I. — Le réel tient l’imaginaire en échec
Dans le numéro de novembre 1949 de « Défense de l’Homme », Albert Paraz a bien voulu accorder aux vues que j’exprimais sur la laïcité une adhésion dont je suis flatté. Il y ajoutait quelques réflexions avec lesquelles je ne suis pas d’accord, mais qui ont sans doute une valeur certaine à ses yeux ; c’est son droit de penser ainsi, et je ne me permettrais point d’y objecter, si ces réflexions avaient paru ailleurs, ou si l’auteur, par la communauté d’idée qu’il manifeste avec moi sur les bienfaits de la tolérance, ne m’encourageait à les discuter ; car la certitude d’avoir un contradicteur tolérant vous met tout de suite à l’aise et vous invite à aller jusqu’au bout de votre pensée, puisque vous êtes sûr qu’en face de vous l’avis contraire est imprégné de bonne foi et nuancé de compréhension.
Albert Paraz se référait à mon article intitulé : « À la recherche de la laïcité égarée ». Il écrivait : « Il n’est pas possible de parler des choses de la foi avec un esprit rationaliste » et excusait toutefois en partie 1′«erreur » que, selon lui, j’avais commise en m’y risquant, par le fait que cette « erreur » qu’il qualifie d’énorme ne m’est pas particulière, que « les théoriciens du catholicisme » la commettent aussi « et sont eux-mêmes pénétrés, comme Lecomte du Noüy, de l’esprit matérialiste qu’ils veulent combattre ».
Je suis obligé de rappeler les termes exacts d’Albert Paraz, puisque ce sont les données qui ont inspiré les quelques éléments de discussion qui vont suivre.
Même s’il persiste à penser qu’ il n’est pas possible de parler des choses de la foi avec un esprit rationaliste », l’affirmation de tolérance qu’il partage avec moi, et dont je me réjouis et le félicite, m’incline à croire que l’auteur du « Gala des Vaches » voudra bien tolérer que j’en parle ici aussi rationnellement que je le pourrai, quitte à me rétorquer que j’ai perdu mon temps.
Qu’il s’agisse de la foi ou de quelque chose d’autre, je n’en puis discuter qu’avec les moyens et les organes que je possède, et je ne suppose pas qu’il en aille différemment pour autrui. Je n’accède à la connaissance que par l’examen critique et la méditation sensée des êtres et des objets qui m’entourent et des phénomènes par lesquels ils se signalent à mon attention et à ma curiosité. Je ne demanderais pas mieux que d’être doué davantage ; je dois, hélas ! me contenter de ce que j’ai, quelque profondément que je le regrette.
Nous aurions été, je l’avoue, comblés par la nature, si notre ouïe distinguait les ultra-sons, si notre rétine percevait l’infra-rouge, et si notre cerveau captait la vérité sur toutes choses avant que d’y avoir réfléchi. Il n’en est pas ainsi, ni pour moi, ni pour mes semblables, quelque probants que puissent être les cas de nyctalopie, d’ubiquité, d’hypéracousie ou de divination qu’on s’empressera de me citer généreusement.
Si la foi est d’une essence supérieure à celle de la raison, celle-ci ne peut, certes, expliquer celle-là, mais elle ne peut pas davantage la menacer. Or, les gens qui, de tout temps, ont exploité la foi, ont toujours été d’un avis contraire et ont regardé la raison comme une menace pour elle et pour eux. La foi est attaquable par la raison, et nombreux sont les anciens croyants qui ont perdu la foi uniquement pour avoir réfléchi. Rien ne s’oppose donc à ce que la foi soit étudiée par la raison, du moment que la foi admet pouvoir être contrariée par elle.
J’avais cependant écrit : « Même si j’apportais la preuve scientifique qu’ils ont tort, les croyants, de par la nature spéciale de la foi qui les anime, récuseraient ma preuve et persisteraient dans leur conviction. » J’admettais donc qu’il existait des croyants dont la foi est inattaquable, blindée en quelque sorte contre l’évidence matérielle. Je l’admettais, bien obligé de l’admettre, car des croyants de cette sorte, j’en connais un grand nombre, et j’en compte parmi mes amis. J’en fournissais un exemple typique : les indigènes australiens à demi évolués qui savent que le spermatozoïde humain féconde la femme, mais qui croient (leur foi a résisté à la preuve scientifique) que le coït ne joue aucun rôle dans le phénomène de la maternité.
Ce qu’ils savent et ce qu’ils croient se passe, observe Albert Paraz, « dans des domaines différents» ; et cela est parfaitement exact, car ce qu’ils savent se passe dans la nature et dans la réalité, tandis que ce qu’ils croient se situe dans l’irréel et dans l’imaginaire, et, pour dire vrai, dans l’erreur absolument flagrante.
Albert Paraz dit encore : « Un croyant pourrait lui répondre (c’est-à-dire à moi) que même s’il (c’est-à-dire moi) voyait entrer, traversant les murs, Jésus-Christ en personne lui montrant ses plaies d’où coule le sang, en lui demandant de les toucher, il ne le croirait pas non plus. Il serait persuadé que c’est un truc, qu’il y a certainement à cela une explication scientifique. »
Notre tolérant interpellateur a deviné juste : si je voyais Jésus-Christ entrer chez moi en traversant les murs, comme le fait l’ange de « la Tentation de Barbizon » dans un film où joue Larquey, je serais assez étonné, c’est le moins que je puisse dire. Ce que j’en penserais, je ne le sais pas trop ; mais enfin, je serais étonné, il n’y a pas là-dessus le moindre doute.
Pourtant, puisque nous nous livrons à des spéculations de la plus haute et de la plus pure fantaisie, à quoi bon s’arrêter là ? Il y a d’autres spectacles qui me sidéreraient tout autant que la vue de Notre-Seigneur traversant comme un virus filtrant la surface corrigée de ma modeste maison.
Supposons par exemple qu’un soir, avant d’aller dormir, je sorte dans ma cour, comme c’est ma coutume, faire pipi.
Machinalement, je lève les yeux au ciel pour regarder la lune, et qu’est-ce que j’y vois ? Au lieu de cet intéressant satellite, rougeoie une tête coupée, aux prunelles sanglantes, et qui fume une pipe en écume de mer. Si je conserve encore toute ma raison, je suis tout de même sérieusement épouvanté.
Autre supposition. J’ai chez moi une bicyclette qui serait apte à l’usage qu’on peut attendre d’une telle machine, si la chaîne de transmission n’était cassée.
