La Presse Anarchiste

Pourquoi dansons-nous ?

Mon cama­rade Léon a déjà la tren­taine bien son­née, les tempes se dégagent et sur­tout quand il enlève sa coif­fure il parait bien son âge ; quoi que natu­rel­le­ment gai, c’est un gar­çon sérieux, c’est un copain dans toute l’ac­cep­tion du mot : il est lec­teur ou abon­né de tous nos jour­naux, il fré­quente les groupes, milite tout autant que qui­conque d’entre nous et, par suite d’actes de pro­pa­gande, il n’a pas été loin d’être embar­qué, s’il n’a pas déjà trin­qué sérieu­se­ment c’est par pur hasard et bonne chance.

Nous sommes très bien ensemble et nous nous voyons de temps à autre ; et comme je m’é­ton­nais un jour qu’il fré­quente les salles de bal, voi­ci, à mon grand ahu­ris­se­ment, la réponse que j’en obtins.

« Mon vieux, t’es épa­tant, mais où veux-tu que je trouve des femmes si ce n’est au bal ? Dan­ser, vois-tu, je n’y tiens pas du tout, mais c’est en dan­sant que je fais des femmes.

« Te figures-tu que les hommes, les jeunes gens vont au bal sur­tout pour dan­ser ? Ne crois pas cela. Si l’on dan­sait entre hommes, il n’y aurait jamais de bal, mais comme au bal on a la facul­té de faire sa cour, comme on se frôle, comme on se dit des mignar­dises, des ama­bi­li­tés, on lie connais­sance avec une petite femme et ma foi on a des espé­rances de dor­mir avec. Que ce soit à Bul­lier, au Mou­lin, aux bals de quar­tier ou de socié­té, le plai­sir prin­ci­pal de la danse consiste à frayer !

« Vous êtes rigo­los, vous autres, les purs, parce que vous êtes nan­tis ou que vous vous conten­tez, fau­drait que je me mette la cein­ture ? Si je trou­vais des femmes par­mi nous crois-tu donc que j’i­rais faire le Jacques dans les bas­tringues ? Tu me diras qu’il y a des com­pagnes dans les groupes. Oui, il y en a, mais pas pour tout le monde. En quoi la plu­part sont-elles dif­fé­rentes des autres femmes ? Oui, par­dié, j’ai moi aus­si taché de faire du plat, mais si j’ai tou­jours cou­ru après l’oc­ca­sion, je ne l’ai pas sou­vent ren­con­trée, et puis quand après des approches plus ou moins savam­ment pré­pa­rées, quand après un inves­tis­se­ment incom­plet, après des conver­sa­tions, des dis­cus­sions, des fré­quen­ta­tions qui duraient des semaines et quel­que­fois des mois, j’es­sayai d’a­bor­der la ques­tion pra­tique, ô alors la toute char­mante cama­rade, d’un air déso­lé et naïf, me disait : Non, mais, vous êtes épa­tants, vous les cama­rades ; vous êtes tous les mêmes, on ne peut pas par­ler avec vous de choses sérieuses, vous ne pen­sez qu’à çà ! Moi, je vou­drais être consi­dé­rée non comme une femme, mais comme un camarade !

« Et bien, non, mer­ci, j’en ai fixé des apé­ri­tifs, fussent-ils ser­vis par une cama­rade supé­rieu­re­ment évo­luée. J’ai­me­rai mieux dor­mir avec une enfant igno­rante, qui ne me par­le­rait de Nietzsche, ni de plu­ra­li­té, ni d’u­ni­ci­té en amour, ni de l’af­fran­chis­se­ment de la femme et qui ne me fasse pas peser le pour et le contre de la par­ti­ci­pa­tion aux syn­di­cats ou à la pro­pa­gande révo­lu­tion­naire. Je ne te le cache pas : qu’on admette autant de femmes que d’hommes dans les Jeunes-Gardes et du coup je deviens insur­rec­tion­nel, je suis prêt à mili­ter dans les che­mises rondes !

« Oui, je sais, la danse c’est un reste de bar­ba­rie, la danse c’est mal­sain, on se met en sueur dans une salle sur­chauf­fée, on sort et on chipe froid, de méchantes suites sont à pré­voir, ce n’est pas hygié­nique que de vivre dans une atmo­sphère délé­tère, où les pieds des dan­seurs font jaillir du par­quet une affreuse pous­sière, rem­plie de trillons de microbes, de germes de mala­dies imaginables.

« Je sais encore que la façon de s’ha­biller spé­cia­le­ment pour aller au bal est une chose absurde, que toutes les toi­lettes des dames, que les habille­ments des hommes consti­tuent un luxe idiot, suite de pré­ju­gés héréditaires.

« Ah, mon pauvre vieux, que ne sais-je pas sur ce sujet, je puis déve­lop­per le thème à fond.

« Je sais aus­si que faire du plat est sot, même à des sottes. Qu’il vau­drait bien mieux que les hommes ne fré­quentent pas les bals et qu’ils vivent leurs moments de loi­sirs par­mi les cama­rades, qu’ils militent, qu’ils s’ins­truisent, qu’ils s’é­duquent par la fré­quen­ta­tion de milieux plus sains, plus nor­maux, plus intel­li­gents, plus compréhensifs !

« Que diable, je le sais bien, mais crois-tu que parce que je m’abs­tien­drai d’al­ler dan­ser, d’al­ler faire de la femme, au son du vio­lon, du pis­ton ou de la cor­ne­muse et que rai­son­na­ble­ment je pas­se­rai mes moments de loi­sir à ten­ter de flir­ter auprès des rares com­pagnes qui s’a­ven­turent par­mi nous, que la ques­tion sociale aura fait un pas ?

« Mais non, mon abs­ti­nence for­cée, émous­tillée par la vue de gra­cieuses com­pagnes, pimen­tée de cau­se­ries aimables, asti­co­tée d’es­pé­rances, fera de moi un détra­qué et la pro­pa­gande y per­dra. J’aime mieux conti­nuer à faire le Jacques ! »

Et sur ce, Léon se mit à battre des entre­chats en criant à pleine voix

« Ninette, Ninette, agite tes gambettes ! »

É. Durand.


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