La Presse Anarchiste

Égalité et rapports sociaux

Envie

L’envie, la jalou­sie sont des obs­tacles sérieux sur la voie de l’harmonie sociale. Réac­tions si natu­relles pour­tant ! En pré­sence d’un bon­heur d’autrui jugé immé­ri­té, un réflexe nor­mal impose cette idée : pour­quoi pas moi ? C’est la révolte ins­tinc­tive contre ce qui appa­raît comme une injus­tice du Des­tin. « Il n’y a pas à nier, avouait E. Ber­ge­rat, qu’un Sha­kes­peare, quand j’y pense, m’humilie pro­fon­dé­ment dans ma par­tie comme Bee­tho­ven ou Michel-Ange doivent frois­ser les musi­ciens et les sta­tuaires dans les leurs. »

Quelle que soit l’organisation sociale, il est pro­bable que de tels sen­ti­ments per­du­re­ront : amer­tume, par exemple, de l’infirme devant toute per­sonne débor­dant de san­té ou du cré­tin – s’il est un peu conscient de son infir­mi­té men­tale – devant une intel­li­gence supé­rieure ou même moyenne.

Si l’on ne peut guère escomp­ter la dis­pa­ri­tion totale de réac­tions sem­blables, on peut néan­moins rai­son­na­ble­ment pré­su­mer la fin des jalou­sies les plus fré­quentes par éli­mi­na­tion de leurs causes. Il serait stu­pide de sou­hai­ter la géné­ra­li­sa­tion des infir­mi­tés ou du cré­ti­nisme pour satis­faire le besoin rudi­men­taire de jus­tice de cer­tains infirmes ou cré­tins. Mais la sup­pres­sion des ini­qui­tés innom­brables et injus­ti­fiables que la volon­té humaine a super­po­sées aux ini­qui­tés déjà lar­ge­ment dis­pen­sées par une nature indif­fé­rente per­met­trait de faire une fameuse éco­no­mie de fiel. On ne ris­que­rait plus la mul­ti­pli­ca­tion des jau­nisses de pro­lé­taires en pré­sence de bagnoles de luxe. On ne ver­rait plus de gens « pâles d’envie devant un sac d’écus ou demi-morts de jalou­sie à la seule idée d’un riche » (style maur­ras­sien). On se rési­gne­rait aux inéga­li­tés iné­luc­tables si elles n’étaient pas dou­blées d’inégalités arti­fi­cielles. On s’inclinerait plus aisé­ment devant les supé­rio­ri­tés réelles, on admi­re­rait le talent, le génie plus sin­cè­re­ment, plus spon­ta­né­ment, s’ils n’étaient pas monnayables.

Et, en atten­dant la qua­si-dis­pa­ri­tion de la jalou­sie et de l’envie par l’instauration d’une socié­té sans classes, le déve­lop­pe­ment du sens éga­li­taire ren­drait pos­sible une atté­nua­tion sen­sible de ces sen­ti­ments. Car l’envie et la jalou­sie sont pré­ci­sé­ment aux anti­podes du sens éga­li­taire. Chez l’envieux, le sens de la jus­tice est incom­plet : hyper­tro­phié pour toutes les injus­tices dont il souffre, atro­phié pour toutes celles dont il pro­fite. Chez l’égalitaire, le sens de la jus­tice est com­plet, – hyper­tro­phié peut-être mais autant quand il s’agit d’autrui que de soi-même.

Solidarité

La soli­da­ri­té est un fait évident, même dans les socié­tés actuelles. Elle existe entre les géné­ra­tions suc­ces­sives (« nous sommes les héri­tiers de ceux qui sont morts… la pro­vi­dence de ceux qui naî­tront »). Elle existe entre tous les hommes d’une même géné­ra­tion : les tra­vaux de cha­cun pro­fitent à tous – ou nuisent à tous ; les catas­trophes locales ont leur réper­cus­sion dans le monde entier à une époque où la tech­nique a faci­li­té et mul­ti­plié les rela­tions. La soli­da­ri­té natio­nale n’est pas, elle non plus, tout à fait mythique : la pau­vre­té du pays dimi­nue le stan­ding de vie des pro­lé­taires comme des bour­geois. De même, la pros­pé­ri­té d’une entre­prise peut pro­fi­ter à la fois aux action­naires et au per­son­nel ; sa faillite jette sur le pavé ouvriers et employés.

Mais plus que des inté­rêts com­muns, il y a des inté­rêts contra­dic­toires. Phar­ma­ciens et méde­cins vivent de la mala­die et de la mort des autres. Loca­taire et proprié­taire sont, en géné­ral, comme chien et chat. L’employeur tâche de rogner le plus pos­sible sur la rému­né­ra­tion de l’employé, qui se défend de son mieux. Le pro­duc­teur vise à la pénu­rie qui pro­voque la hausse des prix, tan­dis que le consom­ma­teur appelle de tous ses vœux une sur­abon­dance qui le puisse gaver presque gra­tui­te­ment. Reven­di­ca­tion et lutte dans tous les domaines. Reven­di­ca­tion et lutte de cha­cun contre tous : sala­riés contre patrons, exploi­tés contre exploi­teurs, exploi­tés contre exploi­tés (ouvriers de telle cor­po­ra­tion contre les com­pa­gnons des autres métiers et même contre les ouvriers de même métier, de la même entre­prise payés à des taux dif­fé­rents). Sous le signe du syn­di­ca­lisme géné­ra­li­sé, la socié­té est une forêt de Bon­dy où la ruse et la fri­pon­ne­rie, à défaut de la bru­ta­li­té, sont la condi­tion du suc­cès – au moins éphé­mère. – Jolie socié­té ! Com­ment les liens de soli­da­ri­té résis­te­raient-ils dans cette mêlée uni­ver­selle et incessante ?

