Nous ne discuterons pas ici de l’opportunité de la conscription ; nous ne nous occuperons pas de savoir s’il est bénéfique, s’il est salutaire, s’il est glorieux, ou si, au contraire, il est préjudiciable à l’individu, nuisible au groupe social, déshonorant pour tous, d’instituer le service militaire obligatoire. D’autres pages et d’autres numéros de la revue seront consacrés à l’examen de ces graves questions que le vote d’une loi ou l’adoption d’une idéologie ne suffisent point à résoudre.
Ce que nous voudrions faire admettre, c’est la reconnaissance de l’exception à la règle, c’est, en régime de conscription, le droit d’y objecter.
En fait, il existe déjà une objection reconnue et admise : l’objection de santé. Toute recrue qui peut exciper d’une ossature suffisamment fragile, d’un poumon suffisamment voilé, d’un équilibre nerveux assez notoirement précaire, est assurée d’être retenue à ses foyers. Donc, l’objection de santé dispense du service militaire ; quiconque peut prouver qu’il est malade à un degré convenable en est automatiquement exempté, et seuls sont déclarés aptes à mourir pour la patrie ceux qui n’ont que trop peu de risques de défuncter autrement.
Mais parmi les jeunes gens que le conseil de révision désigne pour la caserne, nul ne se préoccupe de savoir s’il n’en est pas qui ont à objecter contre cette affectation comminatoire et arbitraire d’autres arguments que ceux qui proviennent d’un estomac déliquescent, d’un sang pauvre en globules ou d’une moelle épinière chétive.
Nul ne se soucie de se demander s’il n’en est pas, parmi eux, qui sont inaptes au service militaire, bien que leur constitution physique ne livre le secret d’aucune tare, le stigmate d’aucun mal.
Et pourtant, il y a une chose qui devrait être l’objet d’une recherche très sérieuse : la vocation. Certaines personnes ont la vocation irrésistiblement militaire ; on ne les empêche pas de trouver un emploi dans l’armée. D’autres peuvent avoir la vocation irrésistiblement civile ; de quel droit les enrôle-t-on pour leur faire embrasser une carrière à laquelle rien ne les destine ?
De très bonne heure, dans l’évolution de l’humanité, la spécialisation et la répartition du travail sont apparues comme un phénomène social. Ce phénomène est constant pour toutes les sociétés modernes ou anciennes dont nous connaissons l’histoire.
Il en allait déjà ainsi à l’âge de la pierre polie. À cette époque fort éloignée, tous les hommes ne polissaient pas les pierres : les spécialistes seuls s’y employaient. Les ouvrages sur la préhistoire notent qu’en ce temps-là « il sortait de formidables quantités d’armes et d’outils en silex blond », des ateliers de Pressigny, près de Loches, et que ces outils et ces armes « allaient satisfaire les besoins de tous les pays, la Suède par exemple ». Donc, la division du travail existait alors. Elle s’est perfectionnée depuis à l’extrême et, de nos jours, chacun choisit son métier, et s’y tient, pour que les vaches soient bien gardées, conformément à un dicton célèbre. On persiste pourtant à faire exercer le métier de soldat par tout le monde, sans considérer l’aptitude de chacun.
Bon à tout, bon à rien. Soyez charpentier, violoniste, parfumeur, sous-préfet, clown, marchand de nougat, séminariste, premier charretier, astronome ou garde-chasse, vous êtes présumé être bon à faire un soldat. Encore que cela apparaisse comme assez anormal, le monde a accepté cet embrigadement collectif avec une grande docilité. Mais si rares que soient les objections au système, il est inévitable qu’elles se produisent.
On a beaucoup répété, et l’on répétera encore, la phrase de Renan : « Je n’aurais pas pu être soldat, j’aurais déserté ou je me serais suicidé. » II est évidemment peu d’êtres humains assez intègres, assez sincères avec eux-mêmes et avec autrui, assez conséquents et assez entiers, pour que le cas de conscience d’un Renan se généralise. Nous acceptons tous du despotisme gouvernemental une foule d’obligations absurdes que nous préférons remplir plutôt que de risquer d’être écrasés par le choc en retour ; et quand nous pouvons éluder ces obligations par un compromis individuel, nôtre petit triomphe ignoré vaut mieux qu’un universel scandale. Il se produit à chaque levée de classe des « objections de santé » plus ou moins authentiques présentées avec un succès variable par des résistants à la conscription pour qui le résultat compte seul, et qui pensent que le motif et le moyen importent peu.
Mais il est des inaptes qui ne peuvent se plier et qui ne savent pas feindre. L’acceptation du service militaire comme un devoir suppose chez quiconque s’y soumet l’aptitude à l’obéissance passive et au combat homicide ; or, il existe une catégorie d’individus parfaitement sains, et de corps et d’esprit, qui sont radicalement inaptes à l’une et à l’autre.
