I. Deux questions connexes au problème
Sous le titre : « Détruire les biens ou supprimer la liberté n’est pas le bon moyen de les mieux répartir », j’ai examiné, dans le dernier numéro de Défense de l’Homme, un aspect du problème de la liberté de la presse, tel que le peuvent envisager les esprits dégagés de préjugés, de messianisme ou de parti-pris. L’article dont il s’agit dénonçait particulièrement la marge étonnante qui subsiste entre la situation à cet égard dans les pays des deux blocs internationaux, constitués par la politique, et les principes d’une généreuse inspiration, mais d’une illusoire portée, émis par l’Organisation des Nations Unies.
J’ouvre ici une parenthèse pour évoquer deux questions connexes à ce qui précède.
Première question : on affecte de croire généralement que tout progresse, la liberté comme le reste, et c’est une erreur certaine. La vitesse des avions et des automobiles s’est accrue, ce n’est pas pour cela qu’on circule et qu’on voyage plus commodément de par le monde ; bien au contraire, les obstacles artificiels s’avèrent plus nombreux et plus imperméables que les obstacles matériels d’autrefois. Les rotatives et les linotypes propagent, à l’adresse de millions de lecteurs, une pensée moins libre que ne l’était la pensée du XVIIIe siècle, alors que seuls existaient le composteur et la presse à main.
Pour nous référer à un passé récent, l’information est moins libre aujourd’hui qu’avant la dernière guerre. Je me souviens d’excellents articles sur la révolution espagnole de 1936 parus dans les journaux français les plus capitalistes qui fussent, ceux qu’on appelait alors communément « la presse pourrie » et qui, à de nombreux égards, avaient mérité une telle appellation.
Des reportages extrêmement véridiques, dénués de tout esprit partisan, d’une objectivité documentaire irréprochable, ont paru dans des journaux comme le « Petit Parisien » et comme le « Matin » d’avant-guerre. Les saisissantes relations d’Andrée Viollis, d’Albert Londres, étaient accueillies et publiées, non par des journaux de gauche, mais par des organes bourgeois dont elles faisaient monter commercialement le tirage, bien que les informations qu’elles rapportaient fussent souvent en contradiction absolue avec l’orientation conformiste, nationaliste et gouvernementale, de la feuille où elles paraissaient.
Non seulement le temps présent ne nous offre aucun exemple de journaliste du niveau de ceux que nous venons de citer (les reporters d’aujourd’hui semblent bien pâles à côté d’eux), mais encore il n’existe pas, actuellement, de journal qui consente à publier un reportage dont la moindre ligne puisse être interprétée à l’encontre de l’idéologie ou de la phraséologie développée par ses éditoriaux. Là se décèle un terrible recul de la tolérance, que dis-je ? un véritable évanouissement de la liberté.
Loin de nous la naïveté de considérer le spectre de ces années révolues avec l’œil attendri d’un vieillard oublieux. Nous nous souvenons qu’en ces années-là, gérants et rédacteurs de La Patrie Humaine, du Semeur, du Libertaire faisaient souvent connaissance, avec la prison et les lourdes amendes. Toujours, les gouvernements ont mené la vie dure aux journaux d’opposition. Mais ici, nous avons voulu parler surtout de la presse d’information, et il est très réel qu’elle était alors plus accueillante, plus libre, que maintenant.
Il faut exercer depuis de longues années la profession de journaliste pour faire la comparaison. Quand on compare les immunités et les privilèges que rêvait de donner l’O.N.U. au journaliste, aux difficultés qu’il rencontre en réalité pour effectuer son travail, quelle dérision ! Nous avons connu une époque où le journaliste, en France, prenait connaissance de tous les procès-verbaux de gendarmerie et de police, où les magistrats, au sortir d’une instruction (une instruction est toujours secrète), tenaient avec la presse de véritables conférences au cours desquelles tous les détails lui étaient fournis, où le reporter avait accès aux greffes des tribunaux, ainsi qu’à tous les bureaux de toutes les administrations.
Aujourd’hui, des consignes sont données partout, avec sanctions à l’appui, contre le fonctionnaire un peu trop libéral. Dans les commissariats et les gendarmeries, toutes les affaires sont étouffées ; on y a institué un « cahier de presse » où un scribe inscrit chaque jour en trois lignes, que le journaliste est invité à copier sans commentaire ni explication, les délits mineurs de voies de fait et les contraventions au code de la route ; tout ce qui présente un intérêt et une importance est tenu secret ; jamais un procès-verbal n’est communiqué, à moins qu’il ne s’agisse d’une infraction à la loi sur l’ivresse ou quelque chose d’analogue.