Ces liens, d’ailleurs, sont si fra­giles, sur­tout ceux qui unissent – si l’on peut dire – les classes anta­go­nistes ! La soli­da­ri­té est alors une telle duperie !

J’étais sol­dat à la Marne en sep­tembre 1914. Man­chot depuis, mais l’un des arti­sans du miracle qui sau­va, paraît-il, la France. J’ai beau fouiller dans les manuels d’histoire, je ne trouve mon nom nulle part. Les trom­pettes de la renom­mée sont pour Joffre ou Gal­lie­ni, sor­tis indemnes de la bagarre, non pour moi, amo­ché : soli­da­ri­té du géné­ral et du soldat !

Bonnes affaires pour le patron, le mois der­nier. Aus­si nous a‑t-il réga­lés de quelques litres de vin vieux bus à sa san­té. C’est un chic type. Il est vrai que son super-béné­fice lui per­met de se payer des repas à 2.000 francs tête tout ce mois-ci…: Soli­da­ri­té entre patron et salarié !

Je suis concierge dans une mai­son cos­sue. Les loca­taires, tous des nou­veaux riches. La nou­ba tous les jours. De temps en temps, j’ai quelques restes : reliefs de pou­let, gâteaux, fonds de bou­teilles de mous­seux : Soli­da­ri­té du loca­taire et du concierge !

Le chien éga­le­ment est soli­daire de son maître, puisqu’il peut ron­ger un os sous la table du fes­tin. Cari­ca­ture de soli­da­ri­té : 99 % de béné­fices pour les uns, 1 % pour les autres. Un coffre-fort bour­ré pour le patron pater­na­liste, quelques cou­pures pour les col­la­bo­ra­teurs. Il faut bien faire quelques sacri­fices, car si la pros­pé­ri­té des riches ne rejaillis­sait pas un peu sur les pauvres, les luttes sociales pour­raient prendre des allures catas­tro­phiques pour les pri­vi­lé­giés. La soli­da­ri­té consiste pour beau­coup de gens pour­vus à don­ner quelques vieilles nippes pour quelque œuvre un jour où l’on s’est sen­ti le cœur atten­dri… ou inquiet. La dis­pro­por­tion mons­trueuse entre les énormes avan­tages des uns et les maigres béné­fices des autres fait de la soli­da­ri­té (même de la soi-disant soli­da­ri­té de classe entre manœuvres, ouvriers qua­li­fiés et cadres) une énorme mystification.

On connaît l’apologue remon­tant à la plus haute anti­qui­té et popu­la­ri­sé par Ésope (le ventre et les pieds), Rabe­lais (Pan­ta­gruel, livre III, cha­pitre 3) et La Fon­taine (Les membres et l’estomac): les membres ne veulent plus tra­vailler pour l’estomac ; d’où la mort du corps tout entier. Mora­li­té : res­pec­tons les Patri­ciens. Erreurs de ce rai­son­ne­ment ana­lo­gique : si l’estomac est indis­pen­sable, il n’en est pas de même de cer­taines fonc­tions sociales qui, tumeurs malignes, doivent être extir­pées ; de plus, dans un orga­nisme bien équi­li­bré, les organes ne sont pas sacri­fiés les uns aux autres, cer­tains absor­bant la qua­si-tota­li­té de la nour­ri­ture aux dépens des voi­sins. En 493 avant J.-C., Mene­nius Agrip­pa récon­ci­lia le Sénat et le peuple grâce à la fable d’Ésope – ce qui ne fait pas grand hon­neur à la pers­pi­ca­ci­té de la Plèbe romaine. Il est vrai, qu’à tra­vers les âges, la plèbe s’est tou­jours lais­sée duper par des rai­son­ne­ments aus­si pué­rils. Dans ces der­nières années, le lum­pen-pro­lé­ta­riat a bien ser­vi de troupe de choc aux cadres dans une série de grèves déce­vantes pour lui. Comme ser­virent de troupe de choc les masses ouvrières des quar­tiers Saint-Antoine et Saint-Mar­ceau dans les émeutes bri­sant les classes pri­vi­lé­giées de l’Ancien Régime au pro­fit de la bour­geoi­sie ou les répu­bli­cains morts en 1830 et 1848 pour le triomphe des com­mer­çants et des indus­triels ou le peuple dans la défense des pri­vi­lèges plou­to­cra­tiques de la IIIe Répu­blique (on pré­pare les réflexes répu­bli­cains pour sau­ve­gar­der ceux de la IVe). Tou­jours en invo­quant la même solida­ri­té fal­la­cieuse entre voleurs et volés, exploi­teurs et exploi­tés, pro­fi­teurs et vic­times, assas­sins et assas­si­nés. Et tou­jours pour le même résul­tat : les mar­rons tirés du feu par des idéa­listes imbé­ciles et cro­qués par des réa­listes sans scrupules.

En par­ti­cu­lier, la soli­da­ri­té natio­nale a ser­vi d’excuse pour lan­cer les gueux de tous les pays dans des entre­prises de mas­sacres réci­proques. « Je dis – c’est Maur­ras qui parle au nom de tous les patriotes – que le men­diant qui mange son pain noir sur une borne, s’il est doté de l’héritage moral de la France et de sa noble langue, est un aris­to­crate et un pri­vi­lé­gié et, sans nier aucune autre de ses néces­si­tés, je dis qu’il est com­blé et qu’il doit le savoir. » – Ain­si, à défaut de soli­da­ri­té maté­rielle, il y aurait du moins soli­da­ri­té morale com­plète entre citoyens d’un même pays. Exa­gé­ra­tion gros­sière : l’héritage moral est aus­si inéga­le­ment répar­ti que l’héritage maté­riel. Com­bien de degrés dans la culture ! Il est absurde de consi­dé­rer comme co-héri­tiers intel­lec­tuels équi­va­lents le Nor­ma­lien et le manœuvre qui dut quit­ter l’école pri­maire à qua­torze ans. – Le devoir natio­nal, consé­quence des dettes patrio­tiques maté­rielles et morales ne peut donc pas être un « abso­lu ». Il est condi­tion­né par le pas­sif de cha­cun. D’où l’iniquité fla­grante de l’impôt du sang exi­gé du pro­lé­taire. L’obligation mili­taire – comme d’ailleurs toute autre obli­ga­tion sociale – est, en droit, subor­don­née à l’intégrale soli­da­ri­té des indi­vi­dus dans une socié­té d’égaux.

