La Presse Anarchiste

Les écrivains à succès et les autres

Des pes­si­mistes super­fi­ciels pour­ront déplo­rer que nos socié­tés crou­pissent dans une lamen­table stag­na­tion. La chose leur paraî­trait natu­relle avec tant soit peu de réflexion ; les humains, pour la plu­part, ont pour idéal une exis­tence maté­rielle tou­jours amé­lio­rée ; esclaves du panur­gisme à peu près géné­ral, ils ne trouvent leur satis­fac­tion morale (si on peut dire) que dans l’ac­cu­mu­la­tion des hon­neurs et des digni­tés. Or, ceux-ci néces­sitent de leur part un confor­misme à toute épreuve.

C’est ain­si que les écri­vains sont géné­ra­le­ment admis à l’Ins­ti­tut : Paul Bour­get et M. Hen­ri Bor­deaux en sont des exemples sug­ges­tifs. Que si, mal­gré leur indé­pen­dance d’es­prit ini­tiale, ils y entrent tout de même, ils ne tar­de­ront pas à subir l’empreinte de la mai­son. Tel M. Georges Duha­mel qui se pré­ten­dit jadis le conseiller des pro­lé­taires et qui mena plus tard une si vio­lente cam­pagne contre le per­son­nel des hôpi­taux : il l’ac­cu­sait de lais­ser les malades en souf­france depuis qu’on l’a­vait fait béné­fi­cier des qua­rante heures. Ce fut un bureau­crate, le Direc­teur de l’As­sis­tance publique, qui remit les choses au point : sans doute n’é­tait-il qu’ad­mi­nis­tra­teur, mais il connais­sait le dévoue­ment de ses subor­don­nés et la néces­si­té d’une large détente au bon air pour des tra­vailleurs astreints à une besogne peu agréable, sinon répugnante.

L’A­ca­dé­mie fait preuve d’une égale incom­pré­hen­sion en ce qui concerne les familles nom­breuses. Pour les encou­ra­ger, n’ac­corde-t-elle pas un prix Cognacq — un seul — au mari pri­vi­lé­gié dont la légi­time a mis au monde au moins onze enfants ? Et ce geste étri­qué lui parait lar­ge­ment suf­fi­sant pour encou­ra­ger les mères cigognes à la repo­pu­la­tion. Si les ver­tueux dona­teurs étaient de modestes pro­lé­taires obli­gés d’é­le­ver une nom­breuse cou­vée, sûre­ment déchan­te­raient-ils ; du moins pour­raient-ils faire une enquête, même som­maire, dans les régions déshé­ri­tées où pul­lulent encore les rejetons.

C’é­taient jadis le cas de mon pays natal. J’ai gar­dé le sou­ve­nir de la gêne chro­nique, de la misère qui trop sou­vent sévis­sait dans presque toutes les familles. Même nor­male, la récolte était tou­jours insuf­fi­sante : je me sou­viens encore de telle année désas­treuse où, dès l’en­trée de l’hi­ver, elle était déjà épui­sée. Le bétail se ven­dait très mal, et c’é­tait à peu prés l’u­nique source de reve­nus. Aus­si les habi­tants devaient-ils recou­rir à des tra­vaux sup­plé­men­taires pour sub­sis­ter. La plu­part des­cen­daient, à la mau­vaise sai­son, tra­vailler la vigne dans les plaines du Biter­rois ou du Nar­bon­nais, d’autres jus­qu’au Médoc. D’autres enfin émi­graient car­ré­ment dans les grandes villes, par­fois en Amé­rique. Cer­tains, pri­vi­lé­giés, y fai­saient for­tune, ou tout au moins amas­saient un petit pécule. Les plus entre­pre­nants mon­taient un com­merce, et par­fois y englou­tis­saient leurs éco­no­mies. Tel un de mes parents qui avait vou­lu s’é­ta­blir mar­chand de char­bons à Bor­deaux, dans un quar­tier ouvrier les clients ne le payant pas, il dut fer­mer bou­tique et cher­cher du tra­vail. Bien qu’à peine qua­dra­gé­naire et très robuste, il fut écon­duit pen­dant des mois ; et c’é­tait navrant de l’en­tendre racon­ter son déses­poir lorsque, ren­trant à la mai­son, ses enfants l’ac­cueillaient inva­ria­ble­ment par cette impi­toyable récla­ma­tion : « J’ai faim ». S’ils res­taient au vil­lage, les habi­tants s’en­det­taient pro­gres­si­ve­ment. Sans doute leur fai­sait-on cré­dit à condi­tion, bien enten­du, qu’ils fussent sol­vables. Que s’ils ne pou­vaient pas acquit­ter leurs dettes, leurs créan­ciers finis­saient par les faire expro­prier, le fruit de cette opé­ra­tion étant tou­jours bien supé­rieur aux avances consen­ties. Géné­reux, les expro­pria­teurs les enga­geaient à leur ser­vice ; et, bien que la rétri­bu­tion du tra­vail ain­si obte­nu fût presque tou­jours insuf­fi­sante, ils pas­saient dans la contrée pour des bien­fai­teurs incom­pa­rables : leurs vic­times elle-mêmes ne taris­saient pas d’é­loges sur leur bonté.

