La valeur du principe laïc
À l’origine le sens du mot « laïc » (d’un vocable latin qui signifie peuple) était assez étroit ; il pouvait se traduire par : « qui n’est ni ecclésiastique, ni religieux» ; mais l’érection, en un principe politique, de la laïcité de l’État l’a élargi au point qu’aujourd’hui ce mot a pris un sens étendu et une valeur doctrinale. C’est dans cette acception élargie qu’il faudra l’entendre ici.
La laïcité, telle qu’elle se conçoit en théorie, n’est pas un état de lutte, mais un état de paix. Elle est un harmonieux modus vivendi de tolérance et de compréhension tacitement ou explicitement instauré entre des individus qui s’accordent mutuellement le droit de penser comme il leur plaît sur les sujets particuliers où ils sont en désaccord.
S’il est, en effet, des vérités indiscutées, comme la table de multiplication ou la nécessité de circuler sur un même côté de la route, en revanche, il existe des questions litigieuses sur lesquelles l’unanimité des opinions n’est pas sur le point de se faire. Je veux bien que les scientifiques purs estiment que là où la vérité n’est pas une l’erreur gît, et ils n’ont pas tort ; mais là où cette vérité n’est pas démontrable, en l’état actuel des connaissances humaines, il ne peut y avoir que des hypothèses, sur le choix desquelles il est impossible de rallier une libre unanimité ; la question de l’existence de Dieu est une de ces questions-là. Nul ne peut actuellement prouver que Dieu existe ou n’existe pas, je veux dire : le prouver d’une façon définitive et indéniable ; en conséquence, il y aura longtemps encore des gens qui croiront, et des gens qui ne croiront pas, à l’existence de Dieu.
Ces deux catégories de gens se subdivisent à leur tour ; les premiers seront désunis sur l’idée très variée qu’ils se feront de la divinité, sur sa nature, sur son essence, sur ses lois, sur son culte ; les seconds ne seront pas moins séparés sur le problème de l’origine du monde, car, pour en avoir exclu l’Être suprême, ils n’en auront pas éclairci les mystères, et concevront de manière très diverse sa genèse, son déterminisme ou sa fatalité.
La laïcité idéale et théorique consiste en un consentement de tous à ce que chacun pense à sa façon sur toutes les questions non résolues, en attendant qu’un jour peut-être une découverte décisive, faisant la lumière sur tout ce qui n’était que suppositions et doutes, dissipe les voiles importuns et mette tout le monde d’accord en apportant la clef de l’énigme.
Cette laïcité-là est la nôtre, et nous y souscrivons à cent pour cent. J’ai écrit un jour que je n’étais pas laïc, parce qu’ayant constaté comment on avait abusé du terme je voulais me dissocier de ces abus ; il est vrai que, croyant être anarchiste, et chaque jour un peu plus enclin à l’individualisme, j’ai l’impression d’avoir dépassé le stade intellectuel de la laïcité. Mais comme hélas ! le monde, autour de nous, ne paraît pas avoir réalisé cette idéale théorie ou ce théorique idéal, et qu’on ne saurait être contre tout, je tiens à préciser ici ma pensée, dusse-je avoir l’air de la réformer : je suis laïc, au sens de la définition que j’ai donnée tout à l’heure.
N’est-il pas, en effet, parfaitement raisonnable d’être laïc ainsi ? Cela implique qu’un problème n’ayant pas reçu sa solution définitive, parce que l’esprit humain n’a pu le suivre jusqu’à sa conclusion faute de données, faute de clartés, faute de génie, chacun aura la faculté de l’envisager provisoirement comme il lui plaît, ou de ne pas l’envisager du tout s’il s’en désintéresse ; cela implique aussi que, dans tout domaine d’activité extérieur à la discussion de ce problème, celui-ci sera effectivement laissé de côté, et que la manière dont chacun l’envisage n’entrera pas en ligne de compte comme matière à faveur ou à réprobation.
À bien réfléchir, n’est-ce pas la raison même ? Puisqu’on ne sait pas si Dieu existe ; puisque, dans l’affirmative, on ignore si c’est l’allégeance au Pape qui lui agrée, ou l’obédience au Grand Mufti, au Dalaï Lama ou à L’Agha Kan ; et puisque dans la négative on est incapable de prouver que l’homme descend du singe, ou qu’il est apparu de tout autre manière, n’est-ce pas la raison même que de permettre à chacun d’avoir, sur un tel débat, l’opinion la plus appropriée à ses méditations ou à ses références, ou de n’avoir aucune opinion ?
Pareillement, quand il s’agira d’autre chose, de pêcher à la ligne, de réciter des vers, de faire de la musique ou du sport ou d’enseigner les enfants, on laissera franchement de côté ces questions controversées où manque la certitude, de façon à n’introduire dans ces activités aucun levain de discorde, aucun élément préconçu, et à ne favoriser ou désavantager aucune des hypothèses également peu convaincantes qui se partagent la perplexité des mortels.
Aucune proposition n’est plus satisfaisante, aucune n’est plus rationnelle, aucune n’est plus pacifique, que cette conception de la laïcité. Personnellement, je m’y rallie, et je voudrais qu’elle fût le terrain d’entente des hommes les plus éloignés d’idées, de ceux qui ne sauraient être d’accord sur rien d’autre.
En toute bonne foi, des croyants et des non-croyants venus des horizons les plus divers, désunis sur une foule d’autres concepts, devraient se rencontrer sur celui-ci. En s’y ralliant tous, l’athée défendrait le droit du catholique d’user des libertés religieuses, tandis que le catholique défendrait le droit de l’athée de vivre en dehors du culte ; et chacun, usant de la faculté d’exprimer ses idées, s’opposerait à toute restriction de la faculté d’autrui d’exprimer des idées contraires, et, dans la sauvegarde et le respect de la liberté de son prochain, affirmerait et affermirait la sienne.
