La Presse Anarchiste

À la recherche de la laïcité égarée

La valeur du principe laïc

À l’o­ri­gine le sens du mot « laïc » (d’un vocable latin qui signi­fie peuple) était assez étroit ; il pou­vait se tra­duire par : « qui n’est ni ecclé­sias­tique, ni reli­gieux» ; mais l’é­rec­tion, en un prin­cipe poli­tique, de la laï­ci­té de l’É­tat l’a élar­gi au point qu’au­jourd’­hui ce mot a pris un sens éten­du et une valeur doc­tri­nale. C’est dans cette accep­tion élar­gie qu’il fau­dra l’en­tendre ici.

La laï­ci­té, telle qu’elle se conçoit en théo­rie, n’est pas un état de lutte, mais un état de paix. Elle est un har­mo­nieux modus viven­di de tolé­rance et de com­pré­hen­sion taci­te­ment ou expli­ci­te­ment ins­tau­ré entre des indi­vi­dus qui s’ac­cordent mutuel­le­ment le droit de pen­ser comme il leur plaît sur les sujets par­ti­cu­liers où ils sont en désaccord.

S’il est, en effet, des véri­tés indis­cu­tées, comme la table de mul­ti­pli­ca­tion ou la néces­si­té de cir­cu­ler sur un même côté de la route, en revanche, il existe des ques­tions liti­gieuses sur les­quelles l’u­na­ni­mi­té des opi­nions n’est pas sur le point de se faire. Je veux bien que les scien­ti­fiques purs estiment que là où la véri­té n’est pas une l’er­reur gît, et ils n’ont pas tort ; mais là où cette véri­té n’est pas démon­trable, en l’é­tat actuel des connais­sances humaines, il ne peut y avoir que des hypo­thèses, sur le choix des­quelles il est impos­sible de ral­lier une libre una­ni­mi­té ; la ques­tion de l’exis­tence de Dieu est une de ces ques­tions-là. Nul ne peut actuel­le­ment prou­ver que Dieu existe ou n’existe pas, je veux dire : le prou­ver d’une façon défi­ni­tive et indé­niable ; en consé­quence, il y aura long­temps encore des gens qui croi­ront, et des gens qui ne croi­ront pas, à l’exis­tence de Dieu.

Ces deux caté­go­ries de gens se sub­di­visent à leur tour ; les pre­miers seront dés­unis sur l’i­dée très variée qu’ils se feront de la divi­ni­té, sur sa nature, sur son essence, sur ses lois, sur son culte ; les seconds ne seront pas moins sépa­rés sur le pro­blème de l’o­ri­gine du monde, car, pour en avoir exclu l’Être suprême, ils n’en auront pas éclair­ci les mys­tères, et conce­vront de manière très diverse sa genèse, son déter­mi­nisme ou sa fatalité.

La laï­ci­té idéale et théo­rique consiste en un consen­te­ment de tous à ce que cha­cun pense à sa façon sur toutes les ques­tions non réso­lues, en atten­dant qu’un jour peut-être une décou­verte déci­sive, fai­sant la lumière sur tout ce qui n’é­tait que sup­po­si­tions et doutes, dis­sipe les voiles impor­tuns et mette tout le monde d’ac­cord en appor­tant la clef de l’énigme.

Cette laï­ci­té-là est la nôtre, et nous y sous­cri­vons à cent pour cent. J’ai écrit un jour que je n’é­tais pas laïc, parce qu’ayant consta­té com­ment on avait abu­sé du terme je vou­lais me dis­so­cier de ces abus ; il est vrai que, croyant être anar­chiste, et chaque jour un peu plus enclin à l’in­di­vi­dua­lisme, j’ai l’im­pres­sion d’a­voir dépas­sé le stade intel­lec­tuel de la laï­ci­té. Mais comme hélas ! le monde, autour de nous, ne paraît pas avoir réa­li­sé cette idéale théo­rie ou ce théo­rique idéal, et qu’on ne sau­rait être contre tout, je tiens à pré­ci­ser ici ma pen­sée, dusse-je avoir l’air de la réfor­mer : je suis laïc, au sens de la défi­ni­tion que j’ai don­née tout à l’heure.

N’est-il pas, en effet, par­fai­te­ment rai­son­nable d’être laïc ain­si ? Cela implique qu’un pro­blème n’ayant pas reçu sa solu­tion défi­ni­tive, parce que l’es­prit humain n’a pu le suivre jus­qu’à sa conclu­sion faute de don­nées, faute de clar­tés, faute de génie, cha­cun aura la facul­té de l’en­vi­sa­ger pro­vi­soi­re­ment comme il lui plaît, ou de ne pas l’en­vi­sa­ger du tout s’il s’en dés­in­té­resse ; cela implique aus­si que, dans tout domaine d’ac­ti­vi­té exté­rieur à la dis­cus­sion de ce pro­blème, celui-ci sera effec­ti­ve­ment lais­sé de côté, et que la manière dont cha­cun l’en­vi­sage n’en­tre­ra pas en ligne de compte comme matière à faveur ou à réprobation.

À bien réflé­chir, n’est-ce pas la rai­son même ? Puis­qu’on ne sait pas si Dieu existe ; puisque, dans l’af­fir­ma­tive, on ignore si c’est l’al­lé­geance au Pape qui lui agrée, ou l’o­bé­dience au Grand Muf­ti, au Dalaï Lama ou à L’A­gha Kan ; et puisque dans la néga­tive on est inca­pable de prou­ver que l’homme des­cend du singe, ou qu’il est appa­ru de tout autre manière, n’est-ce pas la rai­son même que de per­mettre à cha­cun d’a­voir, sur un tel débat, l’o­pi­nion la plus appro­priée à ses médi­ta­tions ou à ses réfé­rences, ou de n’a­voir aucune opinion ?

Pareille­ment, quand il s’a­gi­ra d’autre chose, de pêcher à la ligne, de réci­ter des vers, de faire de la musique ou du sport ou d’en­sei­gner les enfants, on lais­se­ra fran­che­ment de côté ces ques­tions contro­ver­sées où manque la cer­ti­tude, de façon à n’in­tro­duire dans ces acti­vi­tés aucun levain de dis­corde, aucun élé­ment pré­con­çu, et à ne favo­ri­ser ou désa­van­ta­ger aucune des hypo­thèses éga­le­ment peu convain­cantes qui se par­tagent la per­plexi­té des mortels.

Aucune pro­po­si­tion n’est plus satis­fai­sante, aucune n’est plus ration­nelle, aucune n’est plus paci­fique, que cette concep­tion de la laï­ci­té. Per­son­nel­le­ment, je m’y ral­lie, et je vou­drais qu’elle fût le ter­rain d’en­tente des hommes les plus éloi­gnés d’i­dées, de ceux qui ne sau­raient être d’ac­cord sur rien d’autre.

En toute bonne foi, des croyants et des non-croyants venus des hori­zons les plus divers, dés­unis sur une foule d’autres concepts, devraient se ren­con­trer sur celui-ci. En s’y ral­liant tous, l’a­thée défen­drait le droit du catho­lique d’u­ser des liber­tés reli­gieuses, tan­dis que le catho­lique défen­drait le droit de l’a­thée de vivre en dehors du culte ; et cha­cun, usant de la facul­té d’ex­pri­mer ses idées, s’op­po­se­rait à toute res­tric­tion de la facul­té d’au­trui d’ex­pri­mer des idées contraires, et, dans la sau­ve­garde et le res­pect de la liber­té de son pro­chain, affir­me­rait et affer­mi­rait la sienne.