Il en va de même dans les bureaux, dans les hôpitaux, dans les greffes, dans les préfectures, il en va de même partout. Le récent scandale d’Arras a été révélateur de cet état de choses pour le public, mais celui-ci doit savoir que cela est général, depuis deux ou trois ans surtout.
S’il arrive qu’un journaliste, grâce à un tuyau particulier que lui apportent ses écoutes ou sa chance, apprend quelque information et rompt le silence confidentiel, qui entoure celle-ci, il peut lui en cuire. On ne l’arrêtera pas, car la liberté théorique subsiste ; mais on l’entravera dans l’exercice de son métier : la police judiciaire, ou l’administration préfectorale, bref l’autorité qu’il a méconnue, lui fera subir une sorte de pénalisation officieuse, lui infligera des tracasseries susceptibles de lui nuire et d’avantager ses confrères, si tant est qu’il y ait encore de la confraternité.
De sorte que, sans qu’il existe de censure, l’information est préventivement censurée, comme si, en prévision de la future guerre à la préparation de laquelle la presse en général, hélas ! n’œuvre que trop, les pouvoirs publics voulaient que les journalistes ne s’en déshabituassent point, ou s’y réaccoutumassent plus volontiers.
Voilà pour la première question.
La seconde, c’est l’affirmation des délégués de l’Est à l’O.N.U., selon laquelle, dans leurs pays où la seule liberté consiste à répéter les mots d’ordre du gouvernement, « la presse a pris un essor réjouissant ». Ils émettaient là une assertion qui prouve, ou bien leur souci dominant de propagande et de persuasion à tout prix, ou bien leur ignorance.
En effet, toute préoccupation politique à part, les statistiques attesteraient, semble-t-il, que c’est en Europe occidentale qu’il s’imprime et qu’il se lit le plus de journaux. Comme nous ne sommes pas, nous, des maniaques de la propagande et du prosélytisme, nous n’en tirerons aucune conclusion. Mais nous constaterons le fait objectivement. Voici quelques chiffres récemment établis, s’il faut en croire les organes qui les fournissent et que nous citons plus loin :
La Grande-Bretagne vient en tête avec 570 exemplaires vendus pour mille habitants ; viennent ensuite la Norvège, 472 ; le Luxembourg, 445 ; l’Australie, 438 ; le Danemark, 403 ; tous ces pays, excepté un, appartiennent à l’Ouest européen ; les États-Unis ne consomment que 357 journaux pour mille citoyens, mais se rattrapent sur le poids : 35 kilos par tête et par an, contre 9 en Angleterre (L’Écho de la Presse et de la Publicité, 30 septembre 1950.)
En Hollande, la presse quotidienne comptait 2.800.000 abonnés en 1946, pour sept millions et demi d’habitants, « soit un abonnement par famille », d’après Les Nouvelles de Hollande, n°261, du 18 septembre 1950. Les Pays-Bas ont 133 quotidiens, c’est-à-dire plus que la Pologne, la Roumanie et l’Autriche réunies, 21 de plus que l’Angleterre, 41 de plus que l’Italie. « Proportionnellement au nombre de ses habitants, la Hollande publie davantage de titres différents que l’U.R.S.S. et que les États-Unis. »
Des chiffres fournis par l’O.N.U. et communiqués par Préva-Clarus donnent un tableau légèrement différent en ce qui concerne uniquement les quotidiens ; ils ont paru dans L’Écho de la Presse et de la Publicité du 30 octobre 1950 ; il nous est impossible de les reproduire ici en raison du copyright, et nous nous bornons à y renvoyer nos lecteurs. Selon ce tableau, la Suisse (680) viendrait en tête devant la Grande-Bretagne (600).
Ajoutons que probantes en ce qui concerne la presse écrite, les statistiques, quant à son essor plus ou moins réjouissant, le sont plus encore pour ce qui est de la radio, qui est une presse parlée. Les États-Unis arrivent en tête avec 566 appareils récepteurs pour mille habitants, contre 298 en Suède, 285 au Danemark, 251 en Norvège, 237 en Australie, 227 en Grande-Bretagne, 40 seulement en U.R.S.S.