Qu’on le veuille ou non, l’obéissance passive n’est pas une chose naturelle. Il est peut-être naturel de se placer volontairement sous le commandement temporaire d’un chef de file que l’on choisit, pour l’accomplissement en commun d’une tâche déterminée. Il est naturel, le temps que dure un match, que les équipiers obéissent à leur capitaine. Il est naturel qu’à l’atelier ou sur le chantier, des ouvriers obéissent à l’un des leurs qui a tracé le plan du travail, lequel doit être exécuté par tous. Leur obéissance, n’est point passive. Chacun peut se retirer de l’action, une fois le match achevé ou la journée finie ; l’ouvrier peut changer d’entreprise, le sportif peut changer de club ; celui-ci a signé sa licence de son plein gré, celui-là peut donner ses huit jours quand bon 1ui semble. L’obéissance passive est une tyrannie imposée, que la masse accepte parce qu’elle a peur, et contre laquelle s’insurge clandestinement le bon sens de chaque individu isolé, à l’exception de quelques-uns qui y sont prédestinés. Quelques autres s’y opposent ouvertement, et c’est pour ces derniers que nous plaidons aujourd’hui.
Le combat homicide, qu’on a mis à la portée de tous au moyen du service militaire obligatoire, n’est pas davantage du goût de la majorité des hommes. Certes, il existe une certaine catégorie d’individus qui y trouvent plaisir et délectation. Il y a des bagarreurs par nature, des bretteurs professionnels, des sanguinaires, des tortionnaires, des méchants ; les uns, cultivant un sadisme raffiné, se complaisent dans la souffrance d’autrui ; les autres aiment tout simplement, comme dit Gaston Coûté, « s’amuser à s’ foutr’ sur la g…». On nous accordera, je pense, qu’ils ne constituent pas la partie la plus aimable, ni la plus intéressante, du genre humain. Si la morale qu’on nous a apprise à l’école n’est pas de la crotte de bique, il est peu recommandable de faire du tort à son prochain et d’encourager ceux qui lui veulent du mal. La généralisation du combat homicide, l’apprentissage du maniement d’armes, du lancement de la grenade et de l’attaque à la baïonnette, l’enseignement du nettoyage de tranchée, tendent cependant à cet encouragement.
Je ne prétends point que nos jeunes recrues sortent de la caserne avec des instincts de fauve, et qu’elles ne rêvent que d’étriper leur prochain. Le bon sens, l’instinct pacifique, ne les ont point abandonnées, heureusement pour elles et pour nous. Les écoles mystiques du Reich national-socialiste ont bien créé, il y a dix ans, une variété d’individus étranges chez qui l’ablation du sens moral déterminait une véritable infirmité ; les jeunes hitlériens qui en surgissaient après un stage n’étaient guère plus que des bêtes sauvages qu’une poignée de déments, artisans de cette atrophie savante, ont lâchées sur le monde. Je ne prétends point que les casernes fabriquent une catégorie de monstres de cette sorte, car, encore une fois, seul le fanatisme politique (ou religieux) arrive à faire rugir ou braire les hommes, en un siècle où la science a su faire parler les choses.
N’empêche que tout le monde n’est pas apte à s’initier au combat homicide, et que plus d’un éprouve une angoisse secrète à l’idée de se mesurer sur le champ de bataille avec d’autres hommes qui le tueront s’il ne les tue. La plupart y consentent néanmoins, parce que la plupart ont peur de ce qui leur arriverait s’ils n’y consentaient pas. Quelques-uns osent seuls se refuser à cet apprentissage, et c’est pour ces quelques non-consentants, qui, du moins, ont le courage d’affronter les conséquences tragiques de leur refus, qu’aujourd’hui nous intercédons.
Nous ne sommes pas des asociaux, ni des antisociaux ; nous ne vivons pas retirés de la vie du groupe, ni de celle de la communauté ; nous avons des parents, des enfants, des amis ; nous connaissons le travail en équipe, l’effort en commun, l’existence en société. Quand l’un d’entre nous refuse son adhésion à une loi imposée à tous, ce n’est pas obligatoirement l’individu qui est rebelle, ce peut être la loi qui est mauvaise et qui réclame un correctif.
Si nous étions des asociaux, des antisociaux, nous n’aurions pas d’amis, nous n’aurions pas de foyer, nous n’aimerions pas nos enfants, nous ne respecterions pas nos parents, nous refuserions en bloc toute organisation sociale ; or, si nous considérons toute règle imposée avec une méfiance légitime, si nous nous réservons sur elle un droit de critique et de discussion, nous ne dénigrons rien systématiquement, nous sommes prêts à faire envers toute mesure légale l’effort de compréhension que nous demandons qu’on fasse envers nos thèses, et qui nous est si souvent refusé.
L’initiation de la jeunesse au combat homicide, le renoncement à soi-même qu’exige l’obéissance passive, sont deux fléaux dont le monde attend d’être délivré. Il l’en sera un jour, et cessera alors d’être la proie des guerres d’extermination et des machinations des conspirateurs politiques. Ceux qui auront devancé cette délivrance par leur refus apparaîtront ce jour-là comme des précurseurs. Epargnez aujourd’hui ceux que demain honorera.
Pierre-Valentin Berthier