On sait que M. Georges Lecomte, noble aca­dé­mi­cien, admi­ra­teur qua­li­fié et défen­seur épique du Fran­çais moyen, n’eut pas son pareil pour célé­brer les joies de la repo­pu­la­tion à tout prix : les rires enfan­tins rendent douces les épreuves – même de la faim. Peut-être les inté­res­sés appré­cie­ront-ils davan­tage, sans aucun doute les poèmes vécus d’Eu­gène Bizeau, « Pater­ni­té », dont j’a­vais (dans l’e.d., fas­ci­cule de mai 1935) res­pec­tueu­se­ment conseille la lec­ture à l’é­minent conseiller. Tel pré­tend ensei­gner autrui qui gagne­rait à s’ins­truire lui-même.

L’oeuvre émou­vante de notre cama­rade aura du moins les lec­teurs qu’elle mérite : ceux qui ont réel­le­ment souf­fert et qui ne pac­tisent pas avec l’i­ni­qui­té. Pour ma part,. elle a ravi­vé en moi le sou­ve­nir tou­jours per­sis­tant de mes vieux parents, pauvres eux aus­si, mais, comme Bizeau, pleins d’une ten­dresse infi­nie pour leurs enfants : ten­dresse qu’ils m’ont témoi­gnée l’un et l’autre jus­qu’aux approches de la mort et dont nulle autre affec­tion ne sau­rait éga[lé l’in]tensité. Comme Bizeau aus­si, mon père, bien qu’il ne fût pas exempt de tout pré­ju­gé — qui d’entre nous peut se flat­ter d’en être tout à fait libé­ré ? fit appel dès mon plus jeune âge à la réflexion et à l’ex­pé­rience pour éveiller en moi l’es­prit cri­tique : à une époque où sévis­sait le « dérou­lé­disme », il nous ensei­gnait, lui, les bien­faits de la paix et le dénoue­ment désas­treux des dic­ta­tures napo­léo­niennes. Et il nous enga­geait à res­pec­ter toutes les idées, nul d’entre nous n’é­tant sûr de pos­sé­der la Véri­té. Com­bien de pen­seurs qui pré­tendent à la direc­tion des consciences gagne­raient à s’ins­pi­rer de cette impartialité !

Mais ne sont-ils pas esclaves de leur clien­tèle et de ses exi­gences impé­rieuses ? Tels ces libres pen­seurs oppor­tu­nistes qui font bap­ti­ser leurs enfants pour ne pas contra­rier leur épouse et peut-être aus­si pour qu’ils deviennent plus tard des mon­dains authen­tiques. Com­bien je pré­fère la logique intran­si­geante de Bizeau :

Ne croyant pas un mot des fables de l’Eglise, 
En bai­sant ton front pur, enfant, je te baptise ; 
Et la main sur le coeur, je me plais penser 
Qu’un men­songe un latin ne vaut pas mon baiser ! 

Ses « Cro­quis de la rue », avaient eu, pour les pré­fa­cer, le com­men­ta­teur le plus indi­qué : Han Ryner. Dis­tincts peut-être par la nature de leur édu­ca­tion pre­mière, les deux écri­vains s’u­nis­saient inti­me­ment par le culte de la beau­té véri­table et par une intense sen­si­bi­li­té. Tous deux avaient les plus grandes dif­fi­cul­tés pour faire édi­ter leurs oeuvres.. Ain­si d’ailleurs que tous les écri­vains réel­le­ment indépendants…

Déplo­rer cet abais­se­ment pitoyable du goût public, à quoi bon ? Dans la tour­mente qui déplace arti­fi­ciel­le­ment les condi­tions sociales, de nou­velles couches ont été his­sées sur les som­mets de la hié­rar­chie. Leur idéal est l’a­gi­ta­tion éche­ve­lée et sans but. Dans leurs ran­don­nées ver­ti­gi­neuses, ce qui les inté­resse ce ne sont pas les beau­tés de la nature, mais les poteaux indi­ca­teurs ou les bis­trots. Soyons, nous, les dis­ciples de Rous­seau : l’u­ni­vers pro­digue tou­jours ses mer­veilles et, dans un coin dis­cret, la source claire et rafraî­chis­sante nous invite à cal­mer notre soif après une marche exté­nuante à l’ardent soleil de Messidor.

Paul Cau­bet


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