Sachons revendiquer ce qui est nôtre, c’est là l’esprit libertaire de la laïcité. Mais il pourrait coexister avec toutes les nuances de l’opinion. On le trouve dans l’esprit philosophique du XVIIIe siècle, dans l’esprit républicain, dans l’esprit socialiste. Il a un ennemi ancien, le fanatisme religieux, et un ennemi nouveau, le sectarisme matérialiste ; et c’est pourquoi cette conception si humaine, si humaniste, de la laïcité, est si fort en péril, c’est qu’elle est menacée de plusieurs côtés à la fois. On lui fait la guerre sur deux fronts.
La foi, croyance aux certitudes sans preuves
Nous le regrettons pour eux, et nous regrettons de leur dire cette chose désagréable : les hommes d’esprit religieux n’ont pas joué un grand rôle dans la progression de l’idée de tolérance entre les individus ; quand ils étaient puissants au point que leur voix seule était entendue, ils n’ont pas fait un geste, pas dit un mot, pas autorisé la moindre mesure, pour que les objections au dogme qu’ils professaient pussent s’exprimer ; ils ont abusé de leur pouvoir, et n’ont jamais offert au monde la moindre liberté de leur faire part de ses doutes ou de leur poser des questions.
Ceux d’entre eux qui, par leur dissidence, ont ouvert les premières brèches, et qui, au péril de leur vie, ont porté les premiers coups à l’intransigeance théocratique (ce totalitarisme d’autrefois), étaient, eux aussi, dogmatiques à leur manière, et ne luttaient contre un absolutisme spirituel qu’avec l’intention d’en imposer un autre ; c’étaient des batailles entre orthodoxies différentes, entre une foi et une autre foi, et il n’y avait pas moins d’intolérance chez l’hérétique et le schismatique que chez ceux qui les excommuniaient. Certes, à la faveur de ces joutes, il est arrivé qu’un peu de tolérance fût conquise ; mais c’était au corps défendant des jouteurs ; c’était parce que, comme le dit Galtier-Boissière, « l’indépendance ne trouve un peu de liberté que dans la concurrence des partis », et parce que leur excès, de part et d’autre, étaient tels que la pitié réclamait un répit, et la fatigue une trêve.
En règle générale, les hommes d’esprit religieux ont, pendant très longtemps, imposé le dogme et le culte et puni de mort et de tourments quiconque élevait la voix en faveur de la liberté de conscience. Cela provient de ce que les hommes d’esprit religieux, loin de convenir du fait que l’existence de Dieu est controversable, la tenaient pour révélée par Dieu lui-même et regardaient d’abord comme un péché et comme un malheur d’en oser douter, ensuite comme un devoir et comme un apostolat d’origine providentielle d’extirper ce doute et de l’anéantir.
Aucune tolérance n’est possible sans ce climat, aucune laïcité n’est concevable de ce point de vue, et aucune diversité d’opinion n’est compatible avec cet esprit messianique. Dès l’instant qu’une Église se considère comme investie d’une mission surnaturelle de prosélytisme et de conversion, et proclame qu’en dehors d’elle il n’y a pas de salut, c’est chimère que d’espérer de sa part une largeur de vue qui vous autorise à penser comme vous l’entendez. Après dix-huit siècles de foi militante ayant eu pour ressort la certitude et l’affirmation de son infaillibilité, l’Église catholique se fût singulièrement déjugée si elle avait offert aux hommes la liberté de pensée. Ce sont donc les athées, et les déistes philosophiques, qui apportèrent au monde, après ce millénaire d’étouffement, cette détente, la laïcité.
Mais cette laïcité ne fut pas la laïcité idéale et théorique que j’ai définie en commençant, car, les hommes d’esprit religieux ne l’ayant jamais reconnue, jamais acceptée, au lieu d’être une laïcité de concorde et d’apaisement, elle fut, elle se trouva obligée d’être, une laïcité de combat.
Les hommes d’esprit religieux, ayant à leur tête les hommes d’esprit clérical, n’avaient pas désarmé. Ils étaient toujours prétendants à leur rôle d’hier ; ils voulaient regagner le pouvoir perdu. Quand on se dit, quand on se croit, en possession de la vérité vraie, une, révélée par Dieu même, quand on s’imagine être investi de la mission de sauver les âmes des pièges du démon et de la perdition terrestre, on ne saurait se tenir pour battu, on ne saurait regarder la laïcité que comme une cote mal taillée, en un compromis passager avec les puissances du mal, un mauvais contrat qu’un engagement antérieur et supérieur ordonne de dénoncer à la première occasion, sans plus de scrupules qu’on en peut éprouver quand on a Dieu pour soi et Satan contre. En conséquence, devant l’Église toujours agressive, toujours sous les armes, en état d’alerte et à la veille du branle-bas de combat, la laïcité ainsi qu’un petit territoire libéré au milieu d’un univers menaçant, ainsi qu’une faible lumière sur laquelle s’époumonent tous les vents des ténèbres, fut contrainte, elle aussi, de rester en alarme, de se défendre pied à pied, de livrer, de gagner, de perdre des batailles, de repousser les infiltrations insidieuses, de lancer de vigoureuses contre-attaques, en un mot de se défendre avec les moyens culturels, syndicaux, politiques, dont elle disposait, sans en avoir toujours le choix ni se concilier toujours toutes les sympathies, même parmi les plus authentiques laïcs. L’hostilité dont elle était environnée conspirait à rendre la laïcité intolérante sur son propre principe, sous peine de disparaître ; or, ce principe étant le contraire même de l’intolérance, la contrainte à le démentir équivalait aussi à sa disparition.