Cette chaîne, je l’ai jetée à la ferraille.
Le vélo ne sert plus à rien. Or, voici que je monte dessus, et le voici qui fonctionne, et voici la transmission qui s’effectue exactement comme si la chaîne existait. Vous vous doutez de ma surprise.
Poursuivons. Un matin, en me réveillant, j’apprends qu’il n’y a plus que 239 kilomètres d’Issoudun à Paris, alors que, la veille encore, il y en avait un de plus, c’est-à-dire 240. Le lendemain, même phénomène, et ainsi de suite tous les matins. Chaque nuit, pendant que je dors, la distance se rétrécit d’un kilomètre. Le 240e jour, je me réveille à Antony, chez Lecoin. Ma stupéfaction est sans borne.
Toutes ces choses, donc, sont surprenantes, plus surprenantes les unes que les autres. Ou du moins, elles le seraient si elles se produisaient. Mais tout est là : ELLES NE SE PRODUISENT PAS, ne se sont jamais produites et ne se produiront jamais. Elles se passent, comme le dit très pertinemment Albert Paraz, « dans un tout autre domaine ». J’ajoute : dans le domaine de l’imaginaire, du chimérique et de l’absurde.
Aucune foi, si vive soit-elle, aucun dieu, si puissant soit-il, ne peut, n’a jamais pu et ne pourra jamais, faire tenir cinq angles droits dans un cercle, citer deux nombres pairs qui soient consécutifs dans une numération complète, produire une droite qui soit deux fois tangente à la même circonférence, ni assurer la transmission miraculeuse sur une bicyclette dont la chaîne est cassée. L’apparition d’un Dieu crucifié qui traverserait les murs est tout aussi improbable. Si, par extraordinaire, cela se produisait un jour, je ne vois pas pour quelle raison cette modification à l’ordre habituel des choses échapperait au calcul scientifique et à la critique rationnelle.
Il est vain, il est oiseux, de prétendre mettre en parallèle et en équivalence, en feignant de leur accorder la même importance et la même matérialité, d’une part des faits prouvés, concrets, réels, constants, patents, permanents et quotidiens, d’autre part des suppositions qui n’appartiennent même pas au domaine de l’hypothétique et de l’éventuel, et qui ne peuvent guère que servir de scénario à des films apocalyptiques dialogués par Jean Cocteau ou par Pierre Véry.
Un croyant m’opposera peut-être la réalité des apparitions de la Sainte Vierge, dont les attestations ne manquent pas. Cependant, je reste sceptique. D’où vient que la Vierge n’apparaisse jamais qu’aux yeux d’êtres impressionnables — des enfants, presque toujours — déjà nourris de piété, de prière et de légendes religieuses ? Si l’Immaculée voulait faire œuvre de conversion et de salut, elle devrait apparaître aux impies, aux païens, ou simplement aux protestants. Or, jamais un Juif, jamais un pèlerin de La Mecque ou de Bénarès, qu’il eût été doux au cœur de Marie de voir abjurer ses erreurs, jamais un Papou avant l’arrivée des missionnaires de Yule Island, ni un Guarani avant celle des Jésuites, n’ont été témoins de la sublime apparition qui les eût transportés d’extase sacrée et convertis sans effort à la grâce.
Tout au contraire, les musulmans, les brahmanistes, les totémistes, fétichistes et autres, loin d’être arrachés à leurs religions par une simple apparition de la Vierge (qui doit lui coûter si peu de chose!), ont été confirmés dans leurs croyances natives par des phantasmes différents ; car ils ont, eux aussi, leurs visionnaires, dont les visions sont absolument conformes à la tradition de leur credo, et n’y apportent rien de nouveau. Les derviches tourneurs ont les extases de leur religion, comme saint François d’Assise les stigmates de la sienne. De sorte que, chez les chrétiens comme chez les non-chrétiens, ces preuves, ces témoignages de la vérité de leur foi n’éclatent qu’aux yeux de ceux chez qui cette foi est déjà implantée de façon indéracinable. L’Église, toutes les Églises prétendent, que les miracles se produisent pour l’édification des infidèles ; il semble, alors, que Dieu se trompe d’adresse en s’arrangeant pour que ce soient toujours des fidèles qui en soient témoins. Il devrait, au contraire, les montrer à ceux qui en doutent, et non à ceux qui en sont déjà convaincus. Ce serait le seul, ou du moins le meilleur moyen, de persuader les sceptiques. Autrement, il prêche des convertis, il enfonce des portes ouvertes.
Il va de soi qu’ici ce n’est plus avec Albert Paraz que je discute, car j’ai débordé, en courant sur ma lancée, le point à propos duquel il m’avait amicalement repris. En effet, son intervention était très limitée, et j’ai lu depuis un texte de lui attestant qu’il n’est point de ceux qui gobent naïvement toutes les fades cuisines de l’Église.
II. — La foi soulève des montagnes… d’objections
Ce n’est pas que je sois plus incrédule qu’un autre. Je ne nie rien d’un esprit systématique. Je crois sans difficulté, puisqu’elles sont réalisées, en des choses merveilleuses comme la télévision, le cinématographe, la chirurgie du cœur, la rupture atomique ; je n’oppose aucun démenti, je ne me permets aucune raillerie, lorsqu’on m’assure que la télépathie, la psychanalyse, la radiesthésie, sont des sciences encore dans l’enfance que l’avenir conduira à leur maturité. Je suis persuadé que la terre et le ciel sont remplis de secrets prodigieux et de formidables mystères. Il n’est pas vrai que je sois un négateur professionnel. Il n’est pas vrai que je nie obstinément tout ce que je ne puis pas voir, et que je doute même de ce que je vois. Les choses qui me sont démontrées, soit par le témoignage de mes sens, soit par la rigueur d’un calcul, soit même par une démonstration abstraite à défaut d’autre attestation, sont pour moi des certitudes. On a reconnu de façon indubitable l’existence de certains astres que des déductions mathématiques ont permis de détecter, bien qu’aucun télescope ne permette de les apercevoir. Je n’ai jamais vu de globule, d’hormone ni de vitamine, et je crois pourtant à leur existence ; mais l’existence du paradis et de l’enfer, celle des anges et des démons, est aussi improbable, aussi illusoire que celle de Croquemitaine ou du père Noël, et le demeurera tant qu’elle ne sera affirmée que par des textes d’évangélistes et des décisions de conciles ; et la descente de Dante aux enfers ne me paraît pas plus probante que celle d’Énée, ni le paradis d’Alighieri plus véridique que celui de Milton. Je ne suis pas ennemi de la littérature, de la poésie et du rêve ; je m’enthousiasme comme tout autre pour les œuvres d’imagination ; mais je me refuse à confondre le songe et la réalité, et à considérer comme existant véritablement un univers mythologique créé par des cerveaux féconds pour des besoins d’art, de polémique ou d’argumentation. Autrement, pourquoi s’arrêter ? S’il faut ajouter foi aux monstres de l’Apocalypse, il n’y a aucune raison pour ne pas ajouter foi aux oiseaux parlants de l’Ascension dans les Ténèbres et aux Houyhnhnms de Gulliver, ainsi qu’à toutes les extravagances, celles, spontanées, des fables et des religions d’autrefois, et celles, voulues et préméditées, de toutes les littératures. Rêver est une chose ; s’asservir à ses rêves en est une autre. La science à la recherche de la vérité, l’art à la recherche de la beauté, sont parfaitement autorisés à utiliser, la première des symboles et des hypothèses, le second des allégories et des mythes, mais donner à ces accessoires une importance primordiale, certifier ce qui n’est que conjectural, accréditer ce qui n’est que vue de l’esprit, c’est tomber dans le dogmatisme ou la crédulité, et c’est retourner contre la beauté et contre la vérité recherchées des éléments de connaissance ou d’émotion qui peuvent, au contraire, y conduire ceux qu’éclaire la raison mais que la foi n’aveugle pas.
