Envie
L’envie, la jalousie sont des obstacles sérieux sur la voie de l’harmonie sociale. Réactions si naturelles pourtant ! En présence d’un bonheur d’autrui jugé immérité, un réflexe normal impose cette idée : pourquoi pas moi ? C’est la révolte instinctive contre ce qui apparaît comme une injustice du Destin. « Il n’y a pas à nier, avouait E. Bergerat, qu’un Shakespeare, quand j’y pense, m’humilie profondément dans ma partie comme Beethoven ou Michel-Ange doivent froisser les musiciens et les statuaires dans les leurs. »
Quelle que soit l’organisation sociale, il est probable que de tels sentiments perdureront : amertume, par exemple, de l’infirme devant toute personne débordant de santé ou du crétin – s’il est un peu conscient de son infirmité mentale – devant une intelligence supérieure ou même moyenne.
Si l’on ne peut guère escompter la disparition totale de réactions semblables, on peut néanmoins raisonnablement présumer la fin des jalousies les plus fréquentes par élimination de leurs causes. Il serait stupide de souhaiter la généralisation des infirmités ou du crétinisme pour satisfaire le besoin rudimentaire de justice de certains infirmes ou crétins. Mais la suppression des iniquités innombrables et injustifiables que la volonté humaine a superposées aux iniquités déjà largement dispensées par une nature indifférente permettrait de faire une fameuse économie de fiel. On ne risquerait plus la multiplication des jaunisses de prolétaires en présence de bagnoles de luxe. On ne verrait plus de gens « pâles d’envie devant un sac d’écus ou demi-morts de jalousie à la seule idée d’un riche » (style maurrassien). On se résignerait aux inégalités inéluctables si elles n’étaient pas doublées d’inégalités artificielles. On s’inclinerait plus aisément devant les supériorités réelles, on admirerait le talent, le génie plus sincèrement, plus spontanément, s’ils n’étaient pas monnayables.
Et, en attendant la quasi-disparition de la jalousie et de l’envie par l’instauration d’une société sans classes, le développement du sens égalitaire rendrait possible une atténuation sensible de ces sentiments. Car l’envie et la jalousie sont précisément aux antipodes du sens égalitaire. Chez l’envieux, le sens de la justice est incomplet : hypertrophié pour toutes les injustices dont il souffre, atrophié pour toutes celles dont il profite. Chez l’égalitaire, le sens de la justice est complet, – hypertrophié peut-être mais autant quand il s’agit d’autrui que de soi-même.
Solidarité
La solidarité est un fait évident, même dans les sociétés actuelles. Elle existe entre les générations successives (« nous sommes les héritiers de ceux qui sont morts… la providence de ceux qui naîtront »). Elle existe entre tous les hommes d’une même génération : les travaux de chacun profitent à tous – ou nuisent à tous ; les catastrophes locales ont leur répercussion dans le monde entier à une époque où la technique a facilité et multiplié les relations. La solidarité nationale n’est pas, elle non plus, tout à fait mythique : la pauvreté du pays diminue le standing de vie des prolétaires comme des bourgeois. De même, la prospérité d’une entreprise peut profiter à la fois aux actionnaires et au personnel ; sa faillite jette sur le pavé ouvriers et employés.
Mais plus que des intérêts communs, il y a des intérêts contradictoires. Pharmaciens et médecins vivent de la maladie et de la mort des autres. Locataire et propriétaire sont, en général, comme chien et chat. L’employeur tâche de rogner le plus possible sur la rémunération de l’employé, qui se défend de son mieux. Le producteur vise à la pénurie qui provoque la hausse des prix, tandis que le consommateur appelle de tous ses vœux une surabondance qui le puisse gaver presque gratuitement. Revendication et lutte dans tous les domaines. Revendication et lutte de chacun contre tous : salariés contre patrons, exploités contre exploiteurs, exploités contre exploités (ouvriers de telle corporation contre les compagnons des autres métiers et même contre les ouvriers de même métier, de la même entreprise payés à des taux différents). Sous le signe du syndicalisme généralisé, la société est une forêt de Bondy où la ruse et la friponnerie, à défaut de la brutalité, sont la condition du succès – au moins éphémère. – Jolie société ! Comment les liens de solidarité résisteraient-ils dans cette mêlée universelle et incessante ?
Ces liens, d’ailleurs, sont si fragiles, surtout ceux qui unissent – si l’on peut dire – les classes antagonistes ! La solidarité est alors une telle duperie !