En passant de l’idéal à la réalité et de la théorie à la mise en application, une doctrine perd inévitablement de sa pureté, comme un beau cliché photographique perd de sa netteté quand il paraît dans le journal. À plus forte raison si, attaquée, elle doit, pour se défendre, utiliser des circonstances subordonnées au hasard, contracter des alliances imposées par l’opportunité, surveiller les mouvements de l’adversaire et lui emprunter quelques-unes de ses armes, comme c’est la règle, sous peine de succomber. Cet état de lutte, dont les messianiques, les religieux, sont responsables, est extrêmement regrettable, car il fait perdre à la laïcité une partie de ce caractère pacificateur et conciliant, qui devrait faire d’elle un facteur de concorde, de respect mutuel et d’harmonie sociale. Quoi qu’il en soit, la tolérance laïque, qui crée une atmosphère d’équilibre, de paix et de sérénité, est infiniment supérieure et préférable à l’intransigeance cléricale.
Il ne faut cependant pas se dissimuler que cet idéal laïque, qui devrait être très largement accepté dans un pays comme la France où la philosophie révolutionnaire a façonné l’esprit de beaucoup d’hommes qui réfléchissent, où il a calmé les antagonismes sanglants d’autrefois, y est sérieusement menacé.
En de notables parties des provinces-fiefs de l’Église, et particulièrement dans la région vendéenne, l’enseignement des enfants demeure le monopole des prêtres. J’ai vu, sur une plage où la plupart des maisons avaient été rasées au cours de la guerre, la population affluer à une kermesse organisée pour la construction d’une église (or, il y en avait déjà une qui n’avait point souffert). Des incidents éclatent dans les régions charbonnières, où des manifestants cassent le matériel pour protester contre le projet de laïcisation des écoles nationalisées. Dans l’Ouest, les curés, encouragés par les évêques, refusent de payer l’impôt sur les entrées aux kermesses, et des conseils municipaux font la grève administrative pour revendiquer le droit de subventionner des écoles confessionnelles. Les tribunaux qui jugent les prêtres récalcitrants délibèrent sous la pression de foules fanatisées qui, mobilisées par le clergé, s’agenouillent devant le palais de justice et prient jusqu’à l’acquittement de leurs protégés. La police (oh ! que les manifestants se rassurent : nous ne demandons pas qu’elle tire sur eux!), la police, qui matraque à la gare de l’Est de pacifiques campeurs groupés pour réclamer une réduction sur les chemins de fer ; la police, qui tire sur un colleur d’affiches, contemple d’un œil paterne ces levées de boucliers. Tout cela, avec le vote d’un décret qui autorise l’octroi de subventions aux amicales spécialisées dans le patronage des écoles catholiques, donne la température de l’époque et marque la régression, sinon le déclin, de la laïcité.
Considérant cette crise de la laïcité comme suffisamment constatée pour n’avoir pas à la démontrer par de plus nombreux exemples, quelles en sont donc les causes, nous demanderons-nous ?
Les causes en sont : premièrement, un renforcement de l’Église catholique par rapport à ce qu’elle était en France il y a quelques années ; deuxièmement, un affaiblissement des milieux laïcs, au terme d’une égale période. Nous allons examiner rapidement ces deux causes et nous efforcer de découvrir de quelles causes premières elles procèdent elles-mêmes.
Mobilisation cléricale
Le renforcement de l’Église catholique en France n’est pas seulement apparent, il est réel. On rencontre le prêtre en des milieux d’où il était exclu, en des activités auxquelles il avait renoncé, et affichant une assurance que nous ne lui connaissions pas naguère. Il jouit, près des pouvoirs publics, d’un crédit, et exerce sur eux une autorité qu’il n’avait point auparavant. À cet égard, la IVe République est nettement rétrograde par rapport à la IIIe. Pour autant qu’on puisse juger un régime après cinq années d’existence, nous n’hésitons pas à écrire que la IVe République, comparée à la précédente, fait figure de démocratie bigote.
L’Église y est, sinon souveraine, du moins puissante. Elle a tellement bien dominé la situation que l’épuration, souvent injuste et si arbitraire, et si sévère pour quelques-uns, l’a épargnée avec une clémence invraisemblable.
Pourtant, la collusion de l’Église avec le régime de Vichy avait été totale ; le clergé prenait part à toutes les manifestations de l’«État français» ; des cardinaux aux moindres vicaires, depuis les prélats les plus huppés jusqu’au dernier des moinillons, tous ont entonné les louanges du maréchal Pétain, mêlées à celles de Dieu, tous accompagnaient les maires qui lui offraient les clefs de la ville dans ses déplacements spectaculaires ; j’ai vu, vous avez vu, nous avons vu, leurs accolades, leurs effusions ; il y avait trois hommes suprêmes dans la société française de 1941 à 1944 : le chef légionnaire (encore que sans pouvoir réel), le commissaire de police et le curé. Je ne dis certes pas que les curés ont été les complices directs des nazis ; il y a eu parmi eux (l’Église joue d’ailleurs sur tous les tableaux) d’ignobles dénonciateurs, des résistants qui furent pour la plupart des aumôniers du maquis, enfin, les plus nombreux des types neutres qui attendaient que l’orage passât ; c’est l’image de toute la population, quelques mouchards, un certain pourcentage de rebelles et une majorité incommensurable d’attentistes ; on a condamné les premiers, souvent par contumace, décoré les seconds, quelquefois à titre posthume, et les derniers sont trop heureux si on leur laisse la paix. Il n’en est pas moins vrai que, du temps de l’occupation, toute l’Église, à quelques exceptions près, était derrière Pétain, et qu’elle n’a pas été dissoute pour cela comme furent dissous la Légion, le P.P.F, et le Mouvement (?) de la Jeunesse (?) de France et d’Outre mer (!).