Je ne reproche à aucun auteur ses inventions, ni d’adopter le style, les affabulations et la faune spéciale du lyrisme et de la légende ; je ne nie aucune anticipation, je ne méprise aucune hardiesse, aucun défi à l’impossible apparent. Je suis prêt à écouter avec sérieux les occultistes, pourvu qu’ils ne soient pas des charlatans, et ne se prétendent pas en dehors de la science, ni au-dessus de la raison.
Me souvenant des alchimistes de jadis, je ne suis disposé à me moquer d’aucun novateur, d’aucun précurseur, et je fais fi des conformismes et des orthodoxies. Mais qui a créé les orthodoxies et les conformismes les plus intransigeants ?
Est-ce la science ou est-ce la foi ? J’ai vu, comme tout le monde, sur l’écran, Mirin Dayo se faire percer les poumons, le foie et les intestins avec une épée, sans subir le moindre dommage corporel, ce qui n’empêche pas qu’en renouvelant cette expérience qui lui avait réussi plusieurs fois, Mirin Dayo s’est donné la mort.
Je n’ai pas crié à la supercherie. Mais j’ai dit — oui ! — qu’il y avait à cela une explication scientifique, aussi bien qu’au cas de Thérèse Neumann et à certaines prouesses des fakirs hindous et, si toutefois elles sont corroborées, à certaines résurrections obtenues par les sorciers du Gran Chaco.
Incrédules, nous ne le sommes que quand il faut l’être. Au VIIIe siècle, le pape Zacharie, dans une lettre au primat des Gaules, lui dénonça comme dangereuses au plus haut point les doctrines du philosophe Virgile, évêque de Salzbourg, qui soutenait qu’il y avait un continent de l’autre côté de l’Atlantique. Il supplia le duc de Bavière (qui s’y refusa) de lui livrer Virgile, pour que celui-ci rétractât ou expiât ses « erreurs ». Qui donc est incrédule ? Les hommes de science ou les hommes de foi ? La science a réfuté moins d’erreurs soutenues par la foi, que la foi n’a, a priori, nié de vérités prouvées par la science. C’est la foi — qui se dit humble et croyante — qui, en réalité, est négatrice et orgueilleuse !
La foi, sanction gratuite des certitudes sans preuve, est, à mon humble avis, une infirmité nuisible qui a empêché l’homme d’accéder plus rapidement à la maîtrise de l’univers et à la maîtrise de soi, lesquelles ne peuvent être qu’une œuvre, non exclusivement de raison, mais de sagesse, celle-ci résultant de l’harmonie entre ses diverses facultés. On me rétorquera que la foi accomplit cependant des miracles, et qu’à Lourdes, notamment, on lui doit quelques guérisons.
Me prend-on pour un aveugle ou pour un sectaire, qui nie le jour au nom de sa cécité, et l’évidence en vertu de sa doctrine ? Mais en méditant sur ces miracles, ou ce qu’on nomme ainsi, j’y ai vu une confirmation de mon sentiment sur tout cet aspect du problème. La nature des affections guéries à Lourdes (en nombre infime, par rapport à celui des candidatures à la santé) prouve que la foi n’agit curativement que sur des cas peu justiciables d’intervention extérieure et sur lesquels l’influence du système nerveux et de ce qu’on appelle l’état moral de l’intéressé est déterminante. On a vu guérir, et jeter leurs béquilles, des gens paralysés, dont le cas, par conséquent, était d’une extraordinaire gravité ; mais jamais la prière la plus fervente, jamais l’éjaculation la plus désespérée, n’ont fait repousser d’un millimètre la phalangette d’un auriculaire amputé. Jamais ! Et d’une telle constatation, il ne serait pas possible de déduire une conclusion scientifique ?
Quelques guérisons dues à la foi ne sauraient contrebalancer l’immense tort que la foi a causé à l’espèce humaine en lui donnant le goût du mysticisme et du dogmatisme, en contribuant à la maintenir sous des jougs haïssables qu’elle lui faisait respecter. Le gardénal, la strychnine, le curare, causent, eux aussi, des guérisons ; on les emploie en médecine pour soigner les malades. Cela n’empêche pas que ce soient des poisons violents. Aucune nocivité, aucune malfaisance, chez les êtres ou dans les choses, n’est jamais tout à fait absolue ; le mal à cent pour cent n’existe pas, même dans le venin, qui devient parfois son propre antidote, même dans la foi, même dans la guerre ! Il sort toujours un peu de bien du mal le plus grand ; et il n’y a pas d’erreur telle, qu’elle ne contienne une petite part de vérité.
III. -— Ceux qu’elle sauve et ceux qu’elle perd
Je n’ignore pas qu’on taxera cette argumentation de superfluité, puisque l’Église catholique, prudente, ne considère pas les miracles de Lourdes comme articles de foi. Cette circonspection est pure duplicité. À‑t-on jamais vu, sur les lieux mêmes où se produisent les miracles, les prêtres confirmer ces réserves sur leur essence providentielle ?