Sachons reven­di­quer ce qui est nôtre, c’est là l’es­prit liber­taire de la laï­ci­té. Mais il pour­rait coexis­ter avec toutes les nuances de l’o­pi­nion. On le trouve dans l’es­prit phi­lo­so­phique du XVIIIe siècle, dans l’es­prit répu­bli­cain, dans l’es­prit socia­liste. Il a un enne­mi ancien, le fana­tisme reli­gieux, et un enne­mi nou­veau, le sec­ta­risme maté­ria­liste ; et c’est pour­quoi cette concep­tion si humaine, si huma­niste, de la laï­ci­té, est si fort en péril, c’est qu’elle est mena­cée de plu­sieurs côtés à la fois. On lui fait la guerre sur deux fronts.

La foi, croyance aux certitudes sans preuves

Nous le regret­tons pour eux, et nous regret­tons de leur dire cette chose désa­gréable : les hommes d’es­prit reli­gieux n’ont pas joué un grand rôle dans la pro­gres­sion de l’i­dée de tolé­rance entre les indi­vi­dus ; quand ils étaient puis­sants au point que leur voix seule était enten­due, ils n’ont pas fait un geste, pas dit un mot, pas auto­ri­sé la moindre mesure, pour que les objec­tions au dogme qu’ils pro­fes­saient pussent s’ex­pri­mer ; ils ont abu­sé de leur pou­voir, et n’ont jamais offert au monde la moindre liber­té de leur faire part de ses doutes ou de leur poser des questions.

Ceux d’entre eux qui, par leur dis­si­dence, ont ouvert les pre­mières brèches, et qui, au péril de leur vie, ont por­té les pre­miers coups à l’in­tran­si­geance théo­cra­tique (ce tota­li­ta­risme d’au­tre­fois), étaient, eux aus­si, dog­ma­tiques à leur manière, et ne lut­taient contre un abso­lu­tisme spi­ri­tuel qu’a­vec l’in­ten­tion d’en impo­ser un autre ; c’é­taient des batailles entre ortho­doxies dif­fé­rentes, entre une foi et une autre foi, et il n’y avait pas moins d’in­to­lé­rance chez l’hé­ré­tique et le schis­ma­tique que chez ceux qui les excom­mu­niaient. Certes, à la faveur de ces joutes, il est arri­vé qu’un peu de tolé­rance fût conquise ; mais c’é­tait au corps défen­dant des jou­teurs ; c’é­tait parce que, comme le dit Gal­tier-Bois­sière, « l’in­dé­pen­dance ne trouve un peu de liber­té que dans la concur­rence des par­tis », et parce que leur excès, de part et d’autre, étaient tels que la pitié récla­mait un répit, et la fatigue une trêve.

En règle géné­rale, les hommes d’es­prit reli­gieux ont, pen­dant très long­temps, impo­sé le dogme et le culte et puni de mort et de tour­ments qui­conque éle­vait la voix en faveur de la liber­té de conscience. Cela pro­vient de ce que les hommes d’es­prit reli­gieux, loin de conve­nir du fait que l’exis­tence de Dieu est contro­ver­sable, la tenaient pour révé­lée par Dieu lui-même et regar­daient d’a­bord comme un péché et comme un mal­heur d’en oser dou­ter, ensuite comme un devoir et comme un apos­to­lat d’o­ri­gine pro­vi­den­tielle d’ex­tir­per ce doute et de l’anéantir.

Aucune tolé­rance n’est pos­sible sans ce cli­mat, aucune laï­ci­té n’est conce­vable de ce point de vue, et aucune diver­si­té d’o­pi­nion n’est com­pa­tible avec cet esprit mes­sia­nique. Dès l’ins­tant qu’une Église se consi­dère comme inves­tie d’une mis­sion sur­na­tu­relle de pro­sé­ly­tisme et de conver­sion, et pro­clame qu’en dehors d’elle il n’y a pas de salut, c’est chi­mère que d’es­pé­rer de sa part une lar­geur de vue qui vous auto­rise à pen­ser comme vous l’en­ten­dez. Après dix-huit siècles de foi mili­tante ayant eu pour res­sort la cer­ti­tude et l’af­fir­ma­tion de son infailli­bi­li­té, l’Église catho­lique se fût sin­gu­liè­re­ment déju­gée si elle avait offert aux hommes la liber­té de pen­sée. Ce sont donc les athées, et les déistes phi­lo­so­phiques, qui appor­tèrent au monde, après ce mil­lé­naire d’é­touf­fe­ment, cette détente, la laïcité.

Mais cette laï­ci­té ne fut pas la laï­ci­té idéale et théo­rique que j’ai défi­nie en com­men­çant, car, les hommes d’es­prit reli­gieux ne l’ayant jamais recon­nue, jamais accep­tée, au lieu d’être une laï­ci­té de concorde et d’a­pai­se­ment, elle fut, elle se trou­va obli­gée d’être, une laï­ci­té de combat.

Les hommes d’es­prit reli­gieux, ayant à leur tête les hommes d’es­prit clé­ri­cal, n’a­vaient pas désar­mé. Ils étaient tou­jours pré­ten­dants à leur rôle d’hier ; ils vou­laient rega­gner le pou­voir per­du. Quand on se dit, quand on se croit, en pos­ses­sion de la véri­té vraie, une, révé­lée par Dieu même, quand on s’i­ma­gine être inves­ti de la mis­sion de sau­ver les âmes des pièges du démon et de la per­di­tion ter­restre, on ne sau­rait se tenir pour bat­tu, on ne sau­rait regar­der la laï­ci­té que comme une cote mal taillée, en un com­pro­mis pas­sa­ger avec les puis­sances du mal, un mau­vais contrat qu’un enga­ge­ment anté­rieur et supé­rieur ordonne de dénon­cer à la pre­mière occa­sion, sans plus de scru­pules qu’on en peut éprou­ver quand on a Dieu pour soi et Satan contre. En consé­quence, devant l’Église tou­jours agres­sive, tou­jours sous les armes, en état d’a­lerte et à la veille du branle-bas de com­bat, la laï­ci­té ain­si qu’un petit ter­ri­toire libé­ré au milieu d’un uni­vers mena­çant, ain­si qu’une faible lumière sur laquelle s’é­pou­monent tous les vents des ténèbres, fut contrainte, elle aus­si, de res­ter en alarme, de se défendre pied à pied, de livrer, de gagner, de perdre des batailles, de repous­ser les infil­tra­tions insi­dieuses, de lan­cer de vigou­reuses contre-attaques, en un mot de se défendre avec les moyens cultu­rels, syn­di­caux, poli­tiques, dont elle dis­po­sait, sans en avoir tou­jours le choix ni se conci­lier tou­jours toutes les sym­pa­thies, même par­mi les plus authen­tiques laïcs. L’hos­ti­li­té dont elle était envi­ron­née conspi­rait à rendre la laï­ci­té into­lé­rante sur son propre prin­cipe, sous peine de dis­pa­raître ; or, ce prin­cipe étant le contraire même de l’in­to­lé­rance, la contrainte à le démen­tir équi­va­lait aus­si à sa disparition.