On part évidemment de ce principe que, Dieu étant, en sa qualité de Très Haut, situé nettement au-dessus des querelles humaines, il serait injuste de lui en faire subir le contrecoup. C’est aussi bien l’avis de M.l’abbé Boulier que celui du Pape qui l’excommunie. Ce raisonnement est d’ailleurs pertinent en ce sens que Dieu est effectivement très impartial. À ceux qui croient en lui, je concéderai volontiers qu’il laisse faire le bien et le mal sans intervenir ; il admet indifféremment la guerre et la paix, la maladie et la guérison, la vie et la mort, le crime et le châtiment ; il consent à la miséricorde, mais tolère les représailles ; très large d’idées, il laisse occuper la France, et la laisse aussi libérer ; il n’empêche pas qu’on fusille les maquisards, mais ne s’oppose pas non plus à ce qu’on les réhabilite et à ce qu’on célèbre des messes à leur mémoire ; Dieu est attentiste, il est neutre, il est si tolérant à l’égard de tout ce qui se passe qu’en un certain sens on pourrait presque le croire laïc. Par conséquent, estiment certains, puisque Dieu ne se mêle pas de nos histoires, il ne serait pas équitable qu’il eût à souffrir de nos dissensions.
Bien sûr, Dieu n’a pas fait acte de présence dans les drames qui ont ravagé la terre, mais le clergé, lui, y a été mêlé. Il a continuellement pris parti, de la façon nuancée qui lui est propre, mais souvent avec une efficience et une fermeté d’autant plus réelles, toujours aux côtés de l’autorité, aux côtés des responsables, ne quittant ceux du jour que parce qu’il les savait condamnés, rejoignant ceux de demain dans l’opposition au moment où il les jugeait destinés à régner bientôt, ne cessant d’être le complice et le soutien des triomphateurs provisoires qu’à partir de l’instant où, les sentant chanceler, il voulait éviter d’être entraîné dans leur chute, préférant se sauver à temps pour participer à l’ascension de leurs successeurs. Et le clergé détecte le moment propice avec une incomparable perspicacité.
S’étant adjugé sous Pétain un pouvoir et des faveurs extraordinaires, l’Église a été assez adroite pour conserver sous la IVe République ce qu’elle avait gagné sous l’État français. Honorée par Vichy, elle a été comblée par la Libération. Sa presse — son journal « la Croix », en est un exemple — a été la seule à n’être pas sérieusement inquiétée, bien qu’elle eût paru sous l’occupation. Ses mouvements de jeunesse, seuls admis par Pétain en zone « libre » mais interdits par Hitler en zone occupée, ont argué avec succès de cette dernière suppression pour survire et se parer d’un mérite de clandestinité. Bref, il n’est pas étonnant qu’ayant profité de plusieurs régimes successifs, confirmée dans ses droits accrus et dans ses pouvoirs croissants à chaque révolution, sortant plus forte et plus hardie de chacune des calamités publiques qui se déchaînaient sur les peuples, l’Église, se donnant par dessus le marché, à raison de ses cathédrales bombardées, des airs de grande sinistrée, soit aujourd’hui plus puissante et plus revendicative qu’avant la deuxième guerre mondiale.
Elle a coordonné ses forces selon un plan habilement conçu. Avant la guerre, elle avait feint de se résigner à abandonner à la laïcité certains secteurs de la vie publique, surtout dans les provinces où le culte devait être peu exigeant sous peine de décourager la foi. Il n’en est plus de même aujourd’hui. Elle a constitué partout des Unions paroissiales dont la fédération forme un véritable parti. La pratique du culte n’est plus affaire de conscience, n’est plus affaire privée ; on a groupé les fidèles, non plus seulement autour de l’autel pour leur donner la communion, mais aussi autour des presbytères pour les pousser à la croisade. L’Église ne se contente plus de pratiquants, elle veut des militants, et elle en a.
Ceci n’est pas une vue de l’esprit, mais une information sûre et vérifiée. J’ai assisté, comme représentant de la presse, à un congrès catholique où, en présence d’un archevêque, M.La Cour Grandmaison, l’un des plus grands orateurs chrétien de notre époque, dans un discours qui brillait aussi bien par son éloquence que par la conviction, et que je voudrais que tous les laïcs aient entendu, s’écriait à l’adresse des milliers de fidèles présents : « Catholiques, l’heure est à l’action ! »
Je ne sais quelle écho cette parole a eu parmi les laïcs, mais elle a eu une répercussion profonde au sein des croyants. Elle a agi. L’heure de l’action et venue, et toutes les forces de l’Église sont rangées en ordre de bataille dans les Unions paroissiales. Des consignes précises sont descendues des évêchés dans les villes et dans les bourgades, et ont été suivies dans une certaine mesure. Des journaux sans opinion définie, mais liés à l’Église par leur caisse, se sont créés, qui, longtemps sans clientèle, ont cependant « tenu le coup » grâce à des « vagues… de fonds » dont l’origine est mystérieuse. L’ordre a été donné (et ceci aussi est une information sûre et vérifiée) de se désabonner « des journaux qui ne sont pas intrinsèquement chrétiens » et de leur refuser toute publicité. Des pétitions ont été suscitées réclamant la nomination d’aumôniers dans des collèges où la laïcité accordait pourtant, jusqu’ici, la plus grande facilité aux élèves de remplir leurs devoirs religieux si leurs parents le demandaient. Encore que la plus grande partie de ce plan ait échoué, parce que les consignes surestimaient le zèle des militants, la campagne des Unions paroissiales a pesé sur le choix des programmes dans les cinémas, sur le choix des candidats dans les élections, avec une efficience que, depuis bien longtemps ne connaissaient plus en France les milieux catholiques, à laquelle ils n’étaient pas habitués avant que fût cimentée cette espèce de parti clérical qu’est la fédération des Unions paroissiales rénovée à la mode de la IVe République. Le jésuite en veston est un monsieur qui parle haut. La laïcité est directement attaquée. La guerre sacrée lui est déclarée du haut des clochers où, pareils aux muezzins sur leurs minarets, les abbés convertisseurs se sont transformés en hérauts.
Ou diable est le laïc ?