Dans une telle socié­té seule­ment, la soli­da­ri­té ces­se­rait d’être un thème ora­toire et un pré­texte pour river la masse au sort de ses bourreaux.

Union

Sans soli­da­ri­té éco­no­mique com­plète, com­ment l’union des esprits, des cœurs et des volon­tés pour­rait-elle naître et se for­ti­fier ? Union des cœurs dans un milieu social où s’étale la noce inso­lente à côté des pires misères ? On veut rire. Seuls des pro­lé­taires aveugles ou cré­tins peuvent « sym­pa­thi­ser » avec la voyou­cra­tie dorée qui pro­mène sa faim et sa soif de jouis­sances dans les bars et les lupa­nars chics auto­ri­sés, orga­ni­sés par les pou­voirs publics. Union des esprits et des cœurs lorsque, chez les com­bi­nards mul­ti­mil­lion­naires on ne trouve que mépris pour la foule et que, chez les exploi­tés conscients, s’amassent des tor­rents de haine qui menacent à chaque ins­tant de défer­ler ? Com­ment pour­rait-on for­mer de ces mépris et de ces haines un solide et har­mo­nieux fais­ceau de sen­ti­ments concor­dants ? Ce qui dés­unit le plus les intel­li­gences et les cœurs, c’est la diver­gence ou la contra­dic­tion des inté­rêts. Devant la pénu­rie ou la sur­abon­dance des mar­chés, les réac­tions du pro­duc­teur, de l’intermédiaire, du consom­ma­teur, ne peuvent qu’être oppo­sées. Quels sen­ti­ments com­muns peut-on ima­gi­ner entre les acca­pa­reurs et leurs vic­times ? Com­ment s’étonner de ne pou­voir pas ras­sem­bler dura­ble­ment, des éner­gies qui s’usent en de réci­proques luttes, bru­tales ou sour­noises, de tous les instants ?

« II existe – pré­tendent les tra­di­tio­na­listes, – deux puis­sants moyens d’une com­mu­nau­té sociale sûre et pro­fonde : c’est le patrio­tisme et la reli­gion. » – Juste… tant que le patrio­tisme et la reli­gion sont indis­cu­tés. Faux sitôt qu’ils sont sou­mis, comme dans le monde moderne, au contrôle de la rai­son. L’unité morale n’est alors pos­sible que par la réa­li­sa­tion d’une com­mu­nau­té sociale. La confu­sion des inté­rêts engendre auto­ma­ti­que­ment les mêmes réflexes de défense et une volon­té com­mune ten­due vers les mêmes buts. Elle crée éga­le­ment la com­mu­nau­té des sen­ti­ments, les mêmes dou­leurs, les mêmes joies reten­tis­sant pareille­ment sur tous. Elle forme une conscience col­lec­tive, une âme com­mune reflet de l’organisation com­mu­nau­taire de la Cité. La méfiance dis­pa­raît parce que sans objet et une telle socié­té forme un bloc indis­so­luble. On n’a nul besoin de mul­ti­plier les appels pour cimen­ter arti­fi­ciel­le­ment une union qui s’effrite. La ren­contre des pen­sées, l’unisson des cœurs, la conjonc­tion des éner­gies ne sont pos­sibles et sou­hai­tables que par la répar­ti­tion éga­li­taire des plai­sirs et des souf­frances sur l’ensemble du corps social.

Après le 6 juin 1934, l’union des Fran­çais est prê­chée sous le double signe du porte-ciga­rette de Tar­dieu et de la pipe d’Herriot. Après le 10 juillet 1940, Action Fran­çaise, Fran­cistes, Dorio­tistes pré­co­nisent le ras­sem­ble­ment spi­ri­tuel der­rière le Maré­chal. Le 22 avril 1944, Laval, à la radio, sup­plie ses audi­teurs de « retrou­ver l’instinct de soli­da­ri­té et d’unité ». On crée un « Secré­ta­riat d’État à la Soli­da­ri­té natio­nale » qui fait appel, comme « le Secours natio­nal », à la géné­ro­si­té des riches pour sou­la­ger les plus grandes misères. Appel qui sup­pose le res­pect des injus­tices sociales, donc l’inefficacité et l’immoralité des méthodes ten­dant à res­ser­rer les liens entre Fran­çais. Pour « réa­li­ser la Com­mu­nau­té », Déat, en fait de moyens révo­lu­tion­naires, ne trouve pas mieux que la géné­ra­li­sa­tion des can­tines d’entreprise et les conseils pres­sants aux employeurs et aux ouvriers pour « un effort de mutuelle com­pré­hen­sion ». Après la Libé­ra­tion, mêmes ten­ta­tives pour obte­nir le ras­sem­ble­ment des éner­gies natio­nales der­rière de Gaulle et des géné­ro­si­tés des mil­lion­naires autour du « Secours social », dans le res­pect du mar­ché noir et de la « bombe » cra­pu­leuse. Et l’on espère empê­cher la désa­gré­ga­tion d’un édi­fice que l’inégalité lézarde de plus en plus du haut en bas ! Comme s’il pou­vait y avoir, aujourd’hui, d’autres cata­ly­seurs de l’unité réelle que la jus­tice sociale ! La pro­pa­gande peut, certes, grou­per des foules grâce à l’obsession de slo­gans créa­teurs de mys­tiques. Grou­pe­ments éphé­mères ! Seule l’entière com­mu­nau­té d’intérêts, c’est-à-dire des joies et des peines dans un monde éga­li­taire peut réa­li­ser une syner­gie sociale durable et féconde, parce qu’à la fois rai­son­nable et spontanée.