En pas­sant de l’i­déal à la réa­li­té et de la théo­rie à la mise en appli­ca­tion, une doc­trine perd inévi­ta­ble­ment de sa pure­té, comme un beau cli­ché pho­to­gra­phique perd de sa net­te­té quand il paraît dans le jour­nal. À plus forte rai­son si, atta­quée, elle doit, pour se défendre, uti­li­ser des cir­cons­tances subor­don­nées au hasard, contrac­ter des alliances impo­sées par l’op­por­tu­ni­té, sur­veiller les mou­ve­ments de l’ad­ver­saire et lui emprun­ter quelques-unes de ses armes, comme c’est la règle, sous peine de suc­com­ber. Cet état de lutte, dont les mes­sia­niques, les reli­gieux, sont res­pon­sables, est extrê­me­ment regret­table, car il fait perdre à la laï­ci­té une par­tie de ce carac­tère paci­fi­ca­teur et conci­liant, qui devrait faire d’elle un fac­teur de concorde, de res­pect mutuel et d’har­mo­nie sociale. Quoi qu’il en soit, la tolé­rance laïque, qui crée une atmo­sphère d’é­qui­libre, de paix et de séré­ni­té, est infi­ni­ment supé­rieure et pré­fé­rable à l’in­tran­si­geance cléricale.

Il ne faut cepen­dant pas se dis­si­mu­ler que cet idéal laïque, qui devrait être très lar­ge­ment accep­té dans un pays comme la France où la phi­lo­so­phie révo­lu­tion­naire a façon­né l’es­prit de beau­coup d’hommes qui réflé­chissent, où il a cal­mé les anta­go­nismes san­glants d’au­tre­fois, y est sérieu­se­ment menacé.

En de notables par­ties des pro­vinces-fiefs de l’Église, et par­ti­cu­liè­re­ment dans la région ven­déenne, l’en­sei­gne­ment des enfants demeure le mono­pole des prêtres. J’ai vu, sur une plage où la plu­part des mai­sons avaient été rasées au cours de la guerre, la popu­la­tion affluer à une ker­messe orga­ni­sée pour la construc­tion d’une église (or, il y en avait déjà une qui n’a­vait point souf­fert). Des inci­dents éclatent dans les régions char­bon­nières, où des mani­fes­tants cassent le maté­riel pour pro­tes­ter contre le pro­jet de laï­ci­sa­tion des écoles natio­na­li­sées. Dans l’Ouest, les curés, encou­ra­gés par les évêques, refusent de payer l’im­pôt sur les entrées aux ker­messes, et des conseils muni­ci­paux font la grève admi­nis­tra­tive pour reven­di­quer le droit de sub­ven­tion­ner des écoles confes­sion­nelles. Les tri­bu­naux qui jugent les prêtres récal­ci­trants déli­bèrent sous la pres­sion de foules fana­ti­sées qui, mobi­li­sées par le cler­gé, s’a­ge­nouillent devant le palais de jus­tice et prient jus­qu’à l’ac­quit­te­ment de leurs pro­té­gés. La police (oh ! que les mani­fes­tants se ras­surent : nous ne deman­dons pas qu’elle tire sur eux!), la police, qui matraque à la gare de l’Est de paci­fiques cam­peurs grou­pés pour récla­mer une réduc­tion sur les che­mins de fer ; la police, qui tire sur un col­leur d’af­fiches, contemple d’un œil paterne ces levées de bou­cliers. Tout cela, avec le vote d’un décret qui auto­rise l’oc­troi de sub­ven­tions aux ami­cales spé­cia­li­sées dans le patro­nage des écoles catho­liques, donne la tem­pé­ra­ture de l’é­poque et marque la régres­sion, sinon le déclin, de la laïcité.

Consi­dé­rant cette crise de la laï­ci­té comme suf­fi­sam­ment consta­tée pour n’a­voir pas à la démon­trer par de plus nom­breux exemples, quelles en sont donc les causes, nous demanderons-nous ?

Les causes en sont : pre­miè­re­ment, un ren­for­ce­ment de l’Église catho­lique par rap­port à ce qu’elle était en France il y a quelques années ; deuxiè­me­ment, un affai­blis­se­ment des milieux laïcs, au terme d’une égale période. Nous allons exa­mi­ner rapi­de­ment ces deux causes et nous effor­cer de décou­vrir de quelles causes pre­mières elles pro­cèdent elles-mêmes.

Mobilisation cléricale

Le ren­for­ce­ment de l’Église catho­lique en France n’est pas seule­ment appa­rent, il est réel. On ren­contre le prêtre en des milieux d’où il était exclu, en des acti­vi­tés aux­quelles il avait renon­cé, et affi­chant une assu­rance que nous ne lui connais­sions pas naguère. Il jouit, près des pou­voirs publics, d’un cré­dit, et exerce sur eux une auto­ri­té qu’il n’a­vait point aupa­ra­vant. À cet égard, la IVe Répu­blique est net­te­ment rétro­grade par rap­port à la IIIe. Pour autant qu’on puisse juger un régime après cinq années d’exis­tence, nous n’hé­si­tons pas à écrire que la IVe Répu­blique, com­pa­rée à la pré­cé­dente, fait figure de démo­cra­tie bigote.

L’Église y est, sinon sou­ve­raine, du moins puis­sante. Elle a tel­le­ment bien domi­né la situa­tion que l’é­pu­ra­tion, sou­vent injuste et si arbi­traire, et si sévère pour quelques-uns, l’a épar­gnée avec une clé­mence invraisemblable.

Pour­tant, la col­lu­sion de l’Église avec le régime de Vichy avait été totale ; le cler­gé pre­nait part à toutes les mani­fes­ta­tions de l’«État fran­çais» ; des car­di­naux aux moindres vicaires, depuis les pré­lats les plus hup­pés jus­qu’au der­nier des moi­nillons, tous ont enton­né les louanges du maré­chal Pétain, mêlées à celles de Dieu, tous accom­pa­gnaient les maires qui lui offraient les clefs de la ville dans ses dépla­ce­ments spec­ta­cu­laires ; j’ai vu, vous avez vu, nous avons vu, leurs acco­lades, leurs effu­sions ; il y avait trois hommes suprêmes dans la socié­té fran­çaise de 1941 à 1944 : le chef légion­naire (encore que sans pou­voir réel), le com­mis­saire de police et le curé. Je ne dis certes pas que les curés ont été les com­plices directs des nazis ; il y a eu par­mi eux (l’Église joue d’ailleurs sur tous les tableaux) d’i­gnobles dénon­cia­teurs, des résis­tants qui furent pour la plu­part des aumô­niers du maquis, enfin, les plus nom­breux des types neutres qui atten­daient que l’o­rage pas­sât ; c’est l’i­mage de toute la popu­la­tion, quelques mou­chards, un cer­tain pour­cen­tage de rebelles et une majo­ri­té incom­men­su­rable d’at­ten­tistes ; on a condam­né les pre­miers, sou­vent par contu­mace, déco­ré les seconds, quel­que­fois à titre post­hume, et les der­niers sont trop heu­reux si on leur laisse la paix. Il n’en est pas moins vrai que, du temps de l’oc­cu­pa­tion, toute l’Église, à quelques excep­tions près, était der­rière Pétain, et qu’elle n’a pas été dis­soute pour cela comme furent dis­sous la Légion, le P.P.F, et le Mou­ve­ment (?) de la Jeu­nesse (?) de France et d’Outre mer (!).

