrées récemment découvertes et explorées. Espagne, Portugal, Hollande, Angleterre, France et, plus tard, Allemagne, Italie, Japon ont arraché aux indigènes ou se sont arrachés mutuellement, lambeau par lambeau, dans des séries interminables de guerres meurtrières, les colonies d’Amérique, d’Asie, d’Océanie, d’Afrique. Et les possesseurs récents, les « having », pour garder monopoles et profits, viennent de se battre farouchement contre les peuples prolétaires, les « having not » qui aspiraient sinon à la suprématie du moins à l’égalité de droit et de fait. « Qui terre a guerre a », -— guerre permanente contre les « Sans Terre » qui prétendent devenir propriétaires à leur tour. Tous les siècles ont été ensanglantés par ces luttes incessantes, les possesseurs, les ravisseurs toujours menacés de dépossession par les non-possédants.
À l’intérieur des nations, guerre également, guerre se traduisant par toutes les formes du « gangstérisme » légal ou illégal : vol et corruption au sommet des hiérarchies, « crime crapuleux » en bas, celui-ci n’étant qu’une réaction tout à fait normale contre l’iniquité du statut social. Il est vrai que ces réactions individuelles sont relativement rares dans les bas-fonds prolétariens : car la sévérité des codes est inversement proportionnelle aux situations hiérarchiques. La masse fait longtemps provision de haine sous une apparente résignation. Elle médite et rumine ses vengeances. Puis, un beau jour – ou un Grand Soir – c’est l’explosion. Le peuple, débridé, dresse des barricades, brûle des châteaux, tue et pille. Ensuite le torrent s’apaise. Après d’ignobles répressions, les forçats réintègrent leurs bagnes… jusqu’à l’explosion suivante. Histoire de toutes les jacqueries, des soulèvements spontanés de serfs nivelant un moment la Société féodale sous leurs flots tumultueux : révolte du Beauvaisis, de l’Île-de-France, de la Basse-Normandie en 1358, des « Croquants » dans la Marche et le Périgord de 1634 à 1637, des « Va-nu-Pieds » de Normandie en 1639, des paysans de Bretagne en 1675, des « Travailleurs » d’Angleterre en 1381, des « Comuneros » d’Espagne sous Charles-Quint, des paysans anabaptistes d’Allemagne avec Thomas Munzer et Jean de Leyde en 1525 et en 1534. Souvent les insurrections de la misère ont rougi les pavés des villes : telles les émeutes parisiennes du 12 germinal, du 1er prairial an III et surtout les journées de juin 1848… Sans compter les grèves sanglantes où l’on a distribué du plomb aux ouvriers réclamant du travail et du pain. Voilà l’aspect tragique de l’histoire sociale de l’Humanité : massacres réciproques de Jacques, de Nobles, de Bourgeois, ruées périodiques contre les privilégiés, flux et reflux, des deuils et des larmes. Et l’histoire politique n’est guère différente : révolutions de palais, coups d’État, « pronunciamientos », changements de régime ont été l’œuvre de castes mécontentes surtout de leur statut économique, conscientes de leur valeur, tentant de prendre place à la table du festin, d’en évincer ceux qui croyaient – grâce à l’appareil étatique – s’y être installés pour toujours. Batailles pour les leviers de commande déterminées essentiellement, comme les raz-de-marée de la misère, par l’inégale distribution des biens matériels.
Violence quasi permanente. Tortures et sang. L’histoire est un charnier… Notre passé est fait de nuit et d’horreur : équilibre instable dans la possession des richesses toujours disputées les armes à la main. Et nous en sommes encore là. La dernière guerre mondiale avec toutes ses horreurs n’a été que la suite logique des conflits économiques antérieurs. La guerre froide d’aujourd’hui – la guerre chaude de demain peut-être – entre les deux colosses américain et russe est l’amplification à l’échelle planétaire d’une querelle de gangsters jaloux de conserver le fruit de leurs rapines et aspirant au contrôle de l’universalité des biens. En même temps, dans chaque pays, c’est la bagarre de plus en plus violente entre associations de tous genres essayant cyniquement d’accaparer, par tous les moyens, la plus grosse portion possible du revenu national. Oscillations formidables d’un monde qui cherche l’ordre pacifique et ne le trouve pas. La paix internationale n’a jamais été qu’une courte trêve entre deux guerres, trêve toute relative d’ailleurs puisque se poursuivent les intrigues diplomatiques, les batailles des tarifs et des changes. La paix sociale n’a été qu’une trêve entre deux révolutions, trêve belliqueuse où les adversaires fourbissent et essaient leurs armes.