Il ne fau­drait pas en conclure que ce serait la fin de tout indi­vi­dua­lisme, l’avènement d’une socié­té d’où seraient éli­mi­nées toute ori­gi­na­li­té de pen­sée et de sen­ti­ment. Une orga­ni­sa­tion éga­li­taire et liber­taire à la fois, limi­tée, au diri­gisme éco­no­mique (voir Défense de l’Homme n° 13) doit favo­ri­ser, en même temps que le sens com­mu­nau­taire, l’expansion des ori­gi­na­li­tés indi­vi­duelles, mais non du gang­sté­risme individualiste.

Altruisme

Les socié­tés inéga­li­taires hyper­tro­phient les ten­dances per­son­nelles : amour-propre, besoin d’indépendance, besoin de domi­na­tion – « volon­té de puis­sance », – ins­tinct de pro­prié­té. Elles atro­phient les ten­dances altruistes : sym­pa­thie phy­sio­lo­gique (ten­dance à s’accorder aux états émo­tion­nels d’autrui), sym­pa­thie psy­cho­lo­gique (clar­té et éten­due de la repré­sen­ta­tion com­plé­tant l’unisson), ten­dances huma­ni­taires (besoin de se dévouer).

Que voient l’enfant, l’adolescent, à mesure que leurs yeux s’ouvrent sur la réa­li­té sociale ? – Des mal­heu­reux qui triment atte­lés aux plus durs métiers, sans que leurs tra­vaux haras­sants leur pro­curent le strict néces­saire. À côté, des oisifs vivant dans l’opulence. La pri­mau­té de la for­tune : le riche hono­ré, le pauvre mépri­sé. L’humanité pros­ter­née devant le veau d’or. On dit à l’écolier : tra­vaille pour dépas­ser les autres. Et c’est la per­ver­sion par l’émulation : jalou­sies, orgueils pré­coces entre­te­nus par les com­po­si­tions, les clas­se­ments, les récom­penses aux pre­miers, les puni­tions pour les der­niers, les concours exal­tant chez les lau­réats une vani­té bête, rem­plis­sant le cœur des refu­sés d’amertume et d’envie. « Tous les méfaits de la concur­rence – remarque J. Duboin – nous les trou­vons dans l’émulation. C’est la prime don­née au plus fort, au plus intel­li­gent, sou­vent au moins scru­pu­leux… L’émulation ino­cule le poi­son de l’ambition. Or une socié­té où tout le monde veut être le pre­mier devient bien vite aus­si agréable à habi­ter qu’un panier de crabes. »

Telle école, telle socié­té. On fait, en classe, l’apprentissage de la vie de la jungle. Plus tard, toute l’activité de l’homme ten­dra vers le même but : dépas­ser ses sem­blables. On a beau prê­cher l’altruisme et le dés­in­té­res­se­ment, le spec­tacle de la vie sco­laire et de la vie tout entière dément ces dis­cours. Plai­gnez ceux qui sont pié­ti­nés dans cette course à la richesse ? Pitié déri­soire puisque, fata­le­ment, il doit y avoir des dépas­sés et des écra­sés. Soyez géné­reux ? Géné­ro­si­té impos­sible puisqu’on apprend à chaque homme à être un loup pour les autres hommes, puisqu’on prend soin de culti­ver les ins­tincts du lou­ve­teau. Sachez vous sacri­fier ? Que signi­fie le sacri­fice puisque la vie est une lutte for­ce­née contre ses sem­blables ? Ce n’est point par de vains pané­gy­riques de la jus­tice, de la fra­ter­ni­té, de la géné­ro­si­té, qu’on peut réfré­ner l’élan impri­mé à l’enfant puis à l’homme par l’exemple et la phi­lo­so­phie de l’arrivisme. Les leçons pra­tiques d’égoïsme sont les seules vrai­ment rete­nues, assi­mi­lées, incor­po­rées. Le reste, ver­nis super­fi­ciel cra­quant à la moindre épreuve. La socié­té ne peut être qu’un coupe-gorge où les habiles sau­ront détrous­ser et assas­si­ner sui­vant les règles légales et où d’autres tue­ront et pille­ront sans se pré­oc­cu­per des bar­rières conven­tion­nelles et mou­vantes des codes.