L’affaiblissement des milieux laïcs n’est pas moins évident. Non qu’ils ne soient capables de se ressaisir et de résister ; je suis convaincu qu’ils le peuvent, car si les milieux catholiques s’aperçoivent, par le tumulte causé, que leurs rodomontades ont ébranlé la paix publique, ces milieux, composés de petits-bourgeois très attachés à des intérêts marchands et à l’ordre intérieur duquel dépend la prospérité de leurs médiocres affaires, ne tarderont pas à s’en effrayer et à rentrer dans leur coquille. C’est le défaut de la cuirasse et des calicots, des clercs de notaire et des détaillants en bouchons momentanément mués en croisés comme des figurants de théâtre. En attendant, ils militent et ils exultent parce que les laïcs traversent une crise. Cette crise est sérieuse, car brusquement on s’aperçoit que si la laïcité se porte mal, c’est que, parmi ceux qui la défendaient traditionnellement, plus personne n’est laïc.
Je m’explique.
Je veux continuer à considérer la foi comme chose privée, encore que je sache que c’est de ma part une illusion, voire même une naïveté, démentie par l’impérialisme même de l’Église, par ses prétentions temporelles œcuméniques, illusion naguère soutenue par Vandervelde et combattue par Sébastien Faure. Cependant, je m’y veux tenir, et ne céderai pas à la tentation de faire remarquer que la plupart des laïcs consentent à introduire la pratique religieuse dans leur vie familiale, qu’ils se marient à l’Église, font baptiser et communier leurs enfants, se font enterrer avec le clergé et munis des sacrements. Je ne céderai pas à cette tentation parce qu’on ne saurait, sous peine d’être illogique et sectaire, exiger des laïcs qu’ils soient athées, mais seulement qu’ils soient laïcs.
Or, pour la plupart, ils ne sont pas laïcs. Je n’appelle pas laïcs nos radicaux-socialistes qui sous la IIIe République, ont assigné une limite assez nette aux prêtres, mais qui, sous la IVe, leur ouvrent toutes les portes et les encouragent à toutes les privautés. Cela commença dès le début de la guerre de 1939, quand Daladier flirta avec l’archevêque de Paris et s’en fut à Notre-Dame prier pour la Victoire. On mesure, à l’attitude actuelle des radicaux le déclin de la laïcité ; pas un cagot qui ne puisse prétendre à se faire inscrire au parti. On peut en dire autant des socialistes ; par une série d’étapes artificielles, découverte soudaine de la spiritualité rencontrée par Blum au détour d’une rue, comme elle sortait d’une sacristie, fréquentation assidue, à la faveur du tripartisme, du Mouvement Républicain Populaire, qui vous imprègne toujours d’un certain relent de confessionnal, les socialistes ont abandonné les postes avancés du laïcisme pour se retirer sur des positions mal défendues et hargneusement attaquées.
Restent les matérialistes politiques dont le bolchevisme international constitue le noyau, ou plutôt les noyaux, puisqu’il y a actuellement deux groupes principaux hostiles l’un à l’autre. Il est ici nécessaire, à mon sens, de poser en axiome comme un principe, bien établi qu’on peut être athée et n’être pas laïc ; que l’intolérance peut se développer dans les milieux matérialistes comme parmi les gens religieux. De même que les cultes sont multiples, de même les doctrines profanes sont innombrables ; et de même qu’il y a des croyants qui brûlent d’imposer la foi qu’ils regardent comme la seule vraie, de même il y a des incroyants disposés à ne souffrir aucun autre système que celui qu’ils considèrent comme le seul orthodoxe et le seul authentique. Si le croyant qui ne peut admettre aucune hérésie n’est pas laïc, l’incroyant qui veut châtier toute déviation l’est-il ? Si d’exiger que, sans exception, se conforment à une opinion donnée est contraire à la tolérance, donc à la laïcité, ferons-nous une distinction qui condamnera cette exigence chez ceux qui croient en Dieu et la justifiera chez ceux qui n’y croient point ? Dirons-nous que la laïcité, qui a vaincu le principe : « Hors de l’Église, pas de salut !» ne s’oppose pas à l’axiome : « Pas de vérité hors du Parti » ? Nous refusant à qualifier laïcs ceux qui n’accordent qu’à un seul culte religieux le droit à la pratique, qualifierons-nous laïcs ceux qui n’accordent qu’à un seul système matérialiste le droit à la propagation ?
Pour ma part, je n’appelle pas laïc l’homme qui, revendiquant la liberté de pensée quand il est dans l’opposition, la supprime quand il est au pouvoir. Je n’appelle pas laïc l’homme qui, sous un régime imparfait, mais tolérant, profite de la pluralité des partis pour s’inscrire à celui de son choix et qui, le jour où son parti triomphe, trouve tout naturel que tous les partis soient dissous à l’exception du sien. Je n’appelle pas laïque l’organisation politique qui, ayant bénéficié de la liberté pour répandre sa doctrine et recruter ses adeptes, refuse d’en laisser jouir les organisations concurrentes qu’elle élimine inexorablement au lendemain de sa propre victoire, avec les organisations alliées qui l’ont aidée à triompher. Je ne vois pas pourquoi nous décernerions l’épithète de « laïc » à un pays où l’État tolère un seul parti qui n’admet qu’une seule opinion, du moment que nous la refusons à un pays où l’État admet une seule Église qui ne tolère qu’un culte unique. Je ne saurais me réjouir du recul d’un dogme que si nul autre dogme ne profite de ce recul.