Pourquoi ? Parce que la paix internationale, la paix sociale ont prétendu cristalliser un ordre international et un ordre social injustes et ont laissé en présence, avec les mêmes motifs de discorde, les forces qui devaient fatalement à nouveau s’affronter en de sourdes luttes quotidiennes ou en de gigantesques duels. L’ordre inique ne peut être imposé que par la force et, quand la force diminue ou change de camp, gare la revanche ! « L’épée peut imposer des conditions de paix, disait Pie XII en 1939, elle ne crée pas la paix. » On ne peut pas assurer un ordre stable sur un rapport éphémère de forces. L’expérience des siècles comme la raison s’accordent pour affirmer que la violence au service d’une nation ou d’une classe privilégiées appelle nécessairement la riposte de la violence. La multiplication des armements, les pactes d’assistance mutuelle n’ont réussi qu’à généraliser et à rendre plus redoutables les conflits entre nations. On a essayé d’imbiber les foules d’une philosophie de résignation : on n’a pu que retarder et accroître l’ampleur et l’intensité des réactions populaires. Tous les remèdes se sont révélés inefficaces, car on a délibérément écarté le seul qui permettrait la réalisation d’un équilibre social et international spontané, sans recours à la brutalité ou au mensonge : l’équité.
Justice sociale par l’équivalence des conditions et les révolutions deviennent sans objet. Plus de classes, plus de lutte de classes. Plus de privilèges, et c’est la fin des querelles pour les supprimer ou les conserver. Toutes les formes, brutales ou larvées, de la guerre sociale disparaissent. Le droit égal de tous à tous les biens doit clore définitivement l’ère des émeutes. À une condition toutefois : qu’il y ait suffisamment de biens pour tous et qu’on ne soit pas obligé de s’arracher le nécessaire ; l’instinct égalitaire ne résisterait pas longtemps à la faim. Mais si l’abondance règne dans tous les domaines, si les besoins de tous sont à peu près également satisfaits, on ne voit guère pourquoi les hommes continueront à s’étriper en des luttes absurdes – du moins les hommes normaux.
De même, si les privilèges économiques des nations sont abolis, si tous les peuples ont un égal accès à toutes les richesses du globe, l’ère des guerres internationales doit-être close, les enjeux économiques n’existant plus. D’ailleurs les guerres entre nations ou groupes de nations sont aujourd’hui un moyen pour prévenir les révolutions intérieures en résolvant provisoirement les crises de surproduction capitaliste et de chômage et en détournant les masses du combat contre les compatriotes exploiteurs et oppresseurs. L’élimination de cette exploitation et de cette oppression par l’égalité sociale, l’impossibilité des crises par l’adaptation constante de la consommation à la production doivent créer ipso facto un climat de paix internationale. Si personne enfin ne peut trouver de profit individuel dans la préparation des conflits armés ou dans ces conflits eux-mêmes, il est raisonnable de croire que, la paix armée et la guerre étant la ruine de tous, sans exception, on soignera à la douche ceux qui prétendront perpétuer ces causes de ruine universelle.
On connaît la phrase célèbre de Jaurès : « Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage. » Juste – mais trop restrictif. L’ère des massacres réciproques a commencé avant le capitalisme et ce n’est pas la disparition de celui-ci qui, nécessairement, créerait la paix. Cela dépendrait du régime qui succéderait au capitalisme hypocritement dirigiste d’aujourd’hui.
« L’Abondancisme » prétend que la libération des forces productrices – grâce à l’harmonisation de la masse des moyens d’achat et du potentiel technique – rendrait inutile l’emploi de la soupape de sûreté de la course aux armements et des guerres périodiques pour « assainir » les marchés des produits et du travail. Juste encore, à la condition de répartir égalitairement cette masse de moyens d’achat, non seulement pour écouler les marchandises (l’inégalité fausserait le jeu d’une économie distributive rationnelle), mais aussi pour établir la paix sociale non moins désirable que la paix entre nations.
C’est l’iniquité dans la répartition des biens extérieurs qui porte en elle la guerre. La justice doit apporter avec elle la paix.