Dans son allo­cu­tion radio­dif­fu­sée du 19 mars 1944, Phi­lippe Hen­riot rap­pe­lait l’image de l’échelle sociale. Il essayait de rajeu­nir cette vieille méta­phore par des consi­dé­ra­tions phi­lan­thro­piques : « Ceux qui sont sur les éche­lons supé­rieurs, disait-il, « devraient » tendre la main à ceux qui sont au-des­sous, pour les his­ser jusqu’à eux. » Devraient ! Mais l’expérience apprend que telle n’est point la règle, et le bon sens indique pour­quoi. Le but suprême de la vie n’est-il pas de gra­vir le plus d’échelons pos­sible afin de jouir des pri­vi­lèges que nos civi­li­sa­tions offrent aux débrouillards : com­man­de­ment, hon­neurs, richesses ? Dans la ruée géné­rale, dans l’assaut fié­vreux, dans la lutte impla­cable que les États orga­nisent pour le recru­te­ment de « leurs élites », com­ment son­ger à ceux qui res­tent en arrière parce que trop faibles, trop timides ou trop scru­pu­leux ? La main ten­due à ceux qui s’essoufflent dans la bagarre fré­né­tique ferait perdre un temps pré­cieux. Tout mou­ve­ment cha­ri­table serait un han­di­cap désas­treux. Et quels sar­casmes de la part de ceux qui, par­ve­nus aux som­mets, sont hono­rés comme des dieux ! Quelle récom­pense pour l’entraide fra­ter­nelle – à part la satis­fac­tion intime d’avoir aidé son pro­chain ? Et qu’est cette satis­fac­tion auprès des biens tan­gibles qui priment le féroce arri­visme ? Faut-il donc s’étonner qu’au lieu de l’entraide ce soit la bataille sur les éche­lons ? Et puis, qui conçoit la socié­té comme une échelle doit conve­nir qu’il serait absurde d’aider les mau­vais grim­peurs. Si les ascen­sion­nistes se prê­taient un mutuel appui pour se his­ser en haut, le bas serait bien­tôt vide. Catas­trophe pour les par­ti­sans de l’inégalité. Tout le monde au som­met, c’est la fin de tout ! Pour conser­ver cette belle struc­ture hié­rar­chi­sée, il est donc indis­pen­sable d’être égoïste. Tous mil­liar­daires ? Quelle tuile pour ceux qui, aujourd’hui, détiennent les mil­liards ! Tous culti­vés ? Que devien­draient ceux qui, actuel­le­ment, mon­nayent leur mono­pole de la culture ! Puisque la supé­rio­ri­té est chose rela­tive, il serait fou d’attendre du supé­rieur une espèce de sui­cide volon­taire en essayant de com­bler la marge qui le sépare, le dis­tingue du vul­gaire… L’extraordinaire, c’est qu’un acte vrai­ment dés­in­té­res­sé reste pos­sible dans une socié­té qui, pour tout idéal, offre aux foules une com­pé­ti­tion autour d’un mât de cocagne et un match sur une échelle.

Et cepen­dant le « struggle for life » mil­lé­naire n’a pas tout per­ver­ti. Il est des gens qui res­tent humains dans une socié­té inhu­maine, pitoyables dans la mêlée géné­rale, cha­ri­tables alors que le com­bat social impla­cable devrait étouf­fer tout élan de bon­té. Peut-on nier, dès lors, la réa­li­té des ten­dances altruistes, la force même de ces ten­dances que la lutte quo­ti­dienne n’a pu abo­lir ? Mar­qué de la tache indé­lé­bile du péché ori­gi­nel, l’homme serait, dit-on, affli­gé d’un égoïsme incu­rable. « Les ani­maux, les végé­taux – obser­vait E. Qui­net – peuvent pas­ser d’une souche gros­sière à une souche meilleure, s’élever à un carac­tère supé­rieur sans sor­tir de leur espèce ; l’herbe sau­vage a pu se chan­ger en pur fro­ment, la vigne des bois se méta­mor­pho­ser en vigne culti­vée ; vous seuls, dans le monde, ne pour­riez deve­nir meilleurs ? Vous faites de l’homme le plus esclave des êtres. Vous vous créez vous-mêmes une fata­li­té qui n’est nulle part. Fausse his­toire natu­relle, fausse morale, fausse philosophie. »

Une socié­té fon­dée sur l’entraide, en déve­lop­pant les ten­dances « sym­pa­thiques », méta­mor­pho­se­rait l’homme aus­si sûre­ment que le jar­di­nier méta­mor­phose l’herbe sau­vage et la vigne des bois. Ima­gi­nez l’enfant, l’adolescent, l’adulte vivant dans un milieu où ils ne seraient point obsé­dés par le sou­ci de s’élever de quelques degrés sur l’échelle sociale en jouant des coudes, des griffes et des dents. Conce­vez les humains col­la­bo­rant entre eux dans un but d’égale amé­lio­ra­tion com­mune. « Si la recherche du pro­fit ne les divi­sait plus – écri­vait J.-B. Séve­rac, – si la quête de la pitance ne leur fai­sait pas l’âme car­nas­sière… ils dépouille­raient le loup et la hyène que les lois féroces de toutes les socié­tés, depuis la pré­his­to­rique jusqu’à la capi­ta­liste, ont sus­ci­tés et entre­te­nus en eux. Les défiances tom­be­raient comme des cui­rasses inutiles. Les haines s’abaisseraient comme des armes sans charge ni cible. Les riva­li­tés s’éteindraient comme des feux sans ali­ment. » Plus de dis­putes autour des bornes de pro­prié­tés ; plus de pro­cès inter­mi­nables engrais­sant les chats-four­rés de la chi­cane et culti­vant la méchan­ce­té ; plus de dis­sen­sions dans les familles à pro­pos de par­tages ; plus de parents, malades ou même bien por­tants, expé­diés – au moins en pen­sée – dans l’autre monde par des héri­tiers impa­tients. Oublié cet euphé­misme : « les espé­rances » pour dési­gner les for­tunes ne pou­vant venir que des cime­tières. Plus d’avarice sor­dide des­sé­chant les cœurs ; plus de mépris ou de jalou­sies de classes. Pos­si­bi­li­té de la concorde par éli­mi­na­tion des plus sérieux motifs de dis­corde. En même temps que l’âpre recherche du pro­fit per­son­nel, dis­pa­raî­trait la flo­rai­son de sen­ti­ments étroi­te­ment égoïstes qui se déve­loppent sous le masque d’une morale hypo­crite à l’usage des naïfs. « Peut-être quelques géné­ra­tions seraient-elles néces­saires pour pur­ger le sang des humains de tous les poi­sons que l’exploitation y a len­te­ment accu­mu­lés. » Mais, dès les pre­miers jours, mal­gré les pas­sions et les idéo­lo­gies qui pour­raient divi­ser les hommes, l’atmosphère serait moins lourde par la dis­pa­ri­tion des conflits d’intérêts.