Pour être matérialiste, l’intolérance n’est ni moins ombrageuse, ni moins inquisitoriale, ni moins cafarde, ni plus clémente que l’intolérance religieuse. Elle a ses Torquemada, ses évêques Cauchon, ses Éminences grises, ses Tartufes et ses Basiles exactement comme celle-ci ; elle monte comme elle des procès en sorcellerie, excommunie ses relaps, pourfend ses renégats, canonise ses saints, tient ses conciles et ses conclaves auxquels elle donne d’autres noms, a ses pèlerinages et ses processions, ses totems, ses tabous, ses icônes, ses livres sacrés, ses rites, ses sacrifices, ses exorcismes, ses autodafés, ses pompes et son apocalypse, son ciel (terrestre) où il y a peu d’élus, son enfer (terrestre) ou tout le monde est précipité. L’intolérance matérialiste, qui n’est que la transposition, en un siècle athée, de l’ancienne intolérance religieuse, n’est pas moins inquiétante ; elle est peut-être plus redoutée, parce que, n’ayant pas été émoussée par le temps, elle sévit avec l’impétuosité des forces neuves ; elle est au fond la même, la vieille intolérance humaine qui, dans un répit, a changé de visage et puisé un nouvel élan.
Lorsque l’intolérance gagne ceux à qui ses excès avaient enseigné à la combattre l’ennemi est dans la place, le ver est dans le fruit. La faiblesse des milieux laïcs provient de ce qu’ils ne le sont plus, un militant qui a donné des preuves de son ardeur au service de la laïcité me disait un jour, devant mes objections : « je défendrais la laïcité avec quiconque voudrait, fût-ce le Diable ». Je lui répondis en riant que ce ne serait pas un bon allié : « Le Diable ne ferait alliance avec vous que pour avoir votre âme, et je crains que ce ne soit là l’intention secrète de ceux avec qui vous vous alliez aujourd’hui. Le Diable n’est pas laïc. Comme Dieu, dont il est une réplique caricaturale et ténébreuse, il a un culte, et un culte aussi exigeant, aussi pointilleux, aussi inhumain que celui du pire des Dieux. J’espère que vous comprenez le sens figuré de mes paroles. » Je pense que le lecteur le comprendra aussi.
La rigueur scientifique et le doute devant l’inconnu
Si toute chose était prouvée, la laïcité, la liberté de pensée, seraient sans objet, et leur revendication pur sophisme.
Il est des vérités prouvées. La table de multiplication, le théorème de Pythagore, la loi d’Archimède, une foule de règles mathématiques, physiques, chimiques, astronomiques, ne supposent pas la contradiction. Quand l’une d’elles est énoncée, il n’y a qu’à s’incliner. Personne n’est autorisé à penser autrement. Le chiffre et les combinaisons qu’il permet, la formule et les expériences qu’elle résume, apportent à chacun les éléments qu’il faut pour en contrôler l’exactitude et en attester la rigueur.
Lorsque, dans un de nos collèges, le professeur enseigne aux élèves que le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés formés avec les côtés de l’angle droit, aucun doute ne peut s’insinuer dans l’esprit des collégiens, et jamais aucun d’entre eux n’invoquera la tolérance pour demander à exprimer un avis différent. En effet, on possède sur ce sujet, non point des vues très arrêtées, mais une certitude absolue qui ne laisse place à nulle opposition. On ne l’impose pas, on la démontre. La nier serait un signe, non d’indépendance, mais de dérèglement, et sur la base de cette négation, toute controverse est impossible et toute dissidence inconcevable. La preuve scientifique établit une orthodoxie souveraine que nul ne songe à transgresser. Par contre, lorsque dans une école confessionnelle, le professeur catholique enseigne aux séminaristes les mystères de la sainte Trinité, de la transsubstantiation, de la grâce concomitante, et l’immatérialité du principe pensant chez la créature, il faut que le cerveau de ses auditeurs soit étrangement complaisant et docile, ou qu’il ait été supérieurement prémuni contre l’emprise du doute, pour accepter sans réaction, sans curiosité, sans surprise, ces affirmations dont toute l’autorité réside dans le lyrisme des Écritures, la rhétorique des Conciles, les subtilités des exégètes et les mortifications des visionnaires. Si l’esprit des aspirants jésuites conçoit un doute, et cède à la tentation satanique d’un examen personnel, nonobstant l’interdiction de chercher à comprendre qu’impliquent l’infaillibilité des textes et la tyrannie du credo, ces jeunes gens sont bien excusables.
On peut en dire autant à propos des étudiants qui passent par les écoles matérialistes où l’on enseigne un dogme profane, également proclamé infaillible, non point au nom de Dieu, mais au nom de l’État et du principe qui dirige l’État. Quelle que soit la doctrine qu’on y professe, supériorité de la race aryenne ou interprétation marxiste de l’histoire, il ne s’agit que de postulats ou d’hypothèses auxquels est arbitrairement conféré un caractère de certitude. Vérités qu’on ne démontre pas, vérités qu’on impose par la force et par le pouvoir parce qu’elles sont incapables de s’imposer par leur propre évidence et par une démonstration probante ; vérités précaires, vérités d’une heure ou d’un siècle, d’une province ou d’un continent, niées le lendemain ou au-delà de la frontière ; vérités qu’on fourre dans les crânes à l’aide de la crainte et de la foi, parce que la raison les discute ou les rejette. Contre-vérités.
La tolérance seule, la tolérance concrétisée dans la vie sociale par le modus vivendi laïc, peut dissuader les hommes de se disputer et de se battre à propos de ce qu’ils ne savent pas, et les persuader de s’unir sur la base de ce qu’ils savent.
Tous les astronomes sont d’accord sur la cartographie de l’hémisphère lunaire visible de la Terre ; l’observation peut aisément dissiper les contradictions éventuelles. Mais sur la cartographie de l’autre hémisphère, celui que nous ne pouvons pas voir, les imaginations, exaltées par la perplexité, se livrent à toutes les conjectures ; ici, les astronomes doivent se concéder une tolérance mutuelle, puisque toutes les suppositions sont permises sans qu’une seule soit vérifiable. Le jour où des appareils feront le tour de notre satellite et photographieront celle de ses faces qui est tournée vers les espaces, ces multiples suppositions se ramèneront à une seule vérité ; mais en attendant, on ignore, on doute, on suppose.