Laissons de côté, d’ailleurs, ces réussites matérielles de la foi, qui la ravalent au rang d’une plante médicinale ou d’une spécialité pharmaceutique. L’excellence de la foi est gagée, selon ses défenseurs, sur les vertus morales qu’elle engendre ou sublimise. Cela aussi est certainement sujet à discussion.
Certes, je reconnais que d’admirables dévouements sont éclos parmi les hommes et les femmes qui avaient la foi, et je m’incline devant le rôle humanitaire de certaines créatures évangéliques. Du reste, cette abnégation se retrouve parmi des missionnaires brûlés par leur amour de Dieu, confondu en eux avec celui du prochain, parmi des soldats qui n’avaient d’autre passion que celle de leur patrie, parmi des socialistes devenus des saints à force de solidarité avec le peuple souffrant. Ce n’est pas obligatoirement la croyance en Dieu qui suscite ces vertus.
La foi peut s’accompagner partout de bienfaisance, chez Louise Michel, croyante de l’anarchie, comme chez la petite sœur des Pauvres ou les missionnaires des lépreux ; mais elle peut s’accompagner partout de stérilité, chez la vestale de Rome, comme chez les pénitentes de l’Adoration perpétuelle, comme chez la Vierge du Soleil des cloîtres incas ; et elle peut aussi s’accompagner partout de férocité, chez Torquemada, serviteur du Christ, comme chez Bela-Kun, ou chez les grands convertisseurs mahométans.
On dira que l’application de ce mot : la foi, doit être limitée au domaine religieux, et que les militants profanes ne peuvent être considérés comme des hommes de foi, mais seulement comme des fanatiques lorsqu’ils se livrent à des excès. Je le veux bien ; toutefois, on admettra que la démarcation est malaisée. Serait-elle précise et indiscutable, deux évidences n’en éclateraient pas moins :
1° La foi n’a jamais empêché les hommes de faire le mal, soit en exploitant durement leur prochain, soit en le persécutant ; et les époques où la foi fut vive ne se signalent pas par plus de douceur que celles où elle fut relâchée.
2° Les non-croyants ont rarement réclamé contre les hommes de foi autant de rigueur que ceux-ci en ont exercé contre ceux-là.
Les hommes ont eu foi, au cours de leur histoire, en de nombreux mythes qui, à la longue, se sont révélés être des erreurs, à mesure que la raison des générations mûrissait ; or, ceux qui apportaient ces preuves ne les ont jamais imposées par la force, tandis que ceux qui défendaient la foi n’hésitaient pas à employer les moyens les plus horribles pour empêcher qu’il y fût porté atteinte.
On parle énormément des siècles de foi, et l’on cherche à nous faire accroire qu’en ces temps-là le doute n’existait pas, que le peuple était unanime en sa croyance. Comment en juger ? De même que le loyalisme apparent que témoigne une nation à son monarque ou à son dictateur ne prouve absolument rien, si cette nation est courbée sous une loi qui consacre la perte de quiconque ose proférer une critique ou avancer une contradiction, de même la religiosité sans fissure de certains siècles et de certains peuples ne saurait démontrer l’absence d’oppositionnels ou de mécréants en leur sein, puisque les plus cruels supplices les eussent attendus s’ils s’étaient avoués.
Personnellement, je ne crois point au mystère du pain et du vin, non plus qu’au paradis de Mahomet. Mais que l’on me menace de m’écraser les dix doigts dans une porte, ou de me percer les testicules avec des épingles de nourrice, je suis prêt, devant la perspective d’un péril si effrayant, à confesser n’importe quelle religion ou idéologie, et à abjurer en paroles les vérités les plus lumineuses, pourvu que s’éloigne de moi la terreur de ces atroces tourments. Peut-on juger du degré de méditation rationnelle qu’ont pu atteindre individuellement des penseurs solitaires à jamais ignorés, à jamais inconnus, au milieu des communautés à qui les hommes de foi imposaient leurs chimères sous la menace implacable dont ils les accablaient par surcroît ? L’homme de foi a toujours été assisté du bourreau ; le rationaliste, point. La foi, quand elle détient le pouvoir, étouffe et proscrit la raison, tandis que la raison, quand elle en a la possibilité, se borne à discuter et critiquer la foi, de sorte que la raison tolère l’exercice de la foi, et que la foi censure l’exercice de la raison. Nous ne faisons point ici de la science une idole, ni de la raison une déesse ; nous leur laissons leur sens naturel et humain.
Sans nier, donc, que l’humanité ait pu trouver dans la foi, pendant une certaine période de son évolution, une consolation et un palliatif à son ignorance et à ses terreurs, sans nier que la foi ait inspiré pour le bien quelques individus sans doute prédisposés naturellement à cette grâce spéciale, nous continuerons à penser que son influence générale n’a pas été rédemptrice. Qui donc croit encore que Pascal eût été moins grand si, au lieu de sombrer dans le mysticisme qui frappa de stérilité la meilleure part de son génie, il eût continué des travaux qui peut-être, l’auraient mené au point de connaissance où Einstein est parvenu ?
Pour demeurer un scientifique, eût-il été moins excellent ?
Enfin, quand bien même la foi rendrait meilleurs quelques hommes et quelques femmes, où est le profit si, d’autre part, elle rend pires un plus grand nombre d’entre eux ? Or, il n’est pas douteux que le fait d’admettre et de vouloir faire admettre comme devant se passer de preuve une certitude quelconque, prédispose l’être humain, si faillible, si sujet à l’erreur, à devenir intransigeant, intolérant, autoritaire, partial et cruel, et, en conséquence, à être malheureux et à engendrer le malheur d’autrui, même s’il se targue ainsi de sauver les âmes ou les peuples.
IV. — L’exemple des athées a rendu les croyants moins sectaires
Et maintenant, puisque j’ai entrepris de répondre aux objections qu’a soulevées mon article sur la laïcité, je dois dire ici quelques mots à un correspondant qui m’écrit du Gabon. Lui croit en Dieu ; lui aussi, cependant, pratique la tolérance et la libre discussion, et m’autorise, par conséquent, à préciser ma pensée sur quelques points qu’il controverse.
J’avais donné comme un témoignage d’activité antilaïque « les incidents qui éclatent dans les régions charbonnières, où des manifestants cassent le matériel pour protester contre le projet de laïcisation des écoles nationalisées ». Contre ce passage de mon article, mon correspondant s’insurge :
« Lorsque l’Église défend ses écoles, lorsque les mineurs se fâchent parce qu’on leur vole l’école confessionnelle, sous le vague prétexte de nationalisation, ce n’est pas une attaque, c’est une défense…» II entend « laisser l’Église au curé, et laisser l’école confessionnelle être une école confessionnelle. Nous sommes en présence d’une manœuvre que les pires bigots n’auraient pas osée en sens contraire ».