J’étais soldat à la Marne en septembre 1914. Manchot depuis, mais l’un des artisans du miracle qui sauva, paraît-il, la France. J’ai beau fouiller dans les manuels d’histoire, je ne trouve mon nom nulle part. Les trompettes de la renommée sont pour Joffre ou Gallieni, sortis indemnes de la bagarre, non pour moi, amoché : solidarité du général et du soldat !
Bonnes affaires pour le patron, le mois dernier. Aussi nous a‑t-il régalés de quelques litres de vin vieux bus à sa santé. C’est un chic type. Il est vrai que son super-bénéfice lui permet de se payer des repas à 2.000 francs tête tout ce mois-ci…: Solidarité entre patron et salarié !
Je suis concierge dans une maison cossue. Les locataires, tous des nouveaux riches. La nouba tous les jours. De temps en temps, j’ai quelques restes : reliefs de poulet, gâteaux, fonds de bouteilles de mousseux : Solidarité du locataire et du concierge !
Le chien également est solidaire de son maître, puisqu’il peut ronger un os sous la table du festin. Caricature de solidarité : 99 % de bénéfices pour les uns, 1 % pour les autres. Un coffre-fort bourré pour le patron paternaliste, quelques coupures pour les collaborateurs. Il faut bien faire quelques sacrifices, car si la prospérité des riches ne rejaillissait pas un peu sur les pauvres, les luttes sociales pourraient prendre des allures catastrophiques pour les privilégiés. La solidarité consiste pour beaucoup de gens pourvus à donner quelques vieilles nippes pour quelque œuvre un jour où l’on s’est senti le cœur attendri… ou inquiet. La disproportion monstrueuse entre les énormes avantages des uns et les maigres bénéfices des autres fait de la solidarité (même de la soi-disant solidarité de classe entre manœuvres, ouvriers qualifiés et cadres) une énorme mystification.
On connaît l’apologue remontant à la plus haute antiquité et popularisé par Ésope (le ventre et les pieds), Rabelais (Pantagruel, livre III, chapitre 3) et La Fontaine (Les membres et l’estomac): les membres ne veulent plus travailler pour l’estomac ; d’où la mort du corps tout entier. Moralité : respectons les Patriciens. Erreurs de ce raisonnement analogique : si l’estomac est indispensable, il n’en est pas de même de certaines fonctions sociales qui, tumeurs malignes, doivent être extirpées ; de plus, dans un organisme bien équilibré, les organes ne sont pas sacrifiés les uns aux autres, certains absorbant la quasi-totalité de la nourriture aux dépens des voisins. En 493 avant J.-C., Menenius Agrippa réconcilia le Sénat et le peuple grâce à la fable d’Ésope – ce qui ne fait pas grand honneur à la perspicacité de la Plèbe romaine. Il est vrai, qu’à travers les âges, la plèbe s’est toujours laissée duper par des raisonnements aussi puérils. Dans ces dernières années, le lumpen-prolétariat a bien servi de troupe de choc aux cadres dans une série de grèves décevantes pour lui. Comme servirent de troupe de choc les masses ouvrières des quartiers Saint-Antoine et Saint-Marceau dans les émeutes brisant les classes privilégiées de l’Ancien Régime au profit de la bourgeoisie ou les républicains morts en 1830 et 1848 pour le triomphe des commerçants et des industriels ou le peuple dans la défense des privilèges ploutocratiques de la IIIe République (on prépare les réflexes républicains pour sauvegarder ceux de la IVe). Toujours en invoquant la même solidarité fallacieuse entre voleurs et volés, exploiteurs et exploités, profiteurs et victimes, assassins et assassinés. Et toujours pour le même résultat : les marrons tirés du feu par des idéalistes imbéciles et croqués par des réalistes sans scrupules.
En particulier, la solidarité nationale a servi d’excuse pour lancer les gueux de tous les pays dans des entreprises de massacres réciproques. « Je dis – c’est Maurras qui parle au nom de tous les patriotes – que le mendiant qui mange son pain noir sur une borne, s’il est doté de l’héritage moral de la France et de sa noble langue, est un aristocrate et un privilégié et, sans nier aucune autre de ses nécessités, je dis qu’il est comblé et qu’il doit le savoir. » – Ainsi, à défaut de solidarité matérielle, il y aurait du moins solidarité morale complète entre citoyens d’un même pays. Exagération grossière : l’héritage moral est aussi inégalement réparti que l’héritage matériel. Combien de degrés dans la culture ! Il est absurde de considérer comme co-héritiers intellectuels équivalents le Normalien et le manœuvre qui dut quitter l’école primaire à quatorze ans. – Le devoir national, conséquence des dettes patriotiques matérielles et morales ne peut donc pas être un « absolu ». Il est conditionné par le passif de chacun. D’où l’iniquité flagrante de l’impôt du sang exigé du prolétaire. L’obligation militaire – comme d’ailleurs toute autre obligation sociale – est, en droit, subordonnée à l’intégrale solidarité des individus dans une société d’égaux.