La Roche­fou­cauld a tort d’affirmer que tout acte en appa­rence dés­in­té­res­sé cache un cal­cul égoïste. N’empêche que, dans les socié­tés où l’intérêt indi­vi­duel est le grand mobile, on est por­té à sus­pec­ter par­tout de machia­vé­liques arrière-pen­sées. Le sou­rire com­mer­cial n’est-il pas le sym­bole d’une hypo­cri­sie qua­si géné­rale ? Le sou­rire s’adresse au porte-mon­naie. Cha­cun adore ou tremble devant la puis­sance incon­tes­tée du por­te­feuille quelle que soit l’origine de son conte­nu. Le riche est tou­jours en droit de se deman­der si la sym­pa­thie ou le res­pect ou l’admiration qu’on lui témoigne s’adressent bien à lui. La sus­pi­cion donne aux rela­tions sociales quelque chose de faux, de contraint, de tendu.

Cor­dia­li­té, ami­tié, confiance réci­proque ne peuvent exis­ter qu’entre éco­no­mi­que­ment égaux. Les dif­fé­rences de for­tune dressent entre les âmes des bar­rières qui freinent et arrêtent les grands cou­rants sym­pa­thiques. L’égalité des condi­tions abat­trait les bar­rières, rédui­rait au mini­mum le men­songe social, éta­bli­rait le maxi­mum de fran­chise entre les hommes, le maxi­mum de loyau­té et pour­rait faire une réa­li­té de cette aspi­ra­tion uto­pique qu’est, dans les condi­tions pré­sentes, la fra­ter­ni­té universelle.

Charité

Sans la com­mu­nau­té d’intérêts pas d’épanouissement pos­sible de la charité.

Qu’est la cha­ri­té ? On cherche en vain une défi­ni­tion pré­cise chez la plu­part des mora­listes laïques et des théo­lo­giens. Pie XI déclare que « l’homme n’est pas auto­ri­sé à dépen­ser à sa guise son super­flu ». Bien vague ! Le R. P. Four­nier est plus mathé­ma­ti­cien : « Un tiers du super­flu doit être aban­don­né aux œuvres cha­ri­tables. » Ça, c’est l’aumône, la paro­die de la cha­ri­té carac­té­ris­tique des socié­tés inégalitaires.

Pour elles, l’aumône est une néces­si­té. L’inégalité a des limites qu’on ne sau­rait dépas­ser sans risques de pro­vo­quer des réac­tions dan­ge­reuses. Trop de souf­france des foules pour­rait ébran­ler l’édifice. La faim – qui fait sor­tir le loup du bois – a sou­vent fait sor­tir de leurs tanières les parias se ruant à l’assaut des palais. Aus­si convient-il de secou­rir les plus grandes misères. Com­bien d’entreprises de cha­ri­té pha­ri­saïque n’ayant pour but que le main­tien du peuple dans un état de sujé­tion infan­tile ! Réunions où l’on fes­toie, où l’on s’amuse sous pré­texte de contri­buer à quelque bonne œuvre : soi­rées des petits lits blancs, bleus ou rosés, bals, ker­messes, mas­ca­rades où des flots de Cham­pagne sont indis­pen­sables pour faire pas­ser quelques sous à une caisse de secours… Bric-à-brac de la cha­ri­té pri­vée – reli­gieuse ou non : – asiles de nuit, petites sœurs des pauvres, quêtes à domi­cile ou dans la rue pour empê­cher quelques clo­chards d’importuner les pas­sants ou d’attendre quelque bour­geois dans un coin désert.

En 1901, Vivia­ni chan­tait les louanges de la bien­fai­sance publique, offi­cielle, orga­ni­sée, sur­char­geant les contri­buables d’une taxe de soli­da­ri­té. « Entre ce sys­tème – disait le ministre – et le mono­pole de fait créé par l’Église il n’y a pas à hési­ter. » Non ! Pas d’hésitation, car les deux sys­tèmes se valent. L’aumône, d’où qu’elle vienne, a le même résul­tat : cal­mer les impa­tiences et les colères d’un pro­lé­ta­riat qui, lâché, débri­dé, pour­rait deve­nir redou­table. Même fin et mêmes effets de toutes les ins­ti­tu­tions soi-disant cha­ri­tables qui pro­li­fèrent par les temps de disette réelle ou simu­lée : secours natio­naux ou sociaux d’hiver ou d’été. Rien de plus cyni­que­ment clair que l’affiche de la Légion des Com­bat­tants appo­sée sur tous les murs en 1943 : « Gar­der la main fer­mée devant la misère, c’est gar­der l’arme au pied devant l’enne­mi.» Le 3 novembre 1943, inau­gu­rant la cam­pagne du Secours d’Hiver par une allo­cu­tion à la radio, Pétain pré­ve­nait : « Celui qui refuse aujourd’hui de don­ner quelque chose par amour sera peut-être demain empor­té par la haine. Devant la menace d’une ruine totale, qui pour­rait refu­ser un sacri­fice par­tiel ? » Peut-on dire plus impu­dem­ment que l’aumône n’est qu’une mesure pré­ven­tive contre d’éventuelles révoltes ? « Le bon patron – avouait Com­bats du 4 décembre 1943, est celui qui fait un peu de social pour évi­ter d’en faire beaucoup. »

On ne sau­rait évi­dem­ment sus­pec­ter la sin­cé­ri­té de tous ceux qui font l’aumône ; il est des actes de bon­té exempts de tout cal­cul inté­res­sé. Mais presque tou­jours l’aumône implique des sen­ti­ments dégra­dants : l’humiliation de celui qui reçoit, la pitié insul­tante de celui qui donne. Le geste de la main ten­due suf­fit à désho­no­rer une socié­té, car il évoque et sym­bo­lise la lai­deur d’un « ordre » qui main­tient la misère à côté du grand luxe et qui oblige un être humain à plier l’échine devant son sem­blable, à mur­mu­rer des remer­cie­ments quand son cœur est, peut-être, rem­pli de haine.

