La Presse Anarchiste

Le fascisme

Les seules apparences inclin­eraient à croire que le mou­ve­ment fas­ciste est pur de toutes attach­es avec les puis­sances d’argent qui domi­nent l’heure présente. On serait ten­té de n’y voir que la man­i­fes­ta­tion extérieure d’une idéolo­gie qui tire sa sève de la vieille souche monar­chiste tra­di­tion­al­iste. Il n’en est rien cependant.

Le fas­cisme est essen­tielle­ment mod­erne en ce sens qu’il obéit à des direc­tives générales, émanées de ces milieux indus­triels et ban­caires chez qui la guerre a drainé l’or des États.

On conçoit que les castes n’aient pas préoc­cu­pa­tion plus vive que d’orienter poli­tique extérieure et intérieure de l’État dans un sens qui garan­tisse tout à la fois leur prof­it per­sis­tant et leur sécu­rité. Le fas­cisme inter­vient comme fac­teur d’attaque pro­pre à sus­citer au moment oppor­tun le déri­vatif salu­taire, pro­pre égale­ment à exercer une ter­reur inhib­i­tive sur des inten­tions gou­verne­men­tales qui ne carderaient point avec le plan directeur.

Point n’est besoin d’assister aux séances du Palais-Bourbeux pour se ren­dre compte qu’un gou­verne­ment Poin­caré, un gou­verne­ment selon le cœur du comité des Forges, est gêné dans les entour­nures par les Tardieu, les Her­riot, les Man­del. Et l’on a pu voir récem­ment le Sénat refuser de con­céder au bon plaisir poin­car­éen… En d’autres temps on eut échangé de min­istère. Mais ce luxe n’est plus per­mis à la « démoc­ra­tie ». Il faut gou­vern­er ; il faut marcher quand même ; il faut aller jusqu’au bout. Le cap­i­tal­isme indique le chemin d’un doigt impérieux. Toute autre route est fer­mée. Nous sommes en pleine monar­chie… économique.

Ne voir dans le fas­cisme qu’une forme con­vul­sion­naire de la réac­tion c’est se leur­rer, le fas­cisme représente tout un sys­tème, on pour­rait même dire un sys­tème gou­verne­men­tal tant il est insé­para­ble de la poli­tique des grands trusts. C’est un sys­tème bien supérieur à celui que comp­tait employ­er ce brise-tout de Clemenceau lorsqu’il fai­sait état de la force légale, au risque de dis­tribuer quelques coups à l’aveuglette sur ses pro­tégés. Le fas­cisme étant extra-légal n’engage que la respon­s­abil­ité du régime et, d’autre part, recon­nais­sant pour maître le cap­i­tal­isme imper­son­nel et anonyme, il n’a pas l’aspect imposant de la Dic­tature. Il peut par con­séquent chem­iner par des voies souter­raines pour se révéler quand il le faut et là où il le faut.

On pour­rait presque pos­er en axiome qu’il n’est pas de gou­verne­ment pos­si­ble sans fas­cisme. Peut-on dire que les formes légales sont appliquées en toutes cir­con­stances ? Peut-on dire que les règles con­sti­tu­tion­nelles sont observées ? Il est passé out­re à la légal­ité comme à la con­sti­tu­tion chaque fois que l’intérêt gou­verne­men­tal ou cap­i­tal­iste, c’est tout un, l’exige. Toute grève de quelque éten­due ou de quelque durée qui fait échec à l’un de ces orgueilleux con­sor­tiums dont le despo­tisme s’exerce sur le régime est taxée de grève poli­tique, voire de grève révo­lu­tion­naire et comme telle, doit être brisée, même en ver­sant le sang. C’est un signe évi­dent de fas­cisme gou­verne­men­tal qu’il est super­flu d’expliquer puisqu’il découle des néces­sités de l’heure.