Qu’il subsiste des mobiles de lutte autres que l’intérêt matériel, c’est l’évidence même. L’envie, l’orgueil, la passion amoureuse, les oppositions de mystiques, le fanatisme religieux peuvent être encore longtemps, sinon toujours, générateurs de discordes. On peut même prétendre que le combat, la guerre sous toutes ses formes, le déchaînement des instincts sanguinaires liés indissolublement à l’instinct sexuel sont, comme lui, éternels. Possible. Toutefois, si les biens matériels n’étaient point en cause, les luttes seraient peut-être acharnées et féroces, mais certainement courtes, car les exacerbations des passions sont aussi brèves que brutales, tandis que les froids calculs intéressés peuvent alimenter d’interminables batailles.
On objectera peut-être que, loin d’être de simples faits divers, les guerres idéologiques forment, tout autant que les conflits économiques, la trame de l’histoire des peuples. Illusion ! car, sans adhérer intégralement au matérialisme historique de Marx, on peut remarquer que les grands mouvements politiques et religieux qui ont abouti à des drames sanglants n’ont pas uniquement pour causes des mystiques désintéressées.
La Révolution française est née de l’accroissement des biens du Tiers-État et du désir de soustraire ces biens au bon plaisir royal. À travers les émeutes populaires, dans les luttes des factions, dans les soulèvements intérieurs se poursuit le combat entre riches et pauvres – et c’est la résistance désespérée de la bourgeoisie à tout changement du statut de la propriété qui explique les exécutions des « Enragés », puis de Saint-Just et de Robespierre et la Réaction de Thermidor.
La conquête arabe a été certes une expansion religieuse, mais aussi une expansion économique aboutissant à la prise de possession par les nomades du désert arabique d’une grande partie des richesses du monde méditerranéen.
De même, si les premiers Croisés ont bien été entraînés vers le Saint-Sépulcre par un élan de foi et si la piété a porté saint Louis en Égypte et à Tunis, les chevaliers ont été surtout jetés sur les routes d’Orient par le mirage de fabuleuses richesses et par le désir de se tailler de belles principautés chez les Infidèles.
Quant aux Guerres de Religion, elles ne sont pas seulement l’œuvre de fanatiques. Les ambitions et les intérêts des princes et des prétendants ont multiplié les méfaits des passions religieuses. L’Europe n’eût pas été ensanglantée pendant plus d’un siècle par de simples discussions théologiques entre huguenots et papistes. Il s’agissait aussi de disputer autour des trônes, de sécularisations d’immenses domaines, c’est-à-dire de querelles temporelles plus que de controverses spirituelles.
De tout temps, les habiles tacticiens qui, pour leur profit et celui de leur caste, dirigent les sociétés humaines, ont su couvrir d’un pavillon idéologique leurs plus mesquines combinaisons. Quand la religion n’a plus été capable d’entraîner les foules, on a inventé des mythes nouveaux : Liberté, Droit, Civilisation, Démocratie, Socialisme, Communisme, Fascisme ou Antifascisme. Les peuples ont toujours cru se battre pour de grandes Causes, alors que, pour les dirigeants de la coulisse, il s’agissait de biens tangibles. Qu’on élimine, par l’égalité de conditions, la possibilité de tout enrichissement individuel et les malins n’auront plus de motifs pour aggraver les querelles philosophiques ou métaphysiques et les transformer en interminables tueries permettant la pêche en eau trouble. Les fanatismes, non cultivés par une sournoise propagande, seront rapidement calmés.
« La paix universelle, a prophétisé Anatole France, se réalisera un jour, non parce que les hommes deviendront meilleurs, mais parce qu’un nouvel ordre de choses leur imposera l’état pacifique. » Ce nouvel ordre de choses ne peut être que la Justice sociale par l’égalité économique. Et l’état pacifique, corollaire de cette égalité, rendra à son tour les hommes meilleurs.