Dans une telle société seulement, la solidarité cesserait d’être un thème oratoire et un prétexte pour river la masse au sort de ses bourreaux.
Union
Sans solidarité économique complète, comment l’union des esprits, des cœurs et des volontés pourrait-elle naître et se fortifier ? Union des cœurs dans un milieu social où s’étale la noce insolente à côté des pires misères ? On veut rire. Seuls des prolétaires aveugles ou crétins peuvent « sympathiser » avec la voyoucratie dorée qui promène sa faim et sa soif de jouissances dans les bars et les lupanars chics autorisés, organisés par les pouvoirs publics. Union des esprits et des cœurs lorsque, chez les combinards multimillionnaires on ne trouve que mépris pour la foule et que, chez les exploités conscients, s’amassent des torrents de haine qui menacent à chaque instant de déferler ? Comment pourrait-on former de ces mépris et de ces haines un solide et harmonieux faisceau de sentiments concordants ? Ce qui désunit le plus les intelligences et les cœurs, c’est la divergence ou la contradiction des intérêts. Devant la pénurie ou la surabondance des marchés, les réactions du producteur, de l’intermédiaire, du consommateur, ne peuvent qu’être opposées. Quels sentiments communs peut-on imaginer entre les accapareurs et leurs victimes ? Comment s’étonner de ne pouvoir pas rassembler durablement, des énergies qui s’usent en de réciproques luttes, brutales ou sournoises, de tous les instants ?
« II existe – prétendent les traditionalistes, – deux puissants moyens d’une communauté sociale sûre et profonde : c’est le patriotisme et la religion. » – Juste… tant que le patriotisme et la religion sont indiscutés. Faux sitôt qu’ils sont soumis, comme dans le monde moderne, au contrôle de la raison. L’unité morale n’est alors possible que par la réalisation d’une communauté sociale. La confusion des intérêts engendre automatiquement les mêmes réflexes de défense et une volonté commune tendue vers les mêmes buts. Elle crée également la communauté des sentiments, les mêmes douleurs, les mêmes joies retentissant pareillement sur tous. Elle forme une conscience collective, une âme commune reflet de l’organisation communautaire de la Cité. La méfiance disparaît parce que sans objet et une telle société forme un bloc indissoluble. On n’a nul besoin de multiplier les appels pour cimenter artificiellement une union qui s’effrite. La rencontre des pensées, l’unisson des cœurs, la conjonction des énergies ne sont possibles et souhaitables que par la répartition égalitaire des plaisirs et des souffrances sur l’ensemble du corps social.
Après le 6 juin 1934, l’union des Français est prêchée sous le double signe du porte-cigarette de Tardieu et de la pipe d’Herriot. Après le 10 juillet 1940, Action Française, Francistes, Doriotistes préconisent le rassemblement spirituel derrière le Maréchal. Le 22 avril 1944, Laval, à la radio, supplie ses auditeurs de « retrouver l’instinct de solidarité et d’unité ». On crée un « Secrétariat d’État à la Solidarité nationale » qui fait appel, comme « le Secours national », à la générosité des riches pour soulager les plus grandes misères. Appel qui suppose le respect des injustices sociales, donc l’inefficacité et l’immoralité des méthodes tendant à resserrer les liens entre Français. Pour « réaliser la Communauté », Déat, en fait de moyens révolutionnaires, ne trouve pas mieux que la généralisation des cantines d’entreprise et les conseils pressants aux employeurs et aux ouvriers pour « un effort de mutuelle compréhension ». Après la Libération, mêmes tentatives pour obtenir le rassemblement des énergies nationales derrière de Gaulle et des générosités des millionnaires autour du « Secours social », dans le respect du marché noir et de la « bombe » crapuleuse. Et l’on espère empêcher la désagrégation d’un édifice que l’inégalité lézarde de plus en plus du haut en bas ! Comme s’il pouvait y avoir, aujourd’hui, d’autres catalyseurs de l’unité réelle que la justice sociale ! La propagande peut, certes, grouper des foules grâce à l’obsession de slogans créateurs de mystiques. Groupements éphémères ! Seule l’entière communauté d’intérêts, c’est-à-dire des joies et des peines dans un monde égalitaire peut réaliser une synergie sociale durable et féconde, parce qu’à la fois raisonnable et spontanée.