La laïcité n’est pas autre chose, que la tolérance accordée à chacun d’imaginer à sa guise la solution de son choix aux problèmes que l’exploration humaine n’a pu encore sonder jusqu’au fond, ni suivre jusqu’à leur extrémité. Elle est un gage de paix entre les hommes, puisqu’elle s’oppose à ce que, dans le domaine des faits provisoirement indémontrables, les partisans d’une hypothèse — religion ou système profane — contraignent ceux d’une autre hypothèse, et puisqu’elle permet toutes les recherches, toutes les confrontations, toutes les expériences d’où sortira peut-être la solution des questions controversées. Le jour où la solution d’un mystère est définitivement trouvée, point n’est besoin de l’imposer par la loi, elle n’est pas plus discutée que le théorème de Pythagore, et s’intègre au patrimoine humain aussi fortement qu’elle adhère à la phénoménalité naturelle.
Et cependant, une restriction s’impose. Il arrive qu’une vérité soit démontrée, qu’elle soit admise par tous, et que, pourtant, ce qu’il y a de mystique en un grand nombre d’hommes refuse de s’incliner devant elle. Je connais une foule de catholiques ; il n’y en a aucun qui croie qu’une automobile à essence peut rouler sans carburant, qu’un singe peut parler, qu’un platane est capable de danser une rumba un soir de fantaisie ; si je leur disais avoir été témoin de semblables anomalies, aucun ne consentirait à me croire, ils sont trop raisonnables et trop scientifiques pour cela ; mais tous sont absolument convaincus que les miracles qu’on leur a enseignés au catéchisme ; sont véridiques, que Jésus est ressuscité, que les juifs ont franchi la mer Rouge a pied sec, que je ne sais quels saints ont fait je ne sais plus quoi d’extraordinaire, et qu’il est sacrilège d’en douter. C’est insensé, mais c’est ainsi, et ni vous ni moi n’y changerons rien.
Savoir faire la part de l’illusion
Il y a certaines erreurs accréditées par la religion que l’évidence la plus lumineuse n’a pu ruiner dans l’esprit de ceux qui y croient. J’ai entendu un reportage radiophonique sur les indigènes australiens, dont l’auteur révélait ceci. De temps immémorial, ces indigènes se sont donné une conception métaphysique de la fécondation de la femme et de la naissance de l’être humain. Selon ce système, toute naissance résultait de la conjonction d’une âme et de la substance corporelle, sans que l’intervention du coït jouât un rôle quelconque dans le phénomène. C’est complètement ridicule, et les naturels un peu évolués sont bien obligés d’admettre aujourd’hui que les rapports, sexuels sont tout de même pour quelque chose dans la venue au monde d’une créature nouvelle. Malgré cela, ils n’abandonnent pas leur ancienne version. Les plus arriérés continuent à nier que le coït soit nécessaire à la fécondation ; les plus avancés concilient comme ils peuvent l’explication scientifique et l’ancienne croyance, sans toutefois rejeter cette dernière catégoriquement. Les rêves ont la vie dure. Autour de nous, nombre d’esprits en sont encore tout imprégnés. Nous sommes obligés d’en tenir compte. Les hommes adorent les romans d’aventures et les femmes les histoires d’amour, bien qu’ils savent que dans la vie les choses se passent autrement ; par extension, ils vénèrent des fables sacrées dont leur raison proclame l’incrédibilité, ou des concepts pseudo-rationnels auxquels ils adhèrent par entraînement ou par besoin de conviction, sans les examiner ou sans les approfondir.
En ce qui me concerne, je ne crois pas aux apparitions miraculeuses, ni à la vertu du baptême ; de ceux qui y croient, ou de moi, quelqu’un, eux ou moi, a nécessairement raison, est nécessairement dans le vrai. Même si j’apportais la preuve scientifique qu’ils ont tort, les croyants, de par la nature spéciale de la foi qui les anime, récuseraient ma preuve et persisteraient dans leur conviction. Comme il serait contraire à mes principes de bienveillance et de douceur de leur imposer par la force l’abjuration de leurs idées, et que, pour rien au monde, je ne consentirais à ce qu’ils me contraignissent à embrasser leurs chimères, quelle plus belle proposition puis-je leur faire, sinon celle de vivre, eux avec leur credo, moi avec mon incrédulité, sans jamais user d’autorité ni de violence les uns envers les autres pour nous y faire renoncer ? C’est cela que j’appelle la tolérance, c’est cela que j’appelle la laïcité.
Car il est des gens que je ne puis convaincre, même si j’ai raison. Exploreriez-vous le ciel tout entier sans y trouver de Dieu, que vous ne persuaderez pas le croyant de son inexistence, puisqu’il situe le souverain maître hors de la raison, hors de la science, hors de la matière. Peut-être le monde, petit à petit, finira-t-il par devenir totalement athée, à moins que la science ne fournisse la preuve de l’existence de Dieu ; mais un climat de tolérance et de paix fera plus pour une évolution scientifique rationnelle de la pensée, et pour aboutir à la vérité quelle qu’elle soit, que n’importe quel étouffement des aspirations mystiques ou des recherches analytiques qui sont aux deux extrémités du comportement spirituel humain.