Il eût été facile, par conséquent, de faire observer aux délégués de l’Est à l’O.N.U. que ce‑n’est pas seulement dans leurs pays que la presse a pris un vaste essor. Quant à dire que c’est un essor réjouissant, voilà bien une autre affaire dont nous ne déciderons pas aujourd’hui. Mais on peut tout de même leur conseiller de se renseigner avant de se réjouir ; peut-être pourrait-on leur suggérer que, s’ils désirent vraiment s’informer, il existe, à leur disposition – ce qu’ils ont tout l’air d’ignorer – des publications de périodicité variable, qu’on appelle communément des journaux.
II. Réflexions à méditer…
Cet article 19, que nous avons reproduit plus haut, il ne semble pas que personne l’ait jamais demandé à l’O.N.U., et c’est spontanément qu’il a été proclamé ; il résume, en fait, le vœu unanime des individus pris séparément, en quelque nation que ce soit. Mais les gouvernements ne peuvent, chacun en sa juridiction, exaucer ce vœu dont ils ont reconnu spontanément la légitimité en leur concile œcuménique.
Les uns ne tolèrent que la presse à leur usage à l’exclusion de toute presse concurrente ; les autres laissent des différents mouvements d’opinion s’exprimer, mais leur libéralisme est plus apparent que réel, car s’il arrive qu’un de ces mouvements d’opinion leur crée trop de soucis et mette en péril leur existence même, ils ont tôt fait d’édicter une loi ou un décret qui le prive de ses moyens d’expression.
Sans avoir obligatoirement recours à la coercition contre une presse qui lui déplaît, un État dispose de moyens très efficaces pour la mettre en difficulté. En France, par exemple, la nationalisation des entreprises de presse, considérée à la Libération comme un gage d’impartialité et de neutralité, permet aux partisans du gouvernement d’avantager les journaux qui les servent sous le rapport de l’imprimerie ; et le fait qu’une agence de publicité, qu’une agence d’information, sont placées sous le contrôle de l’État, c’est-à-dire bénéficient de son concours officieux jusques et y compris leur périodique renflouement, le fait que l’État subventionne telle entreprise de messagerie, tel organisme spécialisé dans la diffusion des nouvelles de presse, offrent une foule de possibilités aux groupes d’hommes au pouvoir pour favoriser certains organes et causer un réel préjudice aux autres. Or, un journal défavorisé en information, en publicité, en imprimerie, ne peut plus soutenir la concurrence avec les journaux privilégiés, à notre époque où la moindre défaillance se remarque, où le public est devenu extrêmement exigeant, où les charges de la presse sont telles qu’un accroissement de dix pour cent du bouillonnage fait tout de suite se pencher le conseil d’administration sur les éventualités souvent peu encourageantes de la trésorerie, et lui dessine à l’horizon un graphique inexorablement incurvé vers la chute.
« La liberté de la presse, écrit Stirner dans L’Unique et sa Propriété, n’est qu’une permission donnée à la presse, et l’État ne voudra jamais permettre que j’emploie la presse à le réduire en miettes» ; et il ajoute : « Qu’un État puisse supporter plus ou moins, il n’y a là qu’une distinction quantitative. ».
De même, pour la pensée individuelle qui ne se réfère à aucun critère de masse, la distinction est uniquement quantitative entre le monopole exercé par les bolcheviks sur la presse de Leningrad ou d’Irkoutsk, et le contrôle qu’imposent à l’opinion locale (voir les études d’André Siegfried) les fondamentalistes ou les méthodistes du Tennessee.
Conscients d’ailleurs de la relativité de toutes choses, nous ne méprisons nullement (nous l’avons dit en commençant) cette différence de degré ; mais quel que soit le degré de la coercition dont ils font preuve, nous dénions intérieurement, aussi bien au pouvoir, si unanimement plébiscité qu’il soit, qu’à la masse, si noblement intentionnée et si numériquement « dominante » qu’elle puisse être, le droit de refuser à l’individu l’expression de son opinion et de le condamner au refoulement de sa pensée, quand bien même sa pensée serait, non seulement minoritaire, mais unique.