On part évi­dem­ment de ce prin­cipe que, Dieu étant, en sa qua­li­té de Très Haut, situé net­te­ment au-des­sus des que­relles humaines, il serait injuste de lui en faire subir le contre­coup. C’est aus­si bien l’a­vis de M.l’abbé Bou­lier que celui du Pape qui l’ex­com­mu­nie. Ce rai­son­ne­ment est d’ailleurs per­ti­nent en ce sens que Dieu est effec­ti­ve­ment très impar­tial. À ceux qui croient en lui, je concé­de­rai volon­tiers qu’il laisse faire le bien et le mal sans inter­ve­nir ; il admet indif­fé­rem­ment la guerre et la paix, la mala­die et la gué­ri­son, la vie et la mort, le crime et le châ­ti­ment ; il consent à la misé­ri­corde, mais tolère les repré­sailles ; très large d’i­dées, il laisse occu­per la France, et la laisse aus­si libé­rer ; il n’empêche pas qu’on fusille les maqui­sards, mais ne s’op­pose pas non plus à ce qu’on les réha­bi­lite et à ce qu’on célèbre des messes à leur mémoire ; Dieu est atten­tiste, il est neutre, il est si tolé­rant à l’é­gard de tout ce qui se passe qu’en un cer­tain sens on pour­rait presque le croire laïc. Par consé­quent, estiment cer­tains, puisque Dieu ne se mêle pas de nos his­toires, il ne serait pas équi­table qu’il eût à souf­frir de nos dissensions.

Bien sûr, Dieu n’a pas fait acte de pré­sence dans les drames qui ont rava­gé la terre, mais le cler­gé, lui, y a été mêlé. Il a conti­nuel­le­ment pris par­ti, de la façon nuan­cée qui lui est propre, mais sou­vent avec une effi­cience et une fer­me­té d’au­tant plus réelles, tou­jours aux côtés de l’au­to­ri­té, aux côtés des res­pon­sables, ne quit­tant ceux du jour que parce qu’il les savait condam­nés, rejoi­gnant ceux de demain dans l’op­po­si­tion au moment où il les jugeait des­ti­nés à régner bien­tôt, ne ces­sant d’être le com­plice et le sou­tien des triom­pha­teurs pro­vi­soires qu’à par­tir de l’ins­tant où, les sen­tant chan­ce­ler, il vou­lait évi­ter d’être entraî­né dans leur chute, pré­fé­rant se sau­ver à temps pour par­ti­ci­per à l’as­cen­sion de leurs suc­ces­seurs. Et le cler­gé détecte le moment pro­pice avec une incom­pa­rable perspicacité.

S’é­tant adju­gé sous Pétain un pou­voir et des faveurs extra­or­di­naires, l’Église a été assez adroite pour conser­ver sous la IVe Répu­blique ce qu’elle avait gagné sous l’État fran­çais. Hono­rée par Vichy, elle a été com­blée par la Libé­ra­tion. Sa presse — son jour­nal « la Croix », en est un exemple — a été la seule à n’être pas sérieu­se­ment inquié­tée, bien qu’elle eût paru sous l’oc­cu­pa­tion. Ses mou­ve­ments de jeu­nesse, seuls admis par Pétain en zone « libre » mais inter­dits par Hit­ler en zone occu­pée, ont argué avec suc­cès de cette der­nière sup­pres­sion pour sur­vire et se parer d’un mérite de clan­des­ti­ni­té. Bref, il n’est pas éton­nant qu’ayant pro­fi­té de plu­sieurs régimes suc­ces­sifs, confir­mée dans ses droits accrus et dans ses pou­voirs crois­sants à chaque révo­lu­tion, sor­tant plus forte et plus har­die de cha­cune des cala­mi­tés publiques qui se déchaî­naient sur les peuples, l’Église, se don­nant par des­sus le mar­ché, à rai­son de ses cathé­drales bom­bar­dées, des airs de grande sinis­trée, soit aujourd’­hui plus puis­sante et plus reven­di­ca­tive qu’a­vant la deuxième guerre mondiale.

Elle a coor­don­né ses forces selon un plan habi­le­ment conçu. Avant la guerre, elle avait feint de se rési­gner à aban­don­ner à la laï­ci­té cer­tains sec­teurs de la vie publique, sur­tout dans les pro­vinces où le culte devait être peu exi­geant sous peine de décou­ra­ger la foi. Il n’en est plus de même aujourd’­hui. Elle a consti­tué par­tout des Unions parois­siales dont la fédé­ra­tion forme un véri­table par­ti. La pra­tique du culte n’est plus affaire de conscience, n’est plus affaire pri­vée ; on a grou­pé les fidèles, non plus seule­ment autour de l’au­tel pour leur don­ner la com­mu­nion, mais aus­si autour des pres­by­tères pour les pous­ser à la croi­sade. L’Église ne se contente plus de pra­ti­quants, elle veut des mili­tants, et elle en a.

Ceci n’est pas une vue de l’es­prit, mais une infor­ma­tion sûre et véri­fiée. J’ai assis­té, comme repré­sen­tant de la presse, à un congrès catho­lique où, en pré­sence d’un arche­vêque, M.La Cour Grand­mai­son, l’un des plus grands ora­teurs chré­tien de notre époque, dans un dis­cours qui brillait aus­si bien par son élo­quence que par la convic­tion, et que je vou­drais que tous les laïcs aient enten­du, s’é­criait à l’a­dresse des mil­liers de fidèles pré­sents : « Catho­liques, l’heure est à l’action ! »

Je ne sais quelle écho cette parole a eu par­mi les laïcs, mais elle a eu une réper­cus­sion pro­fonde au sein des croyants. Elle a agi. L’heure de l’ac­tion et venue, et toutes les forces de l’Église sont ran­gées en ordre de bataille dans les Unions parois­siales. Des consignes pré­cises sont des­cen­dues des évê­chés dans les villes et dans les bour­gades, et ont été sui­vies dans une cer­taine mesure. Des jour­naux sans opi­nion défi­nie, mais liés à l’Église par leur caisse, se sont créés, qui, long­temps sans clien­tèle, ont cepen­dant « tenu le coup » grâce à des « vagues… de fonds » dont l’o­ri­gine est mys­té­rieuse. L’ordre a été don­né (et ceci aus­si est une infor­ma­tion sûre et véri­fiée) de se désa­bon­ner « des jour­naux qui ne sont pas intrin­sè­que­ment chré­tiens » et de leur refu­ser toute publi­ci­té. Des péti­tions ont été sus­ci­tées récla­mant la nomi­na­tion d’au­mô­niers dans des col­lèges où la laï­ci­té accor­dait pour­tant, jus­qu’i­ci, la plus grande faci­li­té aux élèves de rem­plir leurs devoirs reli­gieux si leurs parents le deman­daient. Encore que la plus grande par­tie de ce plan ait échoué, parce que les consignes sur­es­ti­maient le zèle des mili­tants, la cam­pagne des Unions parois­siales a pesé sur le choix des pro­grammes dans les ciné­mas, sur le choix des can­di­dats dans les élec­tions, avec une effi­cience que, depuis bien long­temps ne connais­saient plus en France les milieux catho­liques, à laquelle ils n’é­taient pas habi­tués avant que fût cimen­tée cette espèce de par­ti clé­ri­cal qu’est la fédé­ra­tion des Unions parois­siales réno­vée à la mode de la IVe Répu­blique. Le jésuite en ves­ton est un mon­sieur qui parle haut. La laï­ci­té est direc­te­ment atta­quée. La guerre sacrée lui est décla­rée du haut des clo­chers où, pareils aux muez­zins sur leurs mina­rets, les abbés conver­tis­seurs se sont trans­for­més en hérauts.

Ou diable est le laïc ?