La cha­ri­té ne consiste pas à don­ner seule­ment un peu de son super­flu. Saint Mar­tin était cha­ri­table qui par­ta­geait son man­teau en hiver. Les dames patron­nesses ne font que des simu­lacres d’actes de cha­ri­té tant qu’elles ne par­tagent pas leurs four­rures avec leurs pauvres. Leurs dons au compte-gouttes ne dimi­nuant en rien le confort de leur vie quo­ti­dienne ne sont même pas un com­men­ce­ment de jus­tice, car la jus­tice stricte exige l’abandon de tout super­flu tant que cer­tains manquent de l’indispensable. Et la cha­ri­té exige beau­coup plus…

Com­ment fleu­ri­rait-elle dans des socié­tés pour­ries par l’obsession de l’intérêt indi­vi­duel, pour­ries sur­tout dans leurs classes pri­vi­lé­giées par la peur de perdre les pri­vi­lèges ? La capa­ci­té de sacri­fice varie en rai­son inverse du rang social. Un mil­liar­daire est presque inca­pable de faire aban­don d’une frac­tion impor­tante de sa for­tune, tan­dis que beau­coup de misé­reux par­tagent leur qui­gnon de pain avec plus misé­reux. Être « pauvre en esprit » est plus facile pour le pauvre que pour le riche. Dans les Pauvres Gens, sup­po­sez qu’au lieu du marin sur­char­gé de famille qui recueille des orphe­lins, Hugo pré­sente un mul­ti­mil­lion­naire adop­tant des enfants sup­plé­men­taires. Quelle invrai­sem­blance ! Un riche ne consent pas volon­tiers, au pro­fit d’une pro­gé­ni­ture de gueux, à dimi­nuer la part d’héritage de ses propres gosses. La pos­ses­sion hyper­tro­phie l’égoïsme fami­lial. La cou­tume et l’usage, consé­quences de cette hyper­tro­phie, condamnent, dans le monde bour­geois, les géné­ro­si­tés outran­cières bonnes tout au plus dans des milieux où l’on n’est point astreint à des ser­vi­tudes inté­res­sées. La vraie cha­ri­té est presque aus­si dif­fi­cile et aus­si rare que la sainteté.

La cha­ri­té réus­sit rare­ment, très rare­ment, à bri­ser les cadres des castes et des classes. Le riche ne peut que dif­fi­ci­le­ment être cha­ri­table à l’égard du pauvre. Il peut être bon, secou­rable, mais il reste dis­tant parce que, s’adressant à un infé­rieur, il ne s’identifie pas tota­le­ment à lui. Condes­cen­dance plus ou moins dédai­gneuse, telle est la règle. Le pater­na­lisme patro­nal a le même timbre : cal­cu­lé, il est odieux ; spon­ta­né, il est limi­té, dans son expan­sion, par le fait qu’il paraît être à sens unique. L’inférieur reçoit mais ne donne point – en appa­rence car, en réa­li­té, il offre par­fois son dévoue­ment, c’est-à-dire plus qu’il ne reçoit. C’est un véri­table esca­mo­tage de sen­ti­ments géné­reux qui peut naître de ces rap­ports anor­maux entre pos­sé­dants et pro­lé­taires. Tou­te­fois, le plus sou­vent, la pseu­do-cha­ri­té humi­lie et froisse le débi­teur. Loin de nouer des liens de sym­pa­thie, elle creuse, entre supé­rieur et infé­rieur, un abîme sen­ti­men­tal et devient géné­ra­trice de haines sub­cons­cientes. G. Thi­bon, tout en s’indignant de ce que « la sépa­ra­tion et le conflit soient éri­gés en idéals », recon­naît pour­tant que « cette sépa­ra­tion et ce conflit existent » et que « la haine du pater­na­lisme est le fruit nor­mal de la lutte qui déchire le monde moderne ». L’inégalité rend impos­sibles « les échanges vitaux ». Elle fait de la socié­té « cette affreuse méca­nique qu’est la hié­rar­chie sans amour ». Le refus de l’amour du pro­lé­taire, l’impossibilité de l’amour pour le pri­vi­lé­gié sont la consé­quence fatale de l’inégalité de conditions.

Sup­po­sons, au contraire, un monde d’égaux. La cha­ri­té pour­rait alors prendre le maxi­mum d’ampleur.

Son domaine, appa­rem­ment, se rétré­ci­rait. L’aumône aurait vécu. Plus de four­neaux éco­no­miques réser­vés aux pauvres, plus de bureaux de bien­fai­sance, plus de secours natio­nal ou social, plus de dames visi­teuses des tau­dis, plus de mar­mites de l’Armée du Salut, plus de socié­tés phi­lan­thro­piques drai­nant des capi­taux qui entre­tiennent des armées de bien­fai­teurs – après quoi, s’il en reste, on secourt quelques mal­heu­reux. Le souffle éga­li­taire balaie­rait ce para­si­tisme cha­ri­table qui pro­li­fère sur la pour­ri­ture sociale, qui vit de la misère, qui jouit de la misère au point que cer­taines âmes seraient déses­pé­rées et per­draient toute rai­son d’être si le mal sur lequel elles se penchent avec une sadique sol­li­ci­tude était vain­cu à jamais. Par­lant des infir­mières de Paris en 1914, Mme Guer­quin d’Auriac consta­tait : « À la pen­sée que leur soif de dévoue­ment ne pour­rait plus s’assouvir, elles res­sentent un amer cha­grin, comme si on les pri­vait d’une joie. » Et Lola Noyer, infir­mière elle-même, avouait : « Quand on est habi­tué à vivre dans cette atmo­sphère de souf­frances phy­siques et morales, une autre vie vous semble impos­sible et l’oisiveté est chose affreuse. »