Il ne faudrait pas en conclure que ce serait la fin de tout individualisme, l’avènement d’une société d’où seraient éliminées toute originalité de pensée et de sentiment. Une organisation égalitaire et libertaire à la fois, limitée, au dirigisme économique (voir Défense de l’Homme n° 13) doit favoriser, en même temps que le sens communautaire, l’expansion des originalités individuelles, mais non du gangstérisme individualiste.
Altruisme
Les sociétés inégalitaires hypertrophient les tendances personnelles : amour-propre, besoin d’indépendance, besoin de domination – « volonté de puissance », – instinct de propriété. Elles atrophient les tendances altruistes : sympathie physiologique (tendance à s’accorder aux états émotionnels d’autrui), sympathie psychologique (clarté et étendue de la représentation complétant l’unisson), tendances humanitaires (besoin de se dévouer).
Que voient l’enfant, l’adolescent, à mesure que leurs yeux s’ouvrent sur la réalité sociale ? – Des malheureux qui triment attelés aux plus durs métiers, sans que leurs travaux harassants leur procurent le strict nécessaire. À côté, des oisifs vivant dans l’opulence. La primauté de la fortune : le riche honoré, le pauvre méprisé. L’humanité prosternée devant le veau d’or. On dit à l’écolier : travaille pour dépasser les autres. Et c’est la perversion par l’émulation : jalousies, orgueils précoces entretenus par les compositions, les classements, les récompenses aux premiers, les punitions pour les derniers, les concours exaltant chez les lauréats une vanité bête, remplissant le cœur des refusés d’amertume et d’envie. « Tous les méfaits de la concurrence – remarque J. Duboin – nous les trouvons dans l’émulation. C’est la prime donnée au plus fort, au plus intelligent, souvent au moins scrupuleux… L’émulation inocule le poison de l’ambition. Or une société où tout le monde veut être le premier devient bien vite aussi agréable à habiter qu’un panier de crabes. »
Telle école, telle société. On fait, en classe, l’apprentissage de la vie de la jungle. Plus tard, toute l’activité de l’homme tendra vers le même but : dépasser ses semblables. On a beau prêcher l’altruisme et le désintéressement, le spectacle de la vie scolaire et de la vie tout entière dément ces discours. Plaignez ceux qui sont piétinés dans cette course à la richesse ? Pitié dérisoire puisque, fatalement, il doit y avoir des dépassés et des écrasés. Soyez généreux ? Générosité impossible puisqu’on apprend à chaque homme à être un loup pour les autres hommes, puisqu’on prend soin de cultiver les instincts du louveteau. Sachez vous sacrifier ? Que signifie le sacrifice puisque la vie est une lutte forcenée contre ses semblables ? Ce n’est point par de vains panégyriques de la justice, de la fraternité, de la générosité, qu’on peut réfréner l’élan imprimé à l’enfant puis à l’homme par l’exemple et la philosophie de l’arrivisme. Les leçons pratiques d’égoïsme sont les seules vraiment retenues, assimilées, incorporées. Le reste, vernis superficiel craquant à la moindre épreuve. La société ne peut être qu’un coupe-gorge où les habiles sauront détrousser et assassiner suivant les règles légales et où d’autres tueront et pilleront sans se préoccuper des barrières conventionnelles et mouvantes des codes.
