Le mot demain est le vocable par excellence de la démagogie et de l’abus de confiance. La personne à qui vous prêtez de l’argent vous le rendra demain. Celle que vous sollicitez vous en prêtera demain. Vous reviendrez demain, on vous recevra demain. Vous avez lu une annonce ; vous êtes en quête de travail : on vous inscrit, on vous écrira demain. Le gouvernement vous invite à faire la guerre aujourd’hui (ou à vous y préparer) pour avoir la paix demain. Les politiciens vous promettent « des lendemains qui chantent ». Demain, on rasera gratis.
Fut-il jamais un temps si fertile, sinon en miracles, du moins en occasions de spéculer sur demain, c’est-à-dire sur les espoirs que chacun d’entre nous place en ce providentiel et énigmatique devenir, qu’il peuple des réalisations heureuses de toutes les promesses du présent et du passé ?
Pendant des années et des années, des millions d’hommes, parqués dans des camps militaires ou dans d’horribles bagnes, se sont nourris, soutenus, parfois leurrés, de cette espérance renouvelée à mesure qu’elle était déçue, et que le mot demain résume mystérieusement.
Mais souvent la crainte remplace l’espoir. À peine revenu dans son foyer, l’ancien prisonnier se prend à redouter de nouveau que demain ne lui réserve de nouvelles guerres, prometteuses de nouvelles captivités. Le chômeur vit dans l’espoir d’un emploi, mais l’ouvrier qui travaille vit dans la crainte du chômage.
Et les conducteurs de peuples, et ceux qui aspirent à devenir demain des conducteurs de peuples, jouent, usent et abusent de cette crainte et de cet espoir. Ils disent : « Si vous faites ceci, vous aurez du travail ! Si vous nous faites confiance, vous vivrez heureux ! Si vous votez pour nous, vous aurez la paix ! »
Il semble alors qu’il faille, pour éviter d’être dupe, ou victime, ou complice, renoncer à penser à demain et se confiner dans le présent, dans l’immédiat, dans la minute qui passe et que la sagesse consiste dans l’oubli du passé et l’insouciance de l’avenir.
Cependant, peut-on se désintéresser du passé ? La sagesse, qui paraîtrait le conseiller, y perdrait elle-même sa substance, puisqu’elle puise dans le passé, et la connaissance du passé, son expérience et ses leçons. Et peut-on ne se pas soucier de l’avenir, quand on mesure ce que son imprévoyance engendrerait de fatale inertie et d’inéluctables fatalités ?
Il faut bien construire aujourd’hui pour se loger demain ; semer aujourd’hui pour récolter demain ; chercher aujourd’hui pour trouver demain ; et le simple jour qui passe et qui s’enfuit est beaucoup trop bref pour apporter le résultat de ses propres travaux. L’homme est bien obligé de penser au pain dont il aura besoin, la femme à l’enfant qui naîtra, s’ils veulent n’être pas pris au dépourvu, et nul d’entre nous ne peut se permettre de s’endormir le soir sans réfléchir auparavant à ce qu’il fera à son réveil et par quoi il commencera ce demain fatidique et fabuleux, qui, sans doute, sera simplement une journée semblable à celle qui vient de s’achever.
Demain se profile alors à sa pensée, non point comme un jour unique et détaché, mais comme une enfilade de jours apportant un résultat collectif. Un seul jour ne suffit pas, des mois entiers sont nécessaires, pour que le grain devienne épi, pour que le germe devienne enfant, pour que l’enfant devienne homme ; et bientôt, c’est tout l’avenir qui se dresse et qui s’ouvre, aux yeux méditatifs, devant la courte clairière du présent, comme se dresse et se referme, derrière, tout, le passé.
La raison humaine a banni, ou peu s’en faut, le grossier empirisme qui présidait jadis à l’exploration du passé ; elle s’est résignée aux inévitables ignorances, aux insondables obscurités, et ne prétend plus les pallier par des interprétations légendaires et des affabulations mythiques. Mais l’exploration de l’avenir est demeuré l’apanage quasi exclusif des charlatans et des démagogues.
Combien de midinettes, en ouvrant chaque semaine leur revue favorite, consultent d’abord l’horoscope zodiacal que contient inévitablement le magazine ? Combien de gens se font tirer les cartes ? Combien se font lire les lignes de la main ? Dans l’exploration scientifique de l’avenir, il n’est guère que les astronomes et les météorologistes pour apporter des connaissances rationnelles, faillibles comme le sont toutes les choses humaines, mais régies par la logique, par l’expérience et par le calcul.
Et en marge de ceux qui sondent ainsi l’avenir, qui prévoient une éclipse dans mille ans et du mauvais temps dans trois jours, il y a ceux qui en disposent sans le connaître, soit que, répétant les mots prêtés à Napoléon par le poète : « L’avenir, l’avenir, l’avenir est à moi !» ils additionnent les destinées individuelles, pour des triomphes collectifs ou pour leur propre gloire, soit qu’imposant leurs volontés aux choses, aux êtres, aux événements, ils bâtissent des sociétés futures, riches de plans quinquennaux, décennaux ou bi-millénaires, et, avec les matériaux sortis du creuset des doctrines, élèvent sur l’horizon du monde les palais et les ergastules de leurs cités pyramidales.