Que ces belles âmes se ras­surent. Dans la plus éga­li­taire des socié­tés, d’où l’aumône serait auto­ma­ti­que­ment exclue, il res­te­rait des ser­vices à rendre, des êtres à conso­ler, des malades à soi­gner, des défi­cients à remon­ter, des déses­pé­rés à encou­ra­ger. Et ceux dont la voca­tion est le sacri­fice, trou­ve­raient encore trop d’occasions de se dévouer. Le monde serait net­toyé de tout ce qui n’est que cha­ri­té appa­rente : secours méca­ni­sés sans le moindre filet de dou­ceur humaine, dons inca­pables de sou­la­ger d’immenses misères, miettes jetées par ceux qui acca­parent tout à ceux qui n’ont rien. Mais la vraie cha­ri­té pour­rait s’épanouir, la cha­ri­té qui est don gra­tuit de tout soi-même et non cal­cul de ce qu’on peut offrir sans rien perdre. Le dévoue­ment, aujourd’hui, est nor­mal dans la famille : pro­tec­tion des enfants par les parents, soins des jeunes pour les vieillards. Il conti­nue­rait à s’exercer dans une socié­té d’égaux. Mais l’égoïsme fami­lial s’atténuerait peu à peu puisqu’il ne se heur­te­rait plus aux autres égoïsmes fami­liaux pour l’obtention d’avantages maté­riels sup­plé­men­taires. Le dévoue­ment, l’esprit de cha­ri­té s’étendraient à toute la famille humaine.

Amour

Chan­ge­ments ana­logues dans les rela­tions des sexes.

La pros­ti­tu­tion règne actuel­le­ment en sou­ve­raine. Tout s’achète – y com­pris les gestes de l’amour dans tous les milieux. Femmes se ven­dant au plus offrant dans des unions légi­ti­mées ou non par le maire et le prêtre, hommes cou­reurs de dot échan­geant un titre ou un bla­son contre des lin­gots ou des liasses de billets, parents unis­sant, après trac­ta­tions de foi­rail, non les enfants, mais les situa­tions et les éven­tuels héri­tages, épouses pre­nant amants pour com­plé­ter les res­sources du ménage. – Que reste-t-il de l’amour dans ces cal­culs ? – Une per­ti­nente réflexion d’une héroïne du très bour­geois roman­cier M. Pré­vost : « De Pépi­ta qui se donne sui­vant ses caprices ou de moi qui, pour le béné­fice d’un nom ou d’une for­tune, vais me livrer à un homme que je n’aime pas, laquelle res­semble le plus à une cocotte ? Oh ! C’est moi ! c’est moi ! »

L’égalité éco­no­mique sup­pri­me­rait toutes ces comp­ta­bi­li­tés mal­propres et éta­bli­rait la pri­mau­té de l’inclination amou­reuse. La pros­ti­tu­tion dis­pa­raî­trait des ménages, des mai­sons closes et des car­re­fours. De vente, l’amour rede­vien­drait don. Cer­tains vieillards seraient déso­lés, mais ils se conso­le­raient avec les sou­ve­nirs de jeu­nesse. Tous les drames de la pas­sion ne seraient évi­dem­ment pas éli­mi­nés. Tou­te­fois, la sta­tis­tique en serait sin­gu­liè­re­ment allé­gée des tra­gé­dies que pro­voque l’intérêt faus­sant le libre jeu des affec­tions spontanées.

Les dis­cus­sions méta­phy­siques rela­tives à la nature fon­da­men­ta­le­ment égoïste ou altruiste des hommes ne peuvent pas avoir de por­tée pra­tique, les opi­nions à ce sujet étant subor­don­nées à des concep­tions méta­phy­siques et reli­gieuses géné­rales déter­mi­nées a prio­ri. Mais per­sonne ne sau­rait rai­son­na­ble­ment nier l’influence du milieu social sur l’individu. On peut seule­ment ne pas être d’accord sur l’importance de cette action. Les hommes sont plus ou moins sociables sui­vant que l’intérêt les unit ou les dés­unit. Les socié­tés inéga­li­taires étouffent la socia­bi­li­té par le désac­cord qua­si per­ma­nent entre l’intérêt indi­vi­duel et les impé­ra­tifs sociaux. Les socié­tés éga­li­taires per­met­traient le déve­lop­pe­ment de toutes les ten­dances altruistes parce qu’elles réa­li­se­raient le maxi­mum d’harmonie entre l’intérêt du groupe et celui de chaque cel­lule vivante et consciente du groupe.

Le groupe vaut, dit-on, ce que valent ses com­po­sants. Vrai. Mais il est tout aus­si vrai que le groupe réagit sur les com­po­sants. Actions et réac­tions réci­proques qui font que la libé­ra­tion géné­rale néces­site un double effort simul­ta­né de libé­ra­tion indi­vi­duelle et de trans­for­ma­tion du milieu. Et ce der­nier n’est pas le moins impor­tant. Il n’est pas mau­vais d’entendre le doc­tri­naire de la tra­di­tion de Bonald l’affirmer : « L’homme ne peut pas lut­ter contre la socié­té. Il faut donc faire la socié­té bonne si l’on veut que l’homme soit bon. » Les socié­tés inéga­li­taires ont déve­lop­pé et déve­loppent dans l’homme les ins­tincts du fauve. Les formes sociales éga­li­taires favo­ri­se­raient l’épanouissement de tous les sen­ti­ments « humains ».

Lyg


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