Dans son allocution radiodiffusée du 19 mars 1944, Philippe Henriot rappelait l’image de l’échelle sociale. Il essayait de rajeunir cette vieille métaphore par des considérations philanthropiques : « Ceux qui sont sur les échelons supérieurs, disait-il, « devraient » tendre la main à ceux qui sont au-dessous, pour les hisser jusqu’à eux. » Devraient ! Mais l’expérience apprend que telle n’est point la règle, et le bon sens indique pourquoi. Le but suprême de la vie n’est-il pas de gravir le plus d’échelons possible afin de jouir des privilèges que nos civilisations offrent aux débrouillards : commandement, honneurs, richesses ? Dans la ruée générale, dans l’assaut fiévreux, dans la lutte implacable que les États organisent pour le recrutement de « leurs élites », comment songer à ceux qui restent en arrière parce que trop faibles, trop timides ou trop scrupuleux ? La main tendue à ceux qui s’essoufflent dans la bagarre frénétique ferait perdre un temps précieux. Tout mouvement charitable serait un handicap désastreux. Et quels sarcasmes de la part de ceux qui, parvenus aux sommets, sont honorés comme des dieux ! Quelle récompense pour l’entraide fraternelle – à part la satisfaction intime d’avoir aidé son prochain ? Et qu’est cette satisfaction auprès des biens tangibles qui priment le féroce arrivisme ? Faut-il donc s’étonner qu’au lieu de l’entraide ce soit la bataille sur les échelons ? Et puis, qui conçoit la société comme une échelle doit convenir qu’il serait absurde d’aider les mauvais grimpeurs. Si les ascensionnistes se prêtaient un mutuel appui pour se hisser en haut, le bas serait bientôt vide. Catastrophe pour les partisans de l’inégalité. Tout le monde au sommet, c’est la fin de tout ! Pour conserver cette belle structure hiérarchisée, il est donc indispensable d’être égoïste. Tous milliardaires ? Quelle tuile pour ceux qui, aujourd’hui, détiennent les milliards ! Tous cultivés ? Que deviendraient ceux qui, actuellement, monnayent leur monopole de la culture ! Puisque la supériorité est chose relative, il serait fou d’attendre du supérieur une espèce de suicide volontaire en essayant de combler la marge qui le sépare, le distingue du vulgaire… L’extraordinaire, c’est qu’un acte vraiment désintéressé reste possible dans une société qui, pour tout idéal, offre aux foules une compétition autour d’un mât de cocagne et un match sur une échelle.
Et cependant le « struggle for life » millénaire n’a pas tout perverti. Il est des gens qui restent humains dans une société inhumaine, pitoyables dans la mêlée générale, charitables alors que le combat social implacable devrait étouffer tout élan de bonté. Peut-on nier, dès lors, la réalité des tendances altruistes, la force même de ces tendances que la lutte quotidienne n’a pu abolir ? Marqué de la tache indélébile du péché originel, l’homme serait, dit-on, affligé d’un égoïsme incurable. « Les animaux, les végétaux – observait E. Quinet – peuvent passer d’une souche grossière à une souche meilleure, s’élever à un caractère supérieur sans sortir de leur espèce ; l’herbe sauvage a pu se changer en pur froment, la vigne des bois se métamorphoser en vigne cultivée ; vous seuls, dans le monde, ne pourriez devenir meilleurs ? Vous faites de l’homme le plus esclave des êtres. Vous vous créez vous-mêmes une fatalité qui n’est nulle part. Fausse histoire naturelle, fausse morale, fausse philosophie. »
Une société fondée sur l’entraide, en développant les tendances « sympathiques », métamorphoserait l’homme aussi sûrement que le jardinier métamorphose l’herbe sauvage et la vigne des bois. Imaginez l’enfant, l’adolescent, l’adulte vivant dans un milieu où ils ne seraient point obsédés par le souci de s’élever de quelques degrés sur l’échelle sociale en jouant des coudes, des griffes et des dents. Concevez les humains collaborant entre eux dans un but d’égale amélioration commune. « Si la recherche du profit ne les divisait plus – écrivait J.-B. Séverac, – si la quête de la pitance ne leur faisait pas l’âme carnassière… ils dépouilleraient le loup et la hyène que les lois féroces de toutes les sociétés, depuis la préhistorique jusqu’à la capitaliste, ont suscités et entretenus en eux. Les défiances tomberaient comme des cuirasses inutiles. Les haines s’abaisseraient comme des armes sans charge ni cible. Les rivalités s’éteindraient comme des feux sans aliment. » Plus de disputes autour des bornes de propriétés ; plus de procès interminables engraissant les chats-fourrés de la chicane et cultivant la méchanceté ; plus de dissensions dans les familles à propos de partages ; plus de parents, malades ou même bien portants, expédiés – au moins en pensée – dans l’autre monde par des héritiers impatients. Oublié cet euphémisme : « les espérances » pour désigner les fortunes ne pouvant venir que des cimetières. Plus d’avarice sordide desséchant les cœurs ; plus de mépris ou de jalousies de classes. Possibilité de la concorde par élimination des plus sérieux motifs de discorde. En même temps que l’âpre recherche du profit personnel, disparaîtrait la floraison de sentiments étroitement égoïstes qui se développent sous le masque d’une morale hypocrite à l’usage des naïfs. « Peut-être quelques générations seraient-elles nécessaires pour purger le sang des humains de tous les poisons que l’exploitation y a lentement accumulés. » Mais, dès les premiers jours, malgré les passions et les idéologies qui pourraient diviser les hommes, l’atmosphère serait moins lourde par la disparition des conflits d’intérêts.