À considérer seulement l’histoire des contemporains, on ne saurait certes dire que les peuples ont vécu sans souci du lendemain. Les institutions de mutualité et de retraite, qui se sont multipliées, sont une expression de cette prévoyance de l’avenir née des préoccupations populaires. De vastes programmes, de grandes doctrines, se sont édifiés au cours du XIXe siècle notamment, et leurs créateurs cherchaient tous à œuvrer en faveur des générations futures, avec l’ambition et dans l’espoir de leur épargner les fléaux sociaux si néfastes au plus grand nombre : l’inégalité des conditions, la misère ayant pour origine, non l’hostilité de la nature, mais l’accaparement des biens par les minorités privilégiées, enfin la calamité suprême, la guerre, dont tous voulaient la disparition, et dont nous constatons, nous, la pérennité et les progrès.
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Sans appartenir à cette lignée glorieuse des grands doctrinaires et des grands bâtisseurs, nous aussi nous pensons à demain ; non seulement à notre demain individuel, mais au demain social de l’humanité.
Le passé nous offre le spectacle de sociétés de toutes sortes, où les biens matériels, entièrement ou partiellement confisqués à ceux qui les faisaient fructifier par leur travail, appartenaient, tantôt aux militaires, tantôt aux moines et aux prêtres, tantôt aux féodaux, tantôt aux bourgeois.
Cela suffit à nous faire désirer un ordre différent dont le fonds social constitue un patrimoine commun auquel chacun pourra puiser dans l’exacte mesure où il contribuera à le faire prospérer.
Le fait que, dans le passé, chacun a subi un contrat social qu’il ne pouvait discuter ni modifier, et qui souvent le rendait le sujet du plus fort ou du plus riche, nous fait aspirer à la liberté des ententes et des fédérations librement conclues, et à des solidarités préalablement acceptées et choisies.
Des Pharaons, aux Jacobins et des Incas aux Soviets, nous sommes à même d’examiner une multitude de systèmes sociaux où ceux d’entre nous qui sont prédisposés à l’économie politique doivent puiser assez d’éléments pour pouvoir échafauder demain, à la lumière de l’évolution contemporaine, un projet de société juste, libre et pacifique.
Tant que des gouvernants — qu’ils soient aristocratiques, bourgeois, libéraux ou populaires, ou adornés de n’importe quelle étiquette — seront en mesure de faire travailler des hommes en payant les uns dix ou vingt fois plus que les autres, tant que le système social — qu’il soit autocratique, parlementaire ou socialiste — pourra disposer des masses humaines et les envoyer à la guerre sans que le plus déshérité des individus qui les composent puisse exciper du moindre droit à s’en désolidariser, chacun de nous sera fondé à faire une restriction mentale à l’égard du diktat que ce système et ces gouvernants font peser sur lui, et à ne considérer demain que sous l’angle personnel du réfractaire érigé en philosophie par Stirner et en lyrisme par Vallès.
Le gouvernant prétend tenir du gouverné le pouvoir qu’il s’arroge sur lui ; mais le gouverné malgré lui qui n’en a point contresigné la délégation donne à son opposition fondamentale des droits qu’il ne serait pas en peine de justifier plus amplement que ceux dont le gouvernant excipe pour l’exercice de ce pouvoir.
D’autres diront quels radieux demains se pourrait ménager l’homme si la justice régnait dans son cœur, la raison dans son esprit, la paix dans sa volonté. Nous nous bornerons, quant à nous, à une mise en garde instinctive contre les promesses d’un futur heureux et facile quand elles viennent de l’autorité.
Paradisiaques dans les discours, apocalyptiques dans les faits, les demains de professions de foi entonnent toujours de bucoliques chansons qui s’achèvent en cris d’épouvante. Ceux qui promettaient la liberté accrue, voire totale, perfectionnent les pénitenciers ; ceux qui juraient de faire la révolution prolétarienne gouvernent, après la destruction du capitalisme, un prolétariat plus prolétaire encore qui ne peut même plus rêver de révolution ; et ceux qui exaltaient la paix arborent des poitrines constellées de décorations devant des légions innombrables défilant au pas cadencé.
Et ces légions marchent vers de nouveaux demains.
Semblables aux hordes de Croisés devant lesquelles Jérusalem reculait sans cesse, elles voient danser devant leurs yeux des demains beaucoup plus lointains qu’elles ne l’avaient cru tout d’abord et dont le mirage va s’estompant dans la brume des anticipations, des thaumaturgies et des au-delà. ’
Trop souvent, elles vont sans le savoir, comme les hordes des Croisés, à la conquête d’un sépulcre, qui ne sera point celui d’un dieu, mais plus probablement le leur.
Pierre-Valentin Berthier