L’af­fai­blis­se­ment des milieux laïcs n’est pas moins évident. Non qu’ils ne soient capables de se res­sai­sir et de résis­ter ; je suis convain­cu qu’ils le peuvent, car si les milieux catho­liques s’a­per­çoivent, par le tumulte cau­sé, que leurs rodo­mon­tades ont ébran­lé la paix publique, ces milieux, com­po­sés de petits-bour­geois très atta­chés à des inté­rêts mar­chands et à l’ordre inté­rieur duquel dépend la pros­pé­ri­té de leurs médiocres affaires, ne tar­de­ront pas à s’en effrayer et à ren­trer dans leur coquille. C’est le défaut de la cui­rasse et des cali­cots, des clercs de notaire et des détaillants en bou­chons momen­ta­né­ment mués en croi­sés comme des figu­rants de théâtre. En atten­dant, ils militent et ils exultent parce que les laïcs tra­versent une crise. Cette crise est sérieuse, car brus­que­ment on s’a­per­çoit que si la laï­ci­té se porte mal, c’est que, par­mi ceux qui la défen­daient tra­di­tion­nel­le­ment, plus per­sonne n’est laïc.

Je m’ex­plique.

Je veux conti­nuer à consi­dé­rer la foi comme chose pri­vée, encore que je sache que c’est de ma part une illu­sion, voire même une naï­ve­té, démen­tie par l’im­pé­ria­lisme même de l’Église, par ses pré­ten­tions tem­po­relles œcu­mé­niques, illu­sion naguère sou­te­nue par Van­der­velde et com­bat­tue par Sébas­tien Faure. Cepen­dant, je m’y veux tenir, et ne céde­rai pas à la ten­ta­tion de faire remar­quer que la plu­part des laïcs consentent à intro­duire la pra­tique reli­gieuse dans leur vie fami­liale, qu’ils se marient à l’Église, font bap­ti­ser et com­mu­nier leurs enfants, se font enter­rer avec le cler­gé et munis des sacre­ments. Je ne céde­rai pas à cette ten­ta­tion parce qu’on ne sau­rait, sous peine d’être illo­gique et sec­taire, exi­ger des laïcs qu’ils soient athées, mais seule­ment qu’ils soient laïcs.

Or, pour la plu­part, ils ne sont pas laïcs. Je n’ap­pelle pas laïcs nos radi­caux-socia­listes qui sous la IIIe Répu­blique, ont assi­gné une limite assez nette aux prêtres, mais qui, sous la IVe, leur ouvrent toutes les portes et les encou­ragent à toutes les pri­vau­tés. Cela com­men­ça dès le début de la guerre de 1939, quand Dala­dier flir­ta avec l’ar­che­vêque de Paris et s’en fut à Notre-Dame prier pour la Vic­toire. On mesure, à l’at­ti­tude actuelle des radi­caux le déclin de la laï­ci­té ; pas un cagot qui ne puisse pré­tendre à se faire ins­crire au par­ti. On peut en dire autant des socia­listes ; par une série d’é­tapes arti­fi­cielles, décou­verte sou­daine de la spi­ri­tua­li­té ren­con­trée par Blum au détour d’une rue, comme elle sor­tait d’une sacris­tie, fré­quen­ta­tion assi­due, à la faveur du tri­par­tisme, du Mou­ve­ment Répu­bli­cain Popu­laire, qui vous imprègne tou­jours d’un cer­tain relent de confes­sion­nal, les socia­listes ont aban­don­né les postes avan­cés du laï­cisme pour se reti­rer sur des posi­tions mal défen­dues et har­gneu­se­ment attaquées.

Res­tent les maté­ria­listes poli­tiques dont le bol­che­visme inter­na­tio­nal consti­tue le noyau, ou plu­tôt les noyaux, puis­qu’il y a actuel­le­ment deux groupes prin­ci­paux hos­tiles l’un à l’autre. Il est ici néces­saire, à mon sens, de poser en axiome comme un prin­cipe, bien éta­bli qu’on peut être athée et n’être pas laïc ; que l’in­to­lé­rance peut se déve­lop­per dans les milieux maté­ria­listes comme par­mi les gens reli­gieux. De même que les cultes sont mul­tiples, de même les doc­trines pro­fanes sont innom­brables ; et de même qu’il y a des croyants qui brûlent d’im­po­ser la foi qu’ils regardent comme la seule vraie, de même il y a des incroyants dis­po­sés à ne souf­frir aucun autre sys­tème que celui qu’ils consi­dèrent comme le seul ortho­doxe et le seul authen­tique. Si le croyant qui ne peut admettre aucune héré­sie n’est pas laïc, l’in­croyant qui veut châ­tier toute dévia­tion l’est-il ? Si d’exi­ger que, sans excep­tion, se conforment à une opi­nion don­née est contraire à la tolé­rance, donc à la laï­ci­té, ferons-nous une dis­tinc­tion qui condam­ne­ra cette exi­gence chez ceux qui croient en Dieu et la jus­ti­fie­ra chez ceux qui n’y croient point ? Dirons-nous que la laï­ci­té, qui a vain­cu le prin­cipe : « Hors de l’Église, pas de salut !» ne s’op­pose pas à l’axiome : « Pas de véri­té hors du Par­ti » ? Nous refu­sant à qua­li­fier laïcs ceux qui n’ac­cordent qu’à un seul culte reli­gieux le droit à la pra­tique, qua­li­fie­rons-nous laïcs ceux qui n’ac­cordent qu’à un seul sys­tème maté­ria­liste le droit à la propagation ?

Pour ma part, je n’ap­pelle pas laïc l’homme qui, reven­di­quant la liber­té de pen­sée quand il est dans l’op­po­si­tion, la sup­prime quand il est au pou­voir. Je n’ap­pelle pas laïc l’homme qui, sous un régime impar­fait, mais tolé­rant, pro­fite de la plu­ra­li­té des par­tis pour s’ins­crire à celui de son choix et qui, le jour où son par­ti triomphe, trouve tout natu­rel que tous les par­tis soient dis­sous à l’ex­cep­tion du sien. Je n’ap­pelle pas laïque l’or­ga­ni­sa­tion poli­tique qui, ayant béné­fi­cié de la liber­té pour répandre sa doc­trine et recru­ter ses adeptes, refuse d’en lais­ser jouir les orga­ni­sa­tions concur­rentes qu’elle éli­mine inexo­ra­ble­ment au len­de­main de sa propre vic­toire, avec les orga­ni­sa­tions alliées qui l’ont aidée à triom­pher. Je ne vois pas pour­quoi nous décer­ne­rions l’é­pi­thète de « laïc » à un pays où l’État tolère un seul par­ti qui n’ad­met qu’une seule opi­nion, du moment que nous la refu­sons à un pays où l’État admet une seule Église qui ne tolère qu’un culte unique. Je ne sau­rais me réjouir du recul d’un dogme que si nul autre dogme ne pro­fite de ce recul.