Une liberté de la presse limitée à la faculté de choisir son journal entre quarante autres est donc une liberté qui vaut mieux que pas de liberté du tout ; cependant, elle n’a rien de comparable à celle qui consisterait à laisser chacun exposer son opinion concurremment avec l’opinion de quiconque. Le droit du lecteur à collaborer au journal, et à y prendre connaissance des opinions les plus diverses simultanément exposées, constituerait un élargissement et un perfectionnement considérable de la liberté de la presse. La presse serait alors à la disposition de tous, elle deviendrait la propriété de chacun. « La presse, dit Stirner, ne doit pas être libre, c’est trop peu ; elle doit être mienne. »
On objectera à cette conception du journal, que nous ébauchions au début du présent article, certaines difficultés techniques. On fera d’abord remarquer qu’un journal qui, pour permettre à ses lecteurs de choisir entre elles, se ferait le porte-parole et le véhicule de toutes les opinions, devrait posséder un très grand nombre de pages ; mais nous répondrons que le nombre de journaux diminuerait en même temps, puisque la plupart d’entre eux diffusent une information identique, et que les opinions dispersées dans plusieurs organes se trouveraient réunies en un seul. En France, nous sommes accoutumés aux journaux à quatre, six et huit pages. En Amérique, les journaux de soixante-quatre pages ne sont point rares, et en Égypte même le format des feuilles n’était limité qu’à douze pages par jour, ceci en 1947. Et l’on serait mal venu de redouter une excessive consommation de papier, alors qu’en juin 1950, sur cent titres d’hebdomadaires français, il a été dénombré 8.500.000 invendus, soit 339 tonnes de papier-journal gaspillées…
— Mais quoi ! se récriera-t-on. N’importe qui aura-t-il pouvoir d’imposer la publication de n’importe quelle élucubration de son cru sous prétexte de liberté ?
Il serait oiseux d’examiner longuement cette objection, dont il faut tenir compte uniquement parce que nous sommes assurés qu’elle nous sera opposée. Bien entendu, nous répondons : non. Quel que soit le régime social, il est souhaitable que la confection des journaux soit confiée aux journalistes, qui savent comment doit se faire un journal, de même qu’il est préférable qu’un cultivateur sache labourer et qu’un chauffeur d’autocar sache conduire. Le grand malheur des journaux actuels, et la cause du malaise qui étreint la plupart d’entre eux, en même temps que ce qui les rend souvent si néfastes, c’est justement qu’ils sont dirigés par des politiciens et non par des journalistes. La compétence professionnelle n’est pas affaire d’improvisation, et Bakounine, qui ne sacrifiait point, je pense, au culte de l’autorité, disait qu’en matière de chaussures, il reconnaissait l’autorité de son cordonnier.
Il est donc inévitable qu’un journal, confectionné par des journalistes qui auront l’amour de leur travail et s’efforceront d’en faire une réussite quotidienne dont leur équipe, éprise d’émulation professionnelle, éprouvera une quotidienne satisfaction, cette fierté que nous ressentons tous quand nous avons fait quelque chose de bien, ne puisse accueillir n’importe quoi griffonné par n’importe qui. La possession de solides notions pratiques est nécessaire en toutes choses. Contre ce principe, qu’on ne vienne pas nous ressortir les divagations inlassablement ressassées sur la liberté absolue. Personne ne disposera jamais de la liberté absolue, qui donnerait le droit de construire sa maison au milieu de la rue. « La liberté absolue de la presse, écrit Stirner, est, comme toute liberté absolue, une chimère. » Et dans le n°24 de « Défense de l’Homme » Lyg a écrit sur ce sujet des réflexions très pertinentes. Dans un journal comme celui dont nous évoquons les possibilités de création et d’existence, le comité de rédaction lui-même serait obligé de limiter à chaque opinion sa superficie quotidienne d’expression, pour éviter que l’ensemble des collaborateurs et des lecteurs n’eût à se plaindre de la tentative d’envahissement de l’une des tendances exposées. Toute possibilité matérielle a sa mesure, toute application pratique sa limite, et des questions comme celle que nous discutons n’auraient pu être soulevées à l’époque où il n’y avait pas d’imprimerie et où l’on écrivait sur du parchemin. Ne prolongeons donc point une digression sur une objection théorique qui ne fait qu’exploiter cette évidence que tout, sur terre, est relatif.