Impos­si­ble de gou­vern­er selon des mots et des principes. Au temps où le cap­i­tal­isme était moins puis­sant qu’aujourd’hui, au temps où la classe ouvrière était moins assu­jet­tie au fonc­tion­nement des trusts, un jeu de bal­ance gou­verne­men­tal pou­vait régn­er. Les grands mots, les grands principes gar­daient un cer­tain pres­tige. Main­tenant le gou­verne­ment gou­verne pour le cap­i­tal­isme, en l’absence de tout con­tre-poids ouvri­er. Faisons l’hypothèse absurde d’un change­ment de majorité qui amèn­erait au Pou­voir des hommes désireux d’appliquer inté­grale­ment leur pro­gramme répub­li­cain rad­i­cal et social­iste. Que se pro­duirait-il en l’état de délabre­ment actuel du mou­ve­ment ouvri­er et paysan ? La rup­ture s’accuserait entre le gou­verne­ment démoc­ra­tique et le cap­i­tal­iste monar­chique qui tient les rouages vitaux du pays.

Il y aurait antag­o­nisme et con­flit entre la poli­tique de principe et con­flit entre la poli­tique « réal­iste » des brasseurs d’affaires et d’argent. Et ceux-ci en sup­posant qu’ils ne puis­sent agir sur la machine gou­verne­men­tale pour l’amener à fonc­tion­ner selon leur désir auraient recours aux innom­brables et puis­sants moyens dont ils dis­posent pour entraver et paral­yser l’œuvre des gou­ver­nants. L’évasion des cap­i­taux, le sab­o­tage de la pro­duc­tion, la per­tur­ba­tion sys­té­ma­tique intro­duite dans les grands ser­vices admin­is­trat­ifs – n’oublions pas que bon nom­bre de fonc­tion­naires inamovi­bles de la République, dans les Finances, dans la Police, dans l’armée, etc., sont acquis à la monar­chie – tout serait mis en œuvre par la main experte du cap­i­tal. Quelles mag­nifiques per­spec­tives ne s’ouvriraient pas alors pour le fascisme ?

L’Italie y est passée. L’Italie a con­nu un gou­verne­ment « faible », un gou­verne­ment pusil­lanime qui pen­chait en majorité pour le peu­ple mais qui ne trou­vant sans doute un bloc ouvri­er suff­isam­ment ferme et résis­tant pour étay­er sa poli­tique, a pré­paré l’entrée en scène du fas­cisme mus­solin­ien, lequel, après la mal­heureuse ten­ta­tive ouvrière sur les usines, s’est grossi de tous les élé­ments flot­tants du pro­lé­tari­at et a forgé ses armes et enrichi ses cadres avec le con­cours du cap­i­tal­isme réin­stal­lé dans son domaine.

Les choses n’iraient peut-être pas si loin en France, encore qu’on ne puisse préjuger du car­ac­tère assez insta­ble de notre race. Mais nous sommes prévenus. Ou nous con­tin­uerons à avoir un fas­cisme gou­verne­men­tal du genre de celui qui existe actuelle­ment, ou nous con­naîtrons un fas­cisme qui aura l’audace des coups de force.

Dans ces deux cas, la rai­son devrait con­seiller aux mil­i­tants révo­lu­tion­naires d’abandonner le champ de la dis­pute pour s’engager d’un pied ferme sur le ter­rain de l’Union. L’Union de tous les tra­vailleurs est la con­di­tion sine qua non du salut. Mais il faut hélas compter avec les mul­ti­ples petites van­ités per­son­nelles, avec les amours-pro­pres de ceux qui sont les « chefs ». La con­science révo­lu­tion­naire ne s’est pas encore élevée au point où van­ités et amours-pro­pres appa­rais­sent comme choses ridiculeuse­ment petites. Con­séquem­ment l’Union ouvrière restant prob­lé­ma­tique dans l’état actuel des esprits avec la préémi­nence actuelle des états-majors poli­tiques – si rien ne change, il faut s’attendre à ce que le fas­cisme aille grossissant.

Rhillon


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