Cette dernière affirmation est exagérée. Les « pires bigots », et même les moindres, ont parfaitement osé, et maintes fois, supprimer d’autorité la laïcité des écoles et imposer la religion dans l’enseignement. Tout le XIXe siècle en France est rempli de cette lutte, et celle-ci continue de nos jours dans le monde entier.
Laissons de côté une assertion dont l’histoire atteste la fausseté, et voyons le fond du débat. Je tiens à proclamer d’abord toute la réserve que j’entends faire sur le système de « nationalisation ». Sous le régime que nous connaissons, la « nationalisation » est une étatisation, et lorsqu’il s’agit d’ôter l’école à l’Église pour la donner à l’État, de l’arracher au mythe divin pour la livrer à l’idole-patrie, je ne suis pas mieux disposé à l’égard de l’une ou de l’autre des deux institutions qui se la disputent, tantôt alliées, tantôt hostiles.
Je voudrais l’école véritablement laïque en marge de tous les systèmes étatiques ou religieux ; c’est-à-dire le contraire de ce qui existe. Car ce qui existe, c’est la mainmise des États, des partis et des Églises, sur l’école des différents pays du monde, et depuis les temps les plus reculés. J’emprunte à un chroniqueur local de ma région, M. Frédéric Naudin, cette réflexion qui m’a captivé par son exactitude étayée, comme il sied, d’un texte :
« Quel que soient les gouvernements, quels que soient les principes politiques qui les animent, quelle que soit l’idéologie sociale, philosophique, religieuse, qui les inspire, tous et toujours se sont efforcés, par l’éducation, de convaincre les jeunes de l’excellence, de la perfection du régime établi, espérant que, devenus des hommes, ils en assureront la stabilité, la pérennité.
« Fourcroy, directeur de l’Instruction publique au début du Premier Empire, n’écrivait-il pas en 1805, pour ainsi dire sous la dictée de Napoléon ; « Il n’y aura pas d’État politique fixe, s’il n’y a pas un corps enseignant avec des principes fixes. Tant qu’on n’apprendra pas, dès l’enfance, si l’on doit être républicain ou monarchique, catholique ou irréligieux… l’État ne reposera que sur des bases incertaines et vagues.»
Les apôtres révolutionnaires de la Convention étaient du même avis que leur adversaire Fourcroy. Le souci de couler les esprits des enfants dans le moule républicain les a rendus partiaux et autoritaires. Mais le Père Loriquet et les Jésuites, qui défiguraient l’histoire pour défigurer à son tour l’esprit de ceux à qui ils l’enseignaient (Napoléon III lui-même a fini par proscrire leurs manuels truqués), étaient en proie à un souci semblable. Donc, ennemi de la fabrication en série d’esprits conformistes à qui l’on inculque en bas âge le civisme étatique et la foi religieuse, je suis à la fois adversaire de l’école d’Église et de l’école d’État. J’ai écrit, et je réitère, que les instituts orthodoxes, qu’ils soient lénino-marxistes ou qu’ils soient théologiques, me paraissent être de prétentieuses boutiques où l’esprit de l’homme reçoit, non des clés, mais des chaînes.
Pourtant, en France, je connais les instituteurs et je connais les prêtres. À l’école publique, l’instituteur corrige autant qu’il le peut le caractère étatique de l’enseignement, tandis qu’à l’école confessionnelle le prêtre renforce autant qu’il le peut le caractère religieux du sien. Or, dans tout ceci, ce qui m’importe, ce n’est pas le salut du pouvoir, ce n’est pas l’intérêt de la foi, ce n’est pas le droit des parents à donner tel ou tel genre d’instruction à leur progéniture ; ce qui m’importe, c’est l’esprit de l’enfant, son avenir à lui, et non celui du régime ou du dogme.
À l’enfant, l’adulte doit enseigner ce qui est certain, démontré, évident ; et l’école est le lieu où cet enseignement, et cet enseignement seul, lui doit être donné. Tout ce qui n’est pas évident, démontré, certain, ne doit être, à l’intérieur de l’école, évoqué devant l’enfant qu’au titre d’hypothèse et de proposition ; les arguments métaphysiques, philosophiques, politiques, n’y doivent être abordés que de façon neutre et documentaire ; seules y doivent être affirmées la rigueur scientifique, l’exactitude née du calcul, la règle issue du sens commun et les lois morales qui sont les mêmes partout.
Que, hors de l’école, il y ait des temples, des presbytères, des lieux de prêche ou de prône, où l’on nie l’évidence et où l’on affirme le chimérique ; où l’on pratique des cérémonies et des rites, où l’hypothèse est admise sans être vérifiée et l’improuvé enseigné sans contrôle, je ne m’y oppose pas ; mais, pour qu’il n’y ait pas confusion dans l’esprit de l’enfant, pour arracher l’enfant à la mainmise de l’autorité qui le guette et qui veut faire de lui une machine à croire et à obéir, je m’oppose à la coexistence à l’école de l’enseignement du certain et de l’incertain, des certitudes prouvées et des certitudes sans preuves, de la science et de la foi ; et constatant que le corps enseignant laïc, s’il ne peut atteindre cet idéal sous la tutelle du pouvoir, du moins s’en rapproche, et que le corps enseignant confessionnel le combat et s’en éloigne, je suis résolument, dans la relativité de toutes choses ici-bas, favorable à l’école laïque et adversaire de l’école confessionnelle. On n’enlève rien à l’enfant (qui seul compte à mes yeux) en laïcisant son école, puisqu’il peut recevoir ailleurs l’enseignement des religions ; au contraire, on lui donne quelque chose de précieux : la possibilité du choix futur de ses croyances. Cela n’est pas conforme à l’esprit dogmatique, je le sais ; mais aussi quelle singulière folie possède donc les adultes pour qu’ils veuillent à toute force que les idées et les actions des enfants d’aujourd’hui quand plus tard ceux-ci seront devenus des hommes, reflètent les actions et les idées des hommes du présent et du passé ?