Pour être maté­ria­liste, l’in­to­lé­rance n’est ni moins ombra­geuse, ni moins inqui­si­to­riale, ni moins cafarde, ni plus clé­mente que l’in­to­lé­rance reli­gieuse. Elle a ses Tor­que­ma­da, ses évêques Cau­chon, ses Émi­nences grises, ses Tar­tufes et ses Basiles exac­te­ment comme celle-ci ; elle monte comme elle des pro­cès en sor­cel­le­rie, excom­mu­nie ses relaps, pour­fend ses rené­gats, cano­nise ses saints, tient ses conciles et ses conclaves aux­quels elle donne d’autres noms, a ses pèle­ri­nages et ses pro­ces­sions, ses totems, ses tabous, ses icônes, ses livres sacrés, ses rites, ses sacri­fices, ses exor­cismes, ses auto­da­fés, ses pompes et son apo­ca­lypse, son ciel (ter­restre) où il y a peu d’é­lus, son enfer (ter­restre) ou tout le monde est pré­ci­pi­té. L’in­to­lé­rance maté­ria­liste, qui n’est que la trans­po­si­tion, en un siècle athée, de l’an­cienne into­lé­rance reli­gieuse, n’est pas moins inquié­tante ; elle est peut-être plus redou­tée, parce que, n’ayant pas été émous­sée par le temps, elle sévit avec l’im­pé­tuo­si­té des forces neuves ; elle est au fond la même, la vieille into­lé­rance humaine qui, dans un répit, a chan­gé de visage et pui­sé un nou­vel élan.

Lorsque l’in­to­lé­rance gagne ceux à qui ses excès avaient ensei­gné à la com­battre l’en­ne­mi est dans la place, le ver est dans le fruit. La fai­blesse des milieux laïcs pro­vient de ce qu’ils ne le sont plus, un mili­tant qui a don­né des preuves de son ardeur au ser­vice de la laï­ci­té me disait un jour, devant mes objec­tions : « je défen­drais la laï­ci­té avec qui­conque vou­drait, fût-ce le Diable ». Je lui répon­dis en riant que ce ne serait pas un bon allié : « Le Diable ne ferait alliance avec vous que pour avoir votre âme, et je crains que ce ne soit là l’in­ten­tion secrète de ceux avec qui vous vous alliez aujourd’­hui. Le Diable n’est pas laïc. Comme Dieu, dont il est une réplique cari­ca­tu­rale et téné­breuse, il a un culte, et un culte aus­si exi­geant, aus­si poin­tilleux, aus­si inhu­main que celui du pire des Dieux. J’es­père que vous com­pre­nez le sens figu­ré de mes paroles. » Je pense que le lec­teur le com­pren­dra aussi.

La rigueur scientifique et le doute devant l’inconnu

Si toute chose était prou­vée, la laï­ci­té, la liber­té de pen­sée, seraient sans objet, et leur reven­di­ca­tion pur sophisme.

Il est des véri­tés prou­vées. La table de mul­ti­pli­ca­tion, le théo­rème de Pytha­gore, la loi d’Ar­chi­mède, une foule de règles mathé­ma­tiques, phy­siques, chi­miques, astro­no­miques, ne sup­posent pas la contra­dic­tion. Quand l’une d’elles est énon­cée, il n’y a qu’à s’in­cli­ner. Per­sonne n’est auto­ri­sé à pen­ser autre­ment. Le chiffre et les com­bi­nai­sons qu’il per­met, la for­mule et les expé­riences qu’elle résume, apportent à cha­cun les élé­ments qu’il faut pour en contrô­ler l’exac­ti­tude et en attes­ter la rigueur.

Lorsque, dans un de nos col­lèges, le pro­fes­seur enseigne aux élèves que le car­ré de l’hy­po­té­nuse est égal à la somme des car­rés for­més avec les côtés de l’angle droit, aucun doute ne peut s’in­si­nuer dans l’es­prit des col­lé­giens, et jamais aucun d’entre eux n’in­vo­que­ra la tolé­rance pour deman­der à expri­mer un avis dif­fé­rent. En effet, on pos­sède sur ce sujet, non point des vues très arrê­tées, mais une cer­ti­tude abso­lue qui ne laisse place à nulle oppo­si­tion. On ne l’im­pose pas, on la démontre. La nier serait un signe, non d’in­dé­pen­dance, mais de dérè­gle­ment, et sur la base de cette néga­tion, toute contro­verse est impos­sible et toute dis­si­dence incon­ce­vable. La preuve scien­ti­fique éta­blit une ortho­doxie sou­ve­raine que nul ne songe à trans­gres­ser. Par contre, lorsque dans une école confes­sion­nelle, le pro­fes­seur catho­lique enseigne aux sémi­na­ristes les mys­tères de la sainte Tri­ni­té, de la trans­sub­stan­tia­tion, de la grâce conco­mi­tante, et l’im­ma­té­ria­li­té du prin­cipe pen­sant chez la créa­ture, il faut que le cer­veau de ses audi­teurs soit étran­ge­ment com­plai­sant et docile, ou qu’il ait été supé­rieu­re­ment pré­mu­ni contre l’emprise du doute, pour accep­ter sans réac­tion, sans curio­si­té, sans sur­prise, ces affir­ma­tions dont toute l’au­to­ri­té réside dans le lyrisme des Écri­tures, la rhé­to­rique des Conciles, les sub­ti­li­tés des exé­gètes et les mor­ti­fi­ca­tions des vision­naires. Si l’es­prit des aspi­rants jésuites conçoit un doute, et cède à la ten­ta­tion sata­nique d’un exa­men per­son­nel, non­obs­tant l’in­ter­dic­tion de cher­cher à com­prendre qu’im­pliquent l’in­failli­bi­li­té des textes et la tyran­nie du cre­do, ces jeunes gens sont bien excusables.

On peut en dire autant à pro­pos des étu­diants qui passent par les écoles maté­ria­listes où l’on enseigne un dogme pro­fane, éga­le­ment pro­cla­mé infaillible, non point au nom de Dieu, mais au nom de l’État et du prin­cipe qui dirige l’État. Quelle que soit la doc­trine qu’on y pro­fesse, supé­rio­ri­té de la race aryenne ou inter­pré­ta­tion mar­xiste de l’his­toire, il ne s’a­git que de pos­tu­lats ou d’hy­po­thèses aux­quels est arbi­trai­re­ment confé­ré un carac­tère de cer­ti­tude. Véri­tés qu’on ne démontre pas, véri­tés qu’on impose par la force et par le pou­voir parce qu’elles sont inca­pables de s’im­po­ser par leur propre évi­dence et par une démons­tra­tion pro­bante ; véri­tés pré­caires, véri­tés d’une heure ou d’un siècle, d’une pro­vince ou d’un conti­nent, niées le len­de­main ou au-delà de la fron­tière ; véri­tés qu’on fourre dans les crânes à l’aide de la crainte et de la foi, parce que la rai­son les dis­cute ou les rejette. Contre-vérités.

La tolé­rance seule, la tolé­rance concré­ti­sée dans la vie sociale par le modus viven­di laïc, peut dis­sua­der les hommes de se dis­pu­ter et de se battre à pro­pos de ce qu’ils ne savent pas, et les per­sua­der de s’u­nir sur la base de ce qu’ils savent.

Tous les astro­nomes sont d’ac­cord sur la car­to­gra­phie de l’hé­mi­sphère lunaire visible de la Terre ; l’ob­ser­va­tion peut aisé­ment dis­si­per les contra­dic­tions éven­tuelles. Mais sur la car­to­gra­phie de l’autre hémi­sphère, celui que nous ne pou­vons pas voir, les ima­gi­na­tions, exal­tées par la per­plexi­té, se livrent à toutes les conjec­tures ; ici, les astro­nomes doivent se concé­der une tolé­rance mutuelle, puisque toutes les sup­po­si­tions sont per­mises sans qu’une seule soit véri­fiable. Le jour où des appa­reils feront le tour de notre satel­lite et pho­to­gra­phie­ront celle de ses faces qui est tour­née vers les espaces, ces mul­tiples sup­po­si­tions se ramè­ne­ront à une seule véri­té ; mais en atten­dant, on ignore, on doute, on suppose.