La Rochefoucauld a tort d’affirmer que tout acte en apparence désintéressé cache un calcul égoïste. N’empêche que, dans les sociétés où l’intérêt individuel est le grand mobile, on est porté à suspecter partout de machiavéliques arrière-pensées. Le sourire commercial n’est-il pas le symbole d’une hypocrisie quasi générale ? Le sourire s’adresse au porte-monnaie. Chacun adore ou tremble devant la puissance incontestée du portefeuille quelle que soit l’origine de son contenu. Le riche est toujours en droit de se demander si la sympathie ou le respect ou l’admiration qu’on lui témoigne s’adressent bien à lui. La suspicion donne aux relations sociales quelque chose de faux, de contraint, de tendu.
Cordialité, amitié, confiance réciproque ne peuvent exister qu’entre économiquement égaux. Les différences de fortune dressent entre les âmes des barrières qui freinent et arrêtent les grands courants sympathiques. L’égalité des conditions abattrait les barrières, réduirait au minimum le mensonge social, établirait le maximum de franchise entre les hommes, le maximum de loyauté et pourrait faire une réalité de cette aspiration utopique qu’est, dans les conditions présentes, la fraternité universelle.
Charité
Sans la communauté d’intérêts pas d’épanouissement possible de la charité.
Qu’est la charité ? On cherche en vain une définition précise chez la plupart des moralistes laïques et des théologiens. Pie XI déclare que « l’homme n’est pas autorisé à dépenser à sa guise son superflu ». Bien vague ! Le R. P. Fournier est plus mathématicien : « Un tiers du superflu doit être abandonné aux œuvres charitables. » Ça, c’est l’aumône, la parodie de la charité caractéristique des sociétés inégalitaires.
Pour elles, l’aumône est une nécessité. L’inégalité a des limites qu’on ne saurait dépasser sans risques de provoquer des réactions dangereuses. Trop de souffrance des foules pourrait ébranler l’édifice. La faim – qui fait sortir le loup du bois – a souvent fait sortir de leurs tanières les parias se ruant à l’assaut des palais. Aussi convient-il de secourir les plus grandes misères. Combien d’entreprises de charité pharisaïque n’ayant pour but que le maintien du peuple dans un état de sujétion infantile ! Réunions où l’on festoie, où l’on s’amuse sous prétexte de contribuer à quelque bonne œuvre : soirées des petits lits blancs, bleus ou rosés, bals, kermesses, mascarades où des flots de Champagne sont indispensables pour faire passer quelques sous à une caisse de secours… Bric-à-brac de la charité privée – religieuse ou non : – asiles de nuit, petites sœurs des pauvres, quêtes à domicile ou dans la rue pour empêcher quelques clochards d’importuner les passants ou d’attendre quelque bourgeois dans un coin désert.
En 1901, Viviani chantait les louanges de la bienfaisance publique, officielle, organisée, surchargeant les contribuables d’une taxe de solidarité. « Entre ce système – disait le ministre – et le monopole de fait créé par l’Église il n’y a pas à hésiter. » Non ! Pas d’hésitation, car les deux systèmes se valent. L’aumône, d’où qu’elle vienne, a le même résultat : calmer les impatiences et les colères d’un prolétariat qui, lâché, débridé, pourrait devenir redoutable. Même fin et mêmes effets de toutes les institutions soi-disant charitables qui prolifèrent par les temps de disette réelle ou simulée : secours nationaux ou sociaux d’hiver ou d’été. Rien de plus cyniquement clair que l’affiche de la Légion des Combattants apposée sur tous les murs en 1943 : « Garder la main fermée devant la misère, c’est garder l’arme au pied devant l’ennemi.» Le 3 novembre 1943, inaugurant la campagne du Secours d’Hiver par une allocution à la radio, Pétain prévenait : « Celui qui refuse aujourd’hui de donner quelque chose par amour sera peut-être demain emporté par la haine. Devant la menace d’une ruine totale, qui pourrait refuser un sacrifice partiel ? » Peut-on dire plus impudemment que l’aumône n’est qu’une mesure préventive contre d’éventuelles révoltes ? « Le bon patron – avouait Combats du 4 décembre 1943, est celui qui fait un peu de social pour éviter d’en faire beaucoup. »
On ne saurait évidemment suspecter la sincérité de tous ceux qui font l’aumône ; il est des actes de bonté exempts de tout calcul intéressé. Mais presque toujours l’aumône implique des sentiments dégradants : l’humiliation de celui qui reçoit, la pitié insultante de celui qui donne. Le geste de la main tendue suffit à déshonorer une société, car il évoque et symbolise la laideur d’un « ordre » qui maintient la misère à côté du grand luxe et qui oblige un être humain à plier l’échine devant son semblable, à murmurer des remerciements quand son cœur est, peut-être, rempli de haine.