Bien sûr, les expulsions manu militari ne signifient rien, ne prouvent rien, ne résolvent rien ; elles sont l’illustration de cette laïcité militante et tourmentée que la réalité oppose à la laïcité pacifique et idéale de la théorie ; je me suis longuement expliqué là-dessus dans mon article précédent. Je les regrette. Mais quiconque admet que la laïcité est le modus vivendi le plus raisonnable peut convenir sans honte que toute opposition à ce statut de la tolérance est déraisonnable et doit fatalement entraîner des troubles.
L’écrasante majorité des pédagogues modernes en France, dans l’enseignement public, s’ingénie à garder la neutralité politique et religieuse, si l’on excepte quelques fanatiques et quelques « davidées» ; il y a toujours quelques trublions en tous les milieux. Croyants ou non, ils sont partisans de la laïcité à l’école, et ont souvent fort à faire à lutter contre des associations de parents d’élèves inspirées par les cléricaux, qui voudraient y faire pénétrer un esprit d’aumônerie.
Ces luttes sont regrettables, mais qui les cherche les trouve.
Je me rencontre, bien entendu, avec mon contradicteur, sur la proposition de « laisser l’église au curé ». Je n’ai jamais demandé qu’on enlevât l’autel au prêtre.
Je prétends seulement que celui-ci se limite à enseigner la foi, et que celle-ci ne soit jamais mêlée à l’enseignement profane, que celui qui affirme sans preuve ne soit pas le même qui prouve ce qu’il affirme, dans deux domaines que tout le monde s’accorde à proclamer différents.
Puisque la foi et la raison se situent dans des domaines différents, il est juste, il est nécessaire, qu’elles soient enseignées par des hommes différents. Le respect que j’ai de l’esprit de l’enfant me fait réprouver leur coexistence et leur confusion, qui sont par ailleurs un défi à la raison et un sacrilège envers la foi. Leur distinction, leur séparation, leur divorce constituent la condition première de la formation d’esprits tolérants, qui pourront du reste aussi bien se donner au catholicisme qu’à l’anarchie, adhérer à une thèse matérialiste qu’à une confession théiste.
Catéchisation des consciences enfantines, violence initiale ; laïcisation par la force, violence corollaire ; émeutes antilaïques, violence subséquente. Cette cascade de violences serait évitée par l’application du statut qui devrait satisfaire chacun et qui se résume ainsi : une école obligatoire où l’homme enseigne ce qu’il sait, des temples facultatifs où il propose ce qu’il croit. La laïcité est la transposition dans la réalité de cette différenciation des domaines que les croyants établissent entre la raison et la foi. J’essaye, pour ma part, d’être logique en la suggérant et en la définissant ; si ma logique n’est pas absolue, si un lecteur attentif comme mon équatorial correspondant y peut déceler ça et là quelque contradiction à reprendre, c’est qu’hélas ! l’absolu, le parfait, l’omnivalent, n’existent point, et la laïcité elle-même n’est pas une doctrine absolue, mais un compromis éclectique, équitable et moyen.
Mon correspondant écrit encore : « Si les religions furent souvent sans tolérance, les athées furent aussi frénétiques. Je me souviens que, vers 1920, quand j’étais à Sancerre (Cher), un chef de loge qui réglait l’avancement de tous les fonctionnaires stoppait celui des pauvres bougres qui allaient à l’église. »
Comme mon correspondant, je dois condamner le fanatisme anticlérical, et l’étroitesse d’esprit de certains athées.
Je les condamne sans restriction ni réticence. Pour ma part, j’ai d’excellents amis croyants dont je prendrais la défense si un énergumène les persécutait sous prétexte d’opinion religieuse. Toutefois, mon correspondant conviendra que le fanatisme des athées n’est jamais allé très loin : il peut avoir compromis ça et là la carrière de quelques fonctionnaires dévots, mais il n’a pas conduit beaucoup de croyants au bûcher ou sur l’échafaud ; les guerres de religion se sont disputées, non entre les athées et les croyants, mais entre croyants seuls ; et les persécutions religieuses, la tyrannie du dogme et de la foi, ont duré des siècles et des siècles.
Aussi, lorsque mon correspondant du Gabon écrit : « Ce qui est sérieux, c’est l’esprit chrétien, la bienveillance, la tolérance, l’amour du prochain », il me fait penser à Candide qui convoitait la vie harmonieuse et benoîte des cloîtres, et apprenait d’un moine que ceux-ci étaient le repaire de la haine, de la discorde et de l’envie.
L’esprit chrétien, tolérant ? Allons donc ! Il l’est devenu, peut-être. On rencontre aujourd’hui, je l’admets, des chrétiens tolérants qui vous accordent qu’on a le droit d’être athée. Savez-vous pourquoi ? Parce qu’à force de luttes, et au prix de durs sacrifices, les athées ont payé très cher ce droit que les chrétiens leur consentent enfin, et que beaucoup d’entre eux — voyez l’Espagne ! — leur retireraient s’ils le pouvaient. Pendant plus de 1.500 ans, les chrétiens ont imposé leur foi et leur dogme, et fait mourir les athées dans les supplices. Les athées sont parvenus à conquérir leur droit d’existence et d’expression par leur persévérance et leur dignité, sans faire périr un seul chrétien ; et si, de nos jours, les chrétiens sont devenus un peu plus tolérants, ce sont les athées qui les y ont rendus par leur exemple !
Cette remarque est déterminante à mes yeux et renforce mon plaidoyer en faveur de l’école laïque.
Quand l’école est laïque, l’enseignement de la religion n’est nullement compromis ni entravé à l’extérieur de l’école, pourvu qu’il lui demeure extérieur (d’où l’inanité des criailleries des casseurs de matériel, qui « se défendent » contre la laïcisation à la manière de ceux qui se révoltaient contre les métiers à tisser et pétitionnaient contre les chemins de fer); tandis que l’Église, lorsqu’elle disposait de l’école, n’a jamais offert un apaisement semblable à ceux qui auraient voulu réfuter son enseignement. Tolérante seulement quand elle a besoin d’être tolérée, l’Église est implacable lorsqu’elle détient le pouvoir. La tolérance est pour les dogmatiques et pour les religieux une notion nouvelle que les laïcs leur ont apprise.
Il est enfin un point sur lequel je ne disputerai pas longuement avec mon lecteur du continent noir ; il pense que l’existence de Dieu est hors de doute, parce que Newton et Pasteur y ont cru.
Ces autorités lui suffisent. Du moment que ces savants ont été déistes, la question, pour lui, est tranchée. Pourtant, Newton et Pasteur, s’ils ont fait progresser considérablement la science, se sont trompés quelquefois et ne parvenaient à la connaissance qu’au prix d’échecs préalables et d’erreurs successives ; donc, ils étaient faillibles ; et, pouvant se tromper, qui donc affirmerait qu’ils ne le pouvaient point sur le problème de Dieu ?