Ces spéculations comportent évidemment une marge d’incertitude comme toutes les prévisions humaines. On peut croire qu’une fatalité inexorable condamne notre espèce au suicide par les dissensions entre nations, races ou classes, juste au moment de sa victoire totale apparente sur un univers asservi. Mais c’est là une conception métaphysico-religieuse qui nie, hors de toute vraisemblance, le rôle de l’Homme dans l’histoire de l’Homme. L’expérience a amplement démontré que la paix est impossible dans l’injustice. Il reste à faire loyalement l’essai de l’ordre pacifique dans la justice. Si, encore ici, les expériences s’avéraient décevantes, il faudrait bien s’incliner et conclure, avec les pessimistes, que l’Humanité est maudite. Mais on n’a pas le droit de formuler péremptoirement une telle conclusion sans avoir essayé les méthodes contraires à celles qui, jusqu’à présent, ont multiplié les massacres.
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Reste à savoir, si la paix est vraiment souhaitable.
Les guerres nationales ont toujours eu leurs apologistes. Sincères ? On en peut douter, car ceux qui proclament avec le plus de force les vertus moralisatrices des combats entre nations considèrent les guerres civiles comme des crimes. En quoi cependant l’héroïsme spontané des barricades est-il inférieur à l’héroïsme issu de la peur des codes militaires ? Les guerres nationales seraient des saignées fécondes qui redonneraient aux races des nerfs et du sang. Bourget, Barrés, Montherlant, Mussolini… ont chanté, à l’instar des bardes et des trouvères, la poésie et la valeur civilisatrice du meurtre commandé. Le monde pacifié entrerait en décadence, tandis qu’avec l’assassinat en série, sur les champs de bataille, des éléments jeunes et vigoureux des pays les plus évolués et par l’anéantissement – aujourd’hui possible – de la quasi-unanimité des humains, l’Humanité, n’est-ce pas, aurait devant elle un avenir splendide ! Les gouvernants se gardent, en général, de telles outrances ; ils proclament, au contraire, urbi et orbi, leur pacifisme, car presque tous les hommes aspirent à la paix. Presque tous sentent que la paix est un bien pour l’individu comme pour la race et l’espèce entière. Mais il faut qu’ils veuillent l’une des conditions nécessaires de la paix : la justice, c’est-à-dire l’égalité de droit et de fait de tous les peuples et de toutes les races. Sinon, il est infiniment probable qu’ils continueront à subir les saignées périodiques qui, si elles n’améliorent pas l’espèce, garantissent le maximum vital à une poignée de privilégiés.
Certains philosophes font l’apologie de la violence totale, aussi bien dans les relations sociales que dans les rapports internationaux. La jungle leur paraît être le milieu le plus favorable à la sélection naturelle indispensable au progrès. Seuls les plus forts, les plus intelligents réussissent à vaincre dans la mêlée générale et à former les élites. Le but est la pleine expansion des individualités les plus puissantes, la foule des faibles, des inintelligents, des scrupuleux méritant tout au plus de servir de piédestal aux surhommes. Cette conception sociologique, dérivée du Darwinisme, est celle du Capitalisme libéral aussi bien que de certains philosophes se réclamant de Stirner et Nietzsche. D’autres philosophes, sagement orthodoxes, protestent comme Paul Janet (Philosophie du Bonheur) « contre toute doctrine qui, par une fausse et humiliante sollicitude, détruit la lutte sans laquelle la vie est impossible… L’idéal est le libre développement de notre nature… ce qui ne peut avoir lieu sans rivalités, sans combats incessants de chacun contre tous ». Seulement, il ne faudrait pas tricher sur les conséquences logiques et l’on triche lorsqu’on fausse la loi de la jungle par des règlements artificiels et déloyaux réservant pratiquement à certaines castes le monopole légal du pillage. Que la sélection joue… « naturellement » ! On triche aussi quand on fait semblant de s’indigner des sentiments antisociaux que, précisément, la bataille développe. Il est, hors de doute que les surhommes, aptes à se trouver à l’aise dans une telle société coupe-gorge, sont rares. Les hommes, dans leur immense majorité, aspirent à la paix sociale. Aspiration vaine, tant que l’existence des classes impose le combat. En supprimant les classes, l’égalité économique coupe à la racine les causes essentielles du combat.
Aujourd’hui, comme toujours, l’Humanité est devant le dilemme : ou l’égalité économique ou la guerre sous toutes ses formes. Refuser l’égalité de fait de tous les hommes, de tous les peuples, c’est, consciemment ou non, accepter sa part de responsabilité des horreurs des guerres et des révolutions sanglantes. LE PACIFISME EST ÉGALITAIRE OU IL N’EST PAS.
Lyg