La charité ne consiste pas à donner seulement un peu de son superflu. Saint Martin était charitable qui partageait son manteau en hiver. Les dames patronnesses ne font que des simulacres d’actes de charité tant qu’elles ne partagent pas leurs fourrures avec leurs pauvres. Leurs dons au compte-gouttes ne diminuant en rien le confort de leur vie quotidienne ne sont même pas un commencement de justice, car la justice stricte exige l’abandon de tout superflu tant que certains manquent de l’indispensable. Et la charité exige beaucoup plus…
Comment fleurirait-elle dans des sociétés pourries par l’obsession de l’intérêt individuel, pourries surtout dans leurs classes privilégiées par la peur de perdre les privilèges ? La capacité de sacrifice varie en raison inverse du rang social. Un milliardaire est presque incapable de faire abandon d’une fraction importante de sa fortune, tandis que beaucoup de miséreux partagent leur quignon de pain avec plus miséreux. Être « pauvre en esprit » est plus facile pour le pauvre que pour le riche. Dans les Pauvres Gens, supposez qu’au lieu du marin surchargé de famille qui recueille des orphelins, Hugo présente un multimillionnaire adoptant des enfants supplémentaires. Quelle invraisemblance ! Un riche ne consent pas volontiers, au profit d’une progéniture de gueux, à diminuer la part d’héritage de ses propres gosses. La possession hypertrophie l’égoïsme familial. La coutume et l’usage, conséquences de cette hypertrophie, condamnent, dans le monde bourgeois, les générosités outrancières bonnes tout au plus dans des milieux où l’on n’est point astreint à des servitudes intéressées. La vraie charité est presque aussi difficile et aussi rare que la sainteté.
La charité réussit rarement, très rarement, à briser les cadres des castes et des classes. Le riche ne peut que difficilement être charitable à l’égard du pauvre. Il peut être bon, secourable, mais il reste distant parce que, s’adressant à un inférieur, il ne s’identifie pas totalement à lui. Condescendance plus ou moins dédaigneuse, telle est la règle. Le paternalisme patronal a le même timbre : calculé, il est odieux ; spontané, il est limité, dans son expansion, par le fait qu’il paraît être à sens unique. L’inférieur reçoit mais ne donne point – en apparence car, en réalité, il offre parfois son dévouement, c’est-à-dire plus qu’il ne reçoit. C’est un véritable escamotage de sentiments généreux qui peut naître de ces rapports anormaux entre possédants et prolétaires. Toutefois, le plus souvent, la pseudo-charité humilie et froisse le débiteur. Loin de nouer des liens de sympathie, elle creuse, entre supérieur et inférieur, un abîme sentimental et devient génératrice de haines subconscientes. G. Thibon, tout en s’indignant de ce que « la séparation et le conflit soient érigés en idéals », reconnaît pourtant que « cette séparation et ce conflit existent » et que « la haine du paternalisme est le fruit normal de la lutte qui déchire le monde moderne ». L’inégalité rend impossibles « les échanges vitaux ». Elle fait de la société « cette affreuse mécanique qu’est la hiérarchie sans amour ». Le refus de l’amour du prolétaire, l’impossibilité de l’amour pour le privilégié sont la conséquence fatale de l’inégalité de conditions.
Supposons, au contraire, un monde d’égaux. La charité pourrait alors prendre le maximum d’ampleur.