Pythagore et Archimède croyaient sans doute à Jupiter, Descartes a cru aux « tourbillons» ; Ambroise Paré, qui fut le Laënnec ou le Pasteur de son temps, a cru à des chimères que son époque prenait pour des réalités et qui n’étaient que des superstitions ; des esprits très éclairés, très précieux pour l’humanité, ont cru aux salamandres et aux licornes. En revanche, Élisée Reclus était athée. Peu nous importe, d’ailleurs. Pasteur et Newton ont prouvé les affirmations qu’ils soutenaient en matière scientifique, mais jamais ils n’ont prouvé que Dieu existât ; et la seule conviction du plus grand homme de la terre ne saurait emporter la mienne, sans le test et sans le critère d’une preuve.
V. — Si beaucoup de science ramenait à Dieu
Ayant cru nécessaire, pour répondre à quelques-unes des observations de mon lointain correspondant, d’introduire une digression dans une argumentation peut-être controversable, mais jusque-là rectiligne, je me suis éloigné, presque au point de les perdre de vue, des sujets de contradiction que j’examinais primitivement.
Reprenons donc le fil de notre entretien initial.
La valeur de la foi, dira-t-on, ne réside pas davantage dans son efficacité morale que dans son efficacité physique.
Elle réside en elle-même ; et la foi, n’étant pas née d’un témoignage, n’a pas non plus à en faire naître.
Encore que la foi cherche toujours à se procurer des témoignages sur lesquels elle s’appuie, puisqu’elle en produit d’incontrôlables et d’ambigus, tels que la passion du Christ et les apparitions de la Vierge, nous affecterons d’entrer dans cette pieuse dissimulation métaphysique et nous examinerons la foi en elle-même, délicatement, avec pudeur, car nous n’entendons pas violer brutalement le sanctuaire sacré dont elle se prétend gardienne.
Pourquoi la foi se dérobe-t-elle à toute investigation scientifique, et émet-elle, seule entre tous les phénomènes, la prétention d’y échapper ? Adopter — ce qui est le propre de la foi — la croyance en une affirmation que l’on regarde comme hors de discussion, c’est reconnaître implicitement que la discussion risquerait de l’infirmer, et que, dès le départ, toutes les réalités sont contre elles ; refuser l’épreuve du raisonnement, c’est une attitude, non de sûreté de soi, non de conviction, mais de doute et de malaise. Que dirait-on d’un homme contre qui toutes les présomptions de culpabilité seraient réunies, et qui, pour toute défense, demanderait, exigerait, que tout le monde ait foi en son innocence, se refusant à toute enquête, à toute expertise, à toute vérification ? Il subsisterait, bien sûr, une minime chance pour qu’il fût innocent ; mais une telle attitude de sa part persuaderait chacun qu’il est coupable, et il y aurait en effet les plus grandes probabilités qu’il le fût.
Que la foi puisse cohabiter avec la faculté du raisonnement, cela est certain ; des hommes doués à la fois de l’une et l’autre sont légion ; Pascal raisonnait très bien ; mais soutenir que la raison doit cesser de s’exercer dans un domaine sacré réservé à la foi constitue, à notre avis, une abdication de l’esprit, en même temps qu’une précaution suspecte contre le doute et, peut-être, contre la vérité.
Examinons plus loin. Que des incroyants notoires se soient ralliés à la foi pour avoir médité, cela n’est pas douteux, et qu’ils l’aient fait en toute humilité, j’en suis convaincu ; mais pourquoi vouloir à toute force que, lorsqu’un croyant renonce à la foi pour avoir réfléchi, il ait été poussé par le démon de la rébellion et de l’orgueil ? Certes, nous connaissons nos faiblesses, nos lacunes, nos insuffisances, et nous nous défions de l’imperfection de nos sens et de notre nature ; mais pourquoi cette imperfection ne risquerait-elle pas tout autant de nous abuser dans une inclination que dans l’autre, et pourquoi jouerait-elle immanquablement en faveur de notre tendance à croire et contre notre tendance à douter ? Si nos doutes inspirés par la raison procèdent de notre imperfection, pourquoi nos croyances inspirées par la foi n’en procéderaient-elles pas, et quel postulat nous permet d’affirmer que celle-ci est providentielle et ceux-là démoniaques, et que ceux-là viennent de l’orgueil et celle-ci de l’humilité ?
Le doute n’est pas le fils du péché d’orgueil. Plus humble que la foi qui prétend tout savoir sans rien comprendre, le doute s’efforce humblement de comprendre et confesse volontiers ne pas savoir. Il ne se targue point de lire avant d’avoir appris à épeler, ni de faire tenir en un mot de quatre lettres l’insondable mystère de l’origine universelle. Mais du moins ne se mêle-t-il pas de nier a priori.
Il ne remet en question que les problèmes qui le méritent. Le rationaliste ne doute pas d’avoir un cerveau, sous prétexte qu’il ne le voit point, ni que la ville de Pékin existe, sous prétexte qu’il n’y est point allé. Il admettrait Dieu si celui-ci lui était prouvé.
Pourquoi non ? Je ne suis, je le répète, ni un incrédule systématique, ni un négateur professionnel. Il n’y a point très longtemps, l’existence de l’atome appartenait au domaine de la pure hypothèse ; elle avait, depuis l’antiquité, ses partisans, et ses détracteurs ; Démocrite, Épicure, Lucrèce, l’ont affirmée, mais jamais aucune preuve n’en avait été fournie jusqu’au second quart du XXe siècle. Et l’on n’a jamais brûlé personne sur le bûcher pour le crime d’en avoir douté. Elle est devenue soudain indiscutable. Voici quelques années, des savants sont parvenus à rompre l’atome et à en briser la structure ; enfin, en 1949, au laboratoire Kaiser Wilheim à Berlin, un microscope électronique d’une puissance encore inégalée a permis de photographier l’atome et d’en filmer les mouvements, assez semblables à tous les mouvements de gravitation déjà constatés dans l’univers à l’échelle astronomique. Ce succès a eu pour résultat de vérifier l’exactitude de quelques-unes des conjectures récentes sur ce sujet, mais condamne à jamais les erreurs qui, pendant longtemps, ont été répandues sur l’atome, à commencer par celle qui consistait à nier son existence1Quand j’ai écrit ces lignes, je n’avais pas encore pris connaissance de ce qu’écrit M. Maxime Vincent dans La Farce Atomique (éditions Fischbacher), dont un extrait a paru dans Sciences pour tous (n° 37, février 1950). M. Maxime Vincent nie la bombe atomique, la désintégration nucléaire, l’hypothèse électronique, les théories de Newton et d’Einstein. Très ignorant, je n’ai pas qualité pour départager les atomistes et leur contradicteur. J’ai pris ici l’exemple de l’atome parce qu’en mon peu de savoir j’ai cru naïvement qu’il était incontesté ; autrement, j’aurais choisi un exemple différent. Je prie donc mes lecteurs de bien vouloir s’attacher uniquement au côté démonstratif de mon argumentation. Si M. Maxime Vincent a tort, rien n’est à modifier à celle-ci ; s’il a raison, il ne serait pas difficile de l’illustrer à l’aide d’une évidence scientifique qui soit suffisamment établie pour que personne ne la nie plus. — P.-V.B..