La laï­ci­té n’est pas autre chose, que la tolé­rance accor­dée à cha­cun d’i­ma­gi­ner à sa guise la solu­tion de son choix aux pro­blèmes que l’ex­plo­ra­tion humaine n’a pu encore son­der jus­qu’au fond, ni suivre jus­qu’à leur extré­mi­té. Elle est un gage de paix entre les hommes, puis­qu’elle s’op­pose à ce que, dans le domaine des faits pro­vi­soi­re­ment indé­mon­trables, les par­ti­sans d’une hypo­thèse — reli­gion ou sys­tème pro­fane — contraignent ceux d’une autre hypo­thèse, et puis­qu’elle per­met toutes les recherches, toutes les confron­ta­tions, toutes les expé­riences d’où sor­ti­ra peut-être la solu­tion des ques­tions contro­ver­sées. Le jour où la solu­tion d’un mys­tère est défi­ni­ti­ve­ment trou­vée, point n’est besoin de l’im­po­ser par la loi, elle n’est pas plus dis­cu­tée que le théo­rème de Pytha­gore, et s’in­tègre au patri­moine humain aus­si for­te­ment qu’elle adhère à la phé­no­mé­na­li­té naturelle.

Et cepen­dant, une res­tric­tion s’im­pose. Il arrive qu’une véri­té soit démon­trée, qu’elle soit admise par tous, et que, pour­tant, ce qu’il y a de mys­tique en un grand nombre d’hommes refuse de s’in­cli­ner devant elle. Je connais une foule de catho­liques ; il n’y en a aucun qui croie qu’une auto­mo­bile à essence peut rou­ler sans car­bu­rant, qu’un singe peut par­ler, qu’un pla­tane est capable de dan­ser une rum­ba un soir de fan­tai­sie ; si je leur disais avoir été témoin de sem­blables ano­ma­lies, aucun ne consen­ti­rait à me croire, ils sont trop rai­son­nables et trop scien­ti­fiques pour cela ; mais tous sont abso­lu­ment convain­cus que les miracles qu’on leur a ensei­gnés au caté­chisme ; sont véri­diques, que Jésus est res­sus­ci­té, que les juifs ont fran­chi la mer Rouge a pied sec, que je ne sais quels saints ont fait je ne sais plus quoi d’ex­tra­or­di­naire, et qu’il est sacri­lège d’en dou­ter. C’est insen­sé, mais c’est ain­si, et ni vous ni moi n’y chan­ge­rons rien.

Savoir faire la part de l’illusion

Il y a cer­taines erreurs accré­di­tées par la reli­gion que l’é­vi­dence la plus lumi­neuse n’a pu rui­ner dans l’es­prit de ceux qui y croient. J’ai enten­du un repor­tage radio­pho­nique sur les indi­gènes aus­tra­liens, dont l’au­teur révé­lait ceci. De temps immé­mo­rial, ces indi­gènes se sont don­né une concep­tion méta­phy­sique de la fécon­da­tion de la femme et de la nais­sance de l’être humain. Selon ce sys­tème, toute nais­sance résul­tait de la conjonc­tion d’une âme et de la sub­stance cor­po­relle, sans que l’in­ter­ven­tion du coït jouât un rôle quel­conque dans le phé­no­mène. C’est com­plè­te­ment ridi­cule, et les natu­rels un peu évo­lués sont bien obli­gés d’ad­mettre aujourd’­hui que les rap­ports, sexuels sont tout de même pour quelque chose dans la venue au monde d’une créa­ture nou­velle. Mal­gré cela, ils n’a­ban­donnent pas leur ancienne ver­sion. Les plus arrié­rés conti­nuent à nier que le coït soit néces­saire à la fécon­da­tion ; les plus avan­cés conci­lient comme ils peuvent l’ex­pli­ca­tion scien­ti­fique et l’an­cienne croyance, sans tou­te­fois reje­ter cette der­nière caté­go­ri­que­ment. Les rêves ont la vie dure. Autour de nous, nombre d’es­prits en sont encore tout impré­gnés. Nous sommes obli­gés d’en tenir compte. Les hommes adorent les romans d’a­ven­tures et les femmes les his­toires d’a­mour, bien qu’ils savent que dans la vie les choses se passent autre­ment ; par exten­sion, ils vénèrent des fables sacrées dont leur rai­son pro­clame l’in­cré­di­bi­li­té, ou des concepts pseu­do-ration­nels aux­quels ils adhèrent par entraî­ne­ment ou par besoin de convic­tion, sans les exa­mi­ner ou sans les approfondir.

En ce qui me concerne, je ne crois pas aux appa­ri­tions mira­cu­leuses, ni à la ver­tu du bap­tême ; de ceux qui y croient, ou de moi, quel­qu’un, eux ou moi, a néces­sai­re­ment rai­son, est néces­sai­re­ment dans le vrai. Même si j’ap­por­tais la preuve scien­ti­fique qu’ils ont tort, les croyants, de par la nature spé­ciale de la foi qui les anime, récu­se­raient ma preuve et per­sis­te­raient dans leur convic­tion. Comme il serait contraire à mes prin­cipes de bien­veillance et de dou­ceur de leur impo­ser par la force l’ab­ju­ra­tion de leurs idées, et que, pour rien au monde, je ne consen­ti­rais à ce qu’ils me contrai­gnissent à embras­ser leurs chi­mères, quelle plus belle pro­po­si­tion puis-je leur faire, sinon celle de vivre, eux avec leur cre­do, moi avec mon incré­du­li­té, sans jamais user d’au­to­ri­té ni de vio­lence les uns envers les autres pour nous y faire renon­cer ? C’est cela que j’ap­pelle la tolé­rance, c’est cela que j’ap­pelle la laïcité.

Car il est des gens que je ne puis convaincre, même si j’ai rai­son. Explo­re­riez-vous le ciel tout entier sans y trou­ver de Dieu, que vous ne per­sua­de­rez pas le croyant de son inexis­tence, puis­qu’il situe le sou­ve­rain maître hors de la rai­son, hors de la science, hors de la matière. Peut-être le monde, petit à petit, fini­ra-t-il par deve­nir tota­le­ment athée, à moins que la science ne four­nisse la preuve de l’exis­tence de Dieu ; mais un cli­mat de tolé­rance et de paix fera plus pour une évo­lu­tion scien­ti­fique ration­nelle de la pen­sée, et pour abou­tir à la véri­té quelle qu’elle soit, que n’im­porte quel étouf­fe­ment des aspi­ra­tions mys­tiques ou des recherches ana­ly­tiques qui sont aux deux extré­mi­tés du com­por­te­ment spi­ri­tuel humain.