Son domaine, apparemment, se rétrécirait. L’aumône aurait vécu. Plus de fourneaux économiques réservés aux pauvres, plus de bureaux de bienfaisance, plus de secours national ou social, plus de dames visiteuses des taudis, plus de marmites de l’Armée du Salut, plus de sociétés philanthropiques drainant des capitaux qui entretiennent des armées de bienfaiteurs – après quoi, s’il en reste, on secourt quelques malheureux. Le souffle égalitaire balaierait ce parasitisme charitable qui prolifère sur la pourriture sociale, qui vit de la misère, qui jouit de la misère au point que certaines âmes seraient désespérées et perdraient toute raison d’être si le mal sur lequel elles se penchent avec une sadique sollicitude était vaincu à jamais. Parlant des infirmières de Paris en 1914, Mme Guerquin d’Auriac constatait : « À la pensée que leur soif de dévouement ne pourrait plus s’assouvir, elles ressentent un amer chagrin, comme si on les privait d’une joie. » Et Lola Noyer, infirmière elle-même, avouait : « Quand on est habitué à vivre dans cette atmosphère de souffrances physiques et morales, une autre vie vous semble impossible et l’oisiveté est chose affreuse. »
Que ces belles âmes se rassurent. Dans la plus égalitaire des sociétés, d’où l’aumône serait automatiquement exclue, il resterait des services à rendre, des êtres à consoler, des malades à soigner, des déficients à remonter, des désespérés à encourager. Et ceux dont la vocation est le sacrifice, trouveraient encore trop d’occasions de se dévouer. Le monde serait nettoyé de tout ce qui n’est que charité apparente : secours mécanisés sans le moindre filet de douceur humaine, dons incapables de soulager d’immenses misères, miettes jetées par ceux qui accaparent tout à ceux qui n’ont rien. Mais la vraie charité pourrait s’épanouir, la charité qui est don gratuit de tout soi-même et non calcul de ce qu’on peut offrir sans rien perdre. Le dévouement, aujourd’hui, est normal dans la famille : protection des enfants par les parents, soins des jeunes pour les vieillards. Il continuerait à s’exercer dans une société d’égaux. Mais l’égoïsme familial s’atténuerait peu à peu puisqu’il ne se heurterait plus aux autres égoïsmes familiaux pour l’obtention d’avantages matériels supplémentaires. Le dévouement, l’esprit de charité s’étendraient à toute la famille humaine.
Amour
Changements analogues dans les relations des sexes.
La prostitution règne actuellement en souveraine. Tout s’achète – y compris les gestes de l’amour dans tous les milieux. Femmes se vendant au plus offrant dans des unions légitimées ou non par le maire et le prêtre, hommes coureurs de dot échangeant un titre ou un blason contre des lingots ou des liasses de billets, parents unissant, après tractations de foirail, non les enfants, mais les situations et les éventuels héritages, épouses prenant amants pour compléter les ressources du ménage. – Que reste-t-il de l’amour dans ces calculs ? – Une pertinente réflexion d’une héroïne du très bourgeois romancier M. Prévost : « De Pépita qui se donne suivant ses caprices ou de moi qui, pour le bénéfice d’un nom ou d’une fortune, vais me livrer à un homme que je n’aime pas, laquelle ressemble le plus à une cocotte ? Oh ! C’est moi ! c’est moi ! »
L’égalité économique supprimerait toutes ces comptabilités malpropres et établirait la primauté de l’inclination amoureuse. La prostitution disparaîtrait des ménages, des maisons closes et des carrefours. De vente, l’amour redeviendrait don. Certains vieillards seraient désolés, mais ils se consoleraient avec les souvenirs de jeunesse. Tous les drames de la passion ne seraient évidemment pas éliminés. Toutefois, la statistique en serait singulièrement allégée des tragédies que provoque l’intérêt faussant le libre jeu des affections spontanées.
Les discussions métaphysiques relatives à la nature fondamentalement égoïste ou altruiste des hommes ne peuvent pas avoir de portée pratique, les opinions à ce sujet étant subordonnées à des conceptions métaphysiques et religieuses générales déterminées a priori. Mais personne ne saurait raisonnablement nier l’influence du milieu social sur l’individu. On peut seulement ne pas être d’accord sur l’importance de cette action. Les hommes sont plus ou moins sociables suivant que l’intérêt les unit ou les désunit. Les sociétés inégalitaires étouffent la sociabilité par le désaccord quasi permanent entre l’intérêt individuel et les impératifs sociaux. Les sociétés égalitaires permettraient le développement de toutes les tendances altruistes parce qu’elles réaliseraient le maximum d’harmonie entre l’intérêt du groupe et celui de chaque cellule vivante et consciente du groupe.
Le groupe vaut, dit-on, ce que valent ses composants. Vrai. Mais il est tout aussi vrai que le groupe réagit sur les composants. Actions et réactions réciproques qui font que la libération générale nécessite un double effort simultané de libération individuelle et de transformation du milieu. Et ce dernier n’est pas le moins important. Il n’est pas mauvais d’entendre le doctrinaire de la tradition de Bonald l’affirmer : « L’homme ne peut pas lutter contre la société. Il faut donc faire la société bonne si l’on veut que l’homme soit bon. » Les sociétés inégalitaires ont développé et développent dans l’homme les instincts du fauve. Les formes sociales égalitaires favoriseraient l’épanouissement de tous les sentiments « humains ».
Lyg