Il n’est pas prouvé que, demain, d’autres investigations ne démontreront pas l’existence de Dieu, c’est-à-dire d’un macrocosme suprême, voire infini, qui soit l’univers à Lui seul, qui remplisse la totalité de l’éther et des espaces, et si prodigieusement démesuré, avec son plasma de nébuleuses, ses électrons qui seraient des astres, et sa radioactivité à l’échelle des firmaments, que rien n’en saurait jauger les proportions, et que nul n’en saurait concevoir l’énormité.
Je me garde bien d’avancer ici une théorie scientifique que je ne suis nullement qualifié pour échafauder et faire valoir, en mon ignorance profonde de ce domaine peu exploré. Je ne me fais pas davantage l’apôtre d’un néo-panthéisme. Ce que je veux souligner, c’est que, si pareille existence de l’Être unique et total était démontrée, je m’y rallierais.
Les hommes n’en savent pas plus sur l’existence de Dieu, de nos jours, qu’ils n’en savaient sur celle de l’atome il y a vingt ans. Il est donc normal que les uns l’affirment, et que d’autres la nient. Mais ce qui n’est pas normal, c’est qu’on ait fait mourir des gens pour l’avoir contestée ; l’anormal, c’est, d’une part, que ceux qui l’affirment le fassent en vertu d’une foi aveugle que nombre d’entre eux voudraient imposer aux autres, et d’autre part que ces affirmateurs ne soient pas disposés à se rallier à la preuve éventuelle de Son inexistence, le jour où celle-ci deviendrait certaine.
Pour moi, je ne suis pas si sectaire. Je m’incline volontiers devant l’évidence.
Dans la mesure où elle a donné raison à Lucrèce, la science a donné tort à M. de Polignac, archevêque d’Auch. Que, demain, la science vienne à donner tort à Sébastien Faure dans la mesure où elle donnerait raison à Chateaubriand, ne croyez pas que, par parti pris, je persisterai à me ranger aux opinions de notre regretté camarade contre celles d’un écrivain que j’admire d’ailleurs beaucoup.
J’admets que l’on prenne au sérieux les chances de l’hypothèse Dieu, et je conteste seulement la valeur de certitude que lui accorde la foi, aussi longtemps que la raison ne lui concédera qu’une valeur de possibilité.
Que, demain, cette possibilité devienne vraiment une certitude, que la profondeur accrue des investigations humaines permette de vérifier le bien fondé de l’hypothèse Dieu, comme s’est vérifié celui de l’hypothèse Atome, qu’est-ce que cela prouvera, en somme ? Tout simplement la pertinence de l’axiome qui professe qu’ « un peu de science éloigne de Dieu et que beaucoup de science ramène à Lui ». Je n’oppose pas un esprit borné, ni un entêtement à toute épreuve, aux conjectures, aux tâtonnements, aux essais maladroits de l’ignorance inquiète qui fuit les mirages, sonde les ténèbres et cherche la lumière.
Je ne nourris aucune haine invétérée contre l’hypothèse Dieu ; je dénie à la foi le droit de la convertir en une affirmation, mais je dénie à la raison celui de la rejeter a priori et de n’en tenir aucun compte en l’absence de toute conclusion satisfaisante et définitive. Je me rallierais donc demain à Dieu, comme je me rallie à l’atome, dans l’éventualité d’un témoignage probant.
Aux hommes de foi, il appartiendra alors de ne pas triompher outre mesure, et de se montrer raisonnables. L’atome deviné par les Anciens est tout autre qu’ils ne le supposaient ; bien que l’homme ait imaginé Dieu de mille et une façons, le Dieu que lui prouveront peut-être les super-cerveaux électroniques de demain serait probablement très différent de Celui qu’il a rêvé ; aussi différent que l’atome de Joliot-Curie l’est de l’atome de Démocrite.
Il faudra pourtant, nom d’une pipe ! l’admettre tel qu’il est, et faire un effort — que l’on ait été croyant ou athée — pour réviser l’idée qu’on s’était faite de Lui. Si l’on découvre du même coup qu’il n’a pu s’incarner en aucun messie et que les clergés ont usurpé la mission qu’ils disaient tenir de Lui, chacun en devra prendre son parti sans réserve ni résistance.
Et s’il ne nous plaît pas ainsi, je n’en supplie pas moins les savants de l’avenir de L’épargner et de ne pas édifier un super-Cyclotron géant qui joue à la pétanque avec les planètes pour désintégrer l’univers et faire voler Dieu en éclats.
Pierre-Valentin Berthier
- 1Quand j’ai écrit ces lignes, je n’avais pas encore pris connaissance de ce qu’écrit M. Maxime Vincent dans La Farce Atomique (éditions Fischbacher), dont un extrait a paru dans Sciences pour tous (n° 37, février 1950). M. Maxime Vincent nie la bombe atomique, la désintégration nucléaire, l’hypothèse électronique, les théories de Newton et d’Einstein. Très ignorant, je n’ai pas qualité pour départager les atomistes et leur contradicteur. J’ai pris ici l’exemple de l’atome parce qu’en mon peu de savoir j’ai cru naïvement qu’il était incontesté ; autrement, j’aurais choisi un exemple différent. Je prie donc mes lecteurs de bien vouloir s’attacher uniquement au côté démonstratif de mon argumentation. Si M. Maxime Vincent a tort, rien n’est à modifier à celle-ci ; s’il a raison, il ne serait pas difficile de l’illustrer à l’aide d’une évidence scientifique qui soit suffisamment établie pour que personne ne la nie plus. — P.-V.B.