Nous devons faire cette consta­ta­tion, quelque déplai­sante qu’elle soit. La décou­verte et la recon­nais­sance par l’u­na­ni­mi­té du genre humain d’une véri­té scien­ti­fique n’ont jamais empê­ché les hommes de vivre dans l’illu­sion, qu’en géné­ral ils lui pré­fèrent. Ain­si, tout le monde admet que 1+1= 2 ; mais tous les catho­liques (qui l’ad­mettent comme les autres) pensent que, lors­qu’il s’a­git de la Tri­ni­té, 1+1+1=1. De même, tout le monde estime qu’a­vant l’ap­pa­ri­tion de l’homme sur la terre il s’est écou­lé des mil­lions d’an­nées, pen­dant les­quelles notre pla­nète était, d’a­bord inha­bi­table, puis peu­plée d’es­pèces ani­males dont la plu­part, quand l’homme parut, étaient depuis long­temps éteintes. Ceci est tout à fait contraire au récit que donnent les Écri­tures de la créa­tion de l’u­ni­vers et de celle du pre­mier homme. Or, de nom­breuses per­sonnes croient à la fois aux deux ver­sions contra­dic­toires, à celle de la science et à celle de la reli­gion. C’est absurde, direz-vous, puisque ces deux thèses sont incom­pa­tibles, incon­ci­liables, et qu’elles s’ex­cluent. Mais, dans sa grande majo­ri­té, l’homme est un ani­mal peu logique, extrê­me­ment com­pli­qué et volon­tiers absurde. Un croyant ne cherche pas néces­sai­re­ment à accor­der sa foi avec la science, même s’il est lui-même un scien­ti­fique. Cela peut paraître invrai­sem­blable, mais vous savez fort bien qu’il en va ain­si. De très hautes auto­ri­tés scien­ti­fiques, des savants, des explo­ra­teurs pro­fonds de la matière et de ses phé­no­mènes, croient en Dieu, vont aux offices, défendent l’Église. Cer­tains ont ten­té des conci­lia­tions hasar­deuses entre la science et la Bible. D’autres déclarent tout sim­ple­ment : « À la Bible ma foi, à la science mon cré­dit. C’est le Dieu que la Bible m’en­seigne qui m’a don­né la science pour me per­mettre de connaître le monde au sein duquel il m’a mis. Si, par­fois, la science paraît contre­dire la Bible, c’est pour éprou­ver ma foi. Mais quand l’une et l’autre se contre­disent, je suis prêt à croire à la fois les véri­tés oppo­sées qu’elles m’en­seignent, de même que je suis obli­gé de croire à la fois que le ciel et la mer sont inco­lores et cepen­dant qu’ils sont bleus. »

II nous est impos­sible d’en­trer dans de tels rai­son­ne­ments. Pour­tant, nous sommes contraints de nous rési­gner à ce que cer­taines gens les consi­dèrent comme valables. Je ne vais pas décla­rer la guerre à mon voi­sin, sous pré­texte que, tout en affir­mant en astro­no­mie des véri­tés qui nient la Bible, il vend tout de même des insignes à la ker­messe de l’U­nion parois­siale. D’où, le pro­fil que nous reti­rons tous de la tolé­rance laïque, puisque l’é­vi­dence scien­ti­fique n’ar­rive pas à détruire le mythe reli­gieux. Jésus disait : « Aimez-vous les uns les autres ! » Si c’est trop deman­der, du moins sup­por­tons-nous les uns les autres. Aidons-nous à por­ter nos chaînes si nous ne savons pas nous en déli­vrer.

Résu­mons une der­nière fois ce qui pré­cède, pour ten­ter d’en tirer une conclu­sion aus­si per­ti­nente que possible.

L’homme, en géné­ral, est ain­si fait que, plu­tôt que se rési­gner à igno­rer quelque chose, il pré­fère se don­ner, de ce qu’il ignore, une expli­ca­tion fan­tai­siste. Ain­si, tant qu’il n’a point sai­si le rôle de l’élec­tri­ci­té dans l’é­clair, il a mieux aimé attri­buer à ce der­nier un carac­tère de mani­fes­ta­tion d’un quel­conque cour­roux divin, que confes­ser fran­che­ment que la nature de la foudre lui échap­pait. Mais à par­tir du jour où le rôle du fluide lui fut connu, il a aban­don­né défi­ni­ti­ve­ment la ver­sion reli­gieuse pour la rai­son scien­ti­fique. Par contre, l’homme est si com­plexe qu’en cer­tains cas, sans reje­ter l’ex­pli­ca­tion ration­nelle qu’il ne peut nier, il per­siste à conser­ver l’hy­po­thèse pri­mi­tive, même si elle contre­dit la cer­ti­tude éta­blie ou, à défaut de cer­ti­tude, les pré­somp­tions et les pro­ba­bi­li­tés dont il admet la logique et la vrai­sem­blance, parce que cette hypo­thèse pri­mi­tive satis­fait en lui un besoin mys­tique héri­té des vieux empi­rismes et des anciennes dévo­tions, en même temps que l’ex­pli­ca­tion ration­nelle contente le côté plus éclai­ré de sa curio­si­té. En d’autres cas, il admet­tra comme un dogme infaillible une théo­rie nou­velle dont l’ap­pa­rence de scien­ti­fique évi­dence l’a séduit, et sa pen­sée, ayant soif de fixa­tion et de repos, s’an­ky­lo­se­ra dans des ortho­doxies maté­ria­listes qui ne souf­fri­ront aucune trans­gres­sion. La pro­po­si­tion de tolé­rance et de laï­ci­té ne peut qu’ai­der à vivre les hommes enclins à ces graves infir­mi­tés spi­ri­tuelles ; car je répète ce que j’ai déjà écrit ici : je pré­fère la rai­son à la foi, mais si je sais que la foi est aveugle, je n’ou­blie pas que la rai­son est faillible. La rai­son n’a point réso­lu tous les pro­blèmes humains, tous les esprits n’ac­ceptent pas les solu­tions exis­tantes, même les plus judi­cieuses et les mieux prou­vées, et tous les cadrans humains ne marquent pas la même heure. Il faut le consta­ter, c’est ain­si ; donc, un seul remède : ÊTRE TOLÉRANT. Si deux hommes ont choi­si deux expli­ca­tions sur un même sujet, l’une étant la véri­té et l’autre étant une erreur, et si tous deux s’obs­tinent dans leur choix, il n’y a pas d’autre sou­hait à for­mu­ler, sinon celui-ci : que la véri­té exige d’être tolé­rée par l’er­reur, mais la tolère. Il arri­ve­ra for­cé­ment que l’é­preuve de durée les dépar­ta­ge­ra, l’une capi­tu­le­ra et dis­pa­raî­tra un jour et ce ne sera pas la vérité.

Tant qu’il sub­sis­te­ra une par­tie d’in­con­nu ; tant que cer­tains hommes se feront d’elle une cer­taine idée ; aus­si long­temps, en outre, que, dans cer­tains esprits, pour­ront coexis­ter, mal­gré leur contra­dic­tion, une expli­ca­tion ration­nelle et une croyance mys­tique sur un même sujet, il y aura éga­le­ment, en marge, des hommes qui n’ad­met­tront pas qu’on leur impose un sys­tème maté­ria­liste, un culte reli­gieux ou une car­to­gra­phie de l’hé­mi­sphère externe de la Lune, qui soient le fruit de l’i­ma­gi­na­tion éthé­rée, mais gra­tuite, d’autres hommes aus­si igno­rants qu’eux. Tant qu’il sub­sis­te­ra une por­tion de véri­té indé­mon­trée, et pour notre part nous pen­sons que c’est pour jamais, il fau­dra se méfier de ceux qui pré­ten­dront connaître cette véri­té et la tenir de tels maîtres inca­pables de se trom­per parce qu’ils ont écrit tels livres et fait telles choses. Il fau­dra se méfier de ceux qui pré­ten­dront savoir, et vou­dront obli­ger le reste du monde à croire ce qu’ils savent ; et quand je dis « s’en méfier », je veux évi­dem­ment dire « s’en défendre ».

Pierre-Valen­tin Berthier


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