Qui convaincrai-je ? Peut-être personne. Peut-être confirmerai-je seulement M. Léon-Pierre Quint, si d’aventure il lit ces lignes, dans l’opinion qu’il exprimait le 14 septembre dernier (L’Observateur, n°23), à savoir que les anarchistes sont « devenus des moines prêcheurs » capables tout au plus de se livrer à « un prêchi-prêcha généreux », ne cherchant pas « à organiser les ouvriers, ni à provoquer la révolution », « purs idéalistes, sans haine pour leurs ennemis », position qui lui semble contraire à « la farouche vision stirnérienne » de « L’Unique et sa Propriété ».
Il se peut bien que nous soyons surtout enclins à prêcher, et même à prêcher dans le désert, et ce n’est pas notre faute si « les prometteurs de révolution » se sont révélés, ainsi que l’a dit Libertad, « des farceurs comme les autres » (comme les prometteurs de paradis, par exemple). Ce n’est pas notre faute si les gouvernants qui, réunis à l’O.N.U., et à qui nul ne demandait rien, promettent des libertés qu’ensuite ils n’accordent pas. Ce n’est pas notre faute si de grands chefs révolutionnaires, qui ont soulevé des millions d’hommes contre le capitalisme, se sont révélés « des farceurs comme les autres » et s’ils ont retiré ensuite, à ces millions d’hommes rentrés dans leurs foyers, la liberté de la presse en monopolisant au profit de l’État les imprimeries et les journaux.
En définitive, il n’est pas prouvé que la liberté de la presse, et l’usage effectif et maximum de cette liberté, soient associés à un régime social déterminé. Le libéralisme bourgeois les réserve aux propriétaires privés ; les dictatures se les réservent à elles-mêmes ; et des révolutions que nous avons connues, si certaines ont accru la liberté de la presse, d’autres, par contre, l’ont restreinte ou confisquée. Et c’est finalement Stirner encore qui a raison quand il écrit : « La liberté de la presse n’est toujours liée qu’à des occasions favorables;… celui qui veut en jouir doit chercher partout l’occasion favorable…», à quoi il ajoute, invitant à l’action afin de ne pas laisser supposer qu’il recommande une attitude purement passive et fataliste : « et si possible la faire naître ».
Je le répète, il se peut bien que nous ne soyons bons qu’à cela et que ce soit tout ce que nous savons faire : faire naître si possible l’occasion favorable et, quand elle est née, l’exploiter. Nous ne sommes pas des phénix ; mais nous ne sommes pas non plus des farceurs, de ces farceurs qui multiplient dans le monde entier des appels pour la paix quand ils méditent de déclencher une guerre, de ces farceurs qui rédigent une Déclaration des Droits de l’Homme quand ils siègent dans une assemblée internationale qu’ils savent sans pouvoir, et qui refusent ces droits à l’homme dans les pays qu’ils administrent.
J’avais naguère un ami qui était extrêmement bon et qui avait coutume de dire : « À quoi reconnaîtra-t-on les anarchistes, s’ils ne sont pas meilleurs que les autres ? » Depuis, j’ai entendu un prélat tenir le même langage au nom des chrétiens. Ce langage est noble, mais vain. Dans toutes les catégories un peu nombreuses d’hommes, que ce soient les chrétiens ou les anarchistes, il y a des êtres de raison, des êtres de foi et des êtres de violence. Le héros, le martyr, le saint, le sage, sujets classiques d’opposition, n’appartiennent en propre à aucun siècle, à aucune croyance. Toutes les religions et toutes les doctrines ont tenté tour à tour de se communiquer par la violence, par la raison et par la foi, et si l’on veut prouver qu’en somme elles ont « oscillé » entre plusieurs pôles contraires, comme M. Quint le dit de l’anarchisme, on est assuré de le faire aisément.
M. Quint lui-même n’a dû de publier son étude qu’à une « occasion favorable » : l’existence de « l’Observateur », né du départ de M. Claude Bourdet du quotidien « Combat» ; et je n’aurais peut-être jamais publié ces quelques réflexions sur la liberté de la presse sans cette « occasion favorable » qu’est la fondation de « Défense de l’Homme ». Ces occasions, nous nous réjouissons d’en profiter ; et malgré le vague de nos prêches et l’incertitude de notre action, si de telles occasions naissent de temps en temps, nous y sommes bien pour quelque chose.
Pierre-Valentin Berthier