Nous devons faire cette constatation, quelque déplaisante qu’elle soit. La découverte et la reconnaissance par l’unanimité du genre humain d’une vérité scientifique n’ont jamais empêché les hommes de vivre dans l’illusion, qu’en général ils lui préfèrent. Ainsi, tout le monde admet que 1+1= 2 ; mais tous les catholiques (qui l’admettent comme les autres) pensent que, lorsqu’il s’agit de la Trinité, 1+1+1=1. De même, tout le monde estime qu’avant l’apparition de l’homme sur la terre il s’est écoulé des millions d’années, pendant lesquelles notre planète était, d’abord inhabitable, puis peuplée d’espèces animales dont la plupart, quand l’homme parut, étaient depuis longtemps éteintes. Ceci est tout à fait contraire au récit que donnent les Écritures de la création de l’univers et de celle du premier homme. Or, de nombreuses personnes croient à la fois aux deux versions contradictoires, à celle de la science et à celle de la religion. C’est absurde, direz-vous, puisque ces deux thèses sont incompatibles, inconciliables, et qu’elles s’excluent. Mais, dans sa grande majorité, l’homme est un animal peu logique, extrêmement compliqué et volontiers absurde. Un croyant ne cherche pas nécessairement à accorder sa foi avec la science, même s’il est lui-même un scientifique. Cela peut paraître invraisemblable, mais vous savez fort bien qu’il en va ainsi. De très hautes autorités scientifiques, des savants, des explorateurs profonds de la matière et de ses phénomènes, croient en Dieu, vont aux offices, défendent l’Église. Certains ont tenté des conciliations hasardeuses entre la science et la Bible. D’autres déclarent tout simplement : « À la Bible ma foi, à la science mon crédit. C’est le Dieu que la Bible m’enseigne qui m’a donné la science pour me permettre de connaître le monde au sein duquel il m’a mis. Si, parfois, la science paraît contredire la Bible, c’est pour éprouver ma foi. Mais quand l’une et l’autre se contredisent, je suis prêt à croire à la fois les vérités opposées qu’elles m’enseignent, de même que je suis obligé de croire à la fois que le ciel et la mer sont incolores et cependant qu’ils sont bleus. »
II nous est impossible d’entrer dans de tels raisonnements. Pourtant, nous sommes contraints de nous résigner à ce que certaines gens les considèrent comme valables. Je ne vais pas déclarer la guerre à mon voisin, sous prétexte que, tout en affirmant en astronomie des vérités qui nient la Bible, il vend tout de même des insignes à la kermesse de l’Union paroissiale. D’où, le profil que nous retirons tous de la tolérance laïque, puisque l’évidence scientifique n’arrive pas à détruire le mythe religieux. Jésus disait : « Aimez-vous les uns les autres ! » Si c’est trop demander, du moins supportons-nous les uns les autres. Aidons-nous à porter nos chaînes si nous ne savons pas nous en délivrer.
Résumons une dernière fois ce qui précède, pour tenter d’en tirer une conclusion aussi pertinente que possible.
L’homme, en général, est ainsi fait que, plutôt que se résigner à ignorer quelque chose, il préfère se donner, de ce qu’il ignore, une explication fantaisiste. Ainsi, tant qu’il n’a point saisi le rôle de l’électricité dans l’éclair, il a mieux aimé attribuer à ce dernier un caractère de manifestation d’un quelconque courroux divin, que confesser franchement que la nature de la foudre lui échappait. Mais à partir du jour où le rôle du fluide lui fut connu, il a abandonné définitivement la version religieuse pour la raison scientifique. Par contre, l’homme est si complexe qu’en certains cas, sans rejeter l’explication rationnelle qu’il ne peut nier, il persiste à conserver l’hypothèse primitive, même si elle contredit la certitude établie ou, à défaut de certitude, les présomptions et les probabilités dont il admet la logique et la vraisemblance, parce que cette hypothèse primitive satisfait en lui un besoin mystique hérité des vieux empirismes et des anciennes dévotions, en même temps que l’explication rationnelle contente le côté plus éclairé de sa curiosité. En d’autres cas, il admettra comme un dogme infaillible une théorie nouvelle dont l’apparence de scientifique évidence l’a séduit, et sa pensée, ayant soif de fixation et de repos, s’ankylosera dans des orthodoxies matérialistes qui ne souffriront aucune transgression. La proposition de tolérance et de laïcité ne peut qu’aider à vivre les hommes enclins à ces graves infirmités spirituelles ; car je répète ce que j’ai déjà écrit ici : je préfère la raison à la foi, mais si je sais que la foi est aveugle, je n’oublie pas que la raison est faillible. La raison n’a point résolu tous les problèmes humains, tous les esprits n’acceptent pas les solutions existantes, même les plus judicieuses et les mieux prouvées, et tous les cadrans humains ne marquent pas la même heure. Il faut le constater, c’est ainsi ; donc, un seul remède : ÊTRE TOLÉRANT. Si deux hommes ont choisi deux explications sur un même sujet, l’une étant la vérité et l’autre étant une erreur, et si tous deux s’obstinent dans leur choix, il n’y a pas d’autre souhait à formuler, sinon celui-ci : que la vérité exige d’être tolérée par l’erreur, mais la tolère. Il arrivera forcément que l’épreuve de durée les départagera, l’une capitulera et disparaîtra un jour et ce ne sera pas la vérité.
Tant qu’il subsistera une partie d’inconnu ; tant que certains hommes se feront d’elle une certaine idée ; aussi longtemps, en outre, que, dans certains esprits, pourront coexister, malgré leur contradiction, une explication rationnelle et une croyance mystique sur un même sujet, il y aura également, en marge, des hommes qui n’admettront pas qu’on leur impose un système matérialiste, un culte religieux ou une cartographie de l’hémisphère externe de la Lune, qui soient le fruit de l’imagination éthérée, mais gratuite, d’autres hommes aussi ignorants qu’eux. Tant qu’il subsistera une portion de vérité indémontrée, et pour notre part nous pensons que c’est pour jamais, il faudra se méfier de ceux qui prétendront connaître cette vérité et la tenir de tels maîtres incapables de se tromper parce qu’ils ont écrit tels livres et fait telles choses. Il faudra se méfier de ceux qui prétendront savoir, et voudront obliger le reste du monde à croire ce qu’ils savent ; et quand je dis « s’en méfier », je veux évidemment dire « s’en défendre ».
Pierre-Valentin Berthier