3. Les Traditions primitives
L’étude des peuples attardés actuels nous montre que les croyances, chez eux, ont une force extraordinaire et que la loi non écrite y est infiniment plus tyrannique que la loi écrite, car la tradition l’imprime chez le tout jeune enfant sans aucune opposition, sans aucune critique. Les pratiques mystiques, les tabous, les totems les rites magiques, les sorcelleries effrayantes influencent le jeune primitif que cette éducation façonne pour la vie.
D’une façon générale, tous ceux que le malheur touche sont sacrifiés, abandonnés ou tués parce que le malheur, l’infortune, la maladie sont les preuves de l’irritation des esprits et qu’il vaut mieux sacrifier le malchanceux que laisser périr le groupe tout entier. Et cette tradition inflexible, sans contrepartie possible, façonne définitivement l’esprit du primitif. Mais nous savons que cette tradition irrationnelle s’est conservée jusqu’à nos jours et que l’idée de sacrifice de l’individu au groupe est encore d’actualité.
Il faut remarquer cependant, que tous ces faits sont le produit de la tradition et que, là où les peuples ne sont pas soumis à ces égarements, ils réalisent l’entr’aide. Pendant des millénaires, nos ancêtres, libres de toutes croyances, ont pratiqué la solidarité. C’est ainsi que dans des stations néolithiques on a constaté des guérisons nombreuses de fractures de membres parfaitement traitées, ce qui indique des soins prolongés et vigilants. Le mysticisme en se développant a triomphé, chez certains peuples, de ce sentiment naturel, puissant et avantageux, et l’a compliqué d’étrange façon.
On s’étonnera de la survivance de l’espèce humaine avec une aussi piètre solidarité entre ses membres, mais il ne faut pas oublier que parmi les croyances grégaires quelques-unes étaient avantageuses aux groupements ; que, d’autre part, les populations surpeuplées par rapport aux subsistances dont elles disposaient ne souffraient pas trop de ces cas isolés. Quant aux peuples décimés par l’infériorité de leur morale, ils ont disparu, victimes de leur dangereuse imagination.
Constations simplement que bien avant l’existence des lois, des règlements, des codes, des ordonnances, des édits, des droits quelconques, bien avant la formation des gouvernements et des États, les hommes s’étaient imposé des disciplines individuelles et collectives que les nécessités, l’ignorance et la peur leur avaient suggérées. N’oublions pas surtout que l’être humain, ni bon, ni mauvais, mais essentiellement déterminé, à ce degré de l’évolution, par son imagination et l’irrationalisme de son esprit, accomplit des actes qui nous le font considérer soit comme un être solidaire et fraternel, soit comme un être féroce et cruel, suivant les actes qu’il accomplit sous l’influence de la tradition.
Mais il est nécessaire, avant d’aller plus loin, de bien marquer l’inévitable contradiction qui concourt à rendre bien fragiles les espoirs trop hâtifs des optimistes quant à l’amélioration profonde et rapide des conditions humaines.
D’une part, l’enfant laissé seul recommence le long apprentissage de ses ancêtres des cavernes et repart à zéro, ignorant tout l’acquis accumulé pendant vingt ou trente mille ans. D’autre part, la tradition le façonne de telle sorte qu’il est inévitablement le produit de son milieu, quelles que soient ses facultés personnelles. Et cette tradition est si déterminante que sa disparition entraîne en même temps la disparition de la civilisation qui l’a formée et jusqu’au souvenir historique lui-même qui aurait pu se perpétuer par la parole.
Interrogés sur l’origine des merveilleux temples d’Angkor, les Cambodgiens actuels, descendants des fameux conquérants Khmers, les fondateurs de cette civilisation relativement récente, répondent soit qu’elles sont l’œuvre des anges, des génies ou des dieux, soit qu’elles sont sorties toutes seules de terre. Quant à la grandeur passée de leur histoire, leurs luttes, leurs triomphes, leurs revers, leur science ou leur art, tout cet acquis s’est effacé de leur mémoire sans laisser aucune trace. Mêmes phénomènes pour les intéressantes civilisations précolombiennes d’Amérique. Les descendants actuels de ces peuples organisés ignorent tout de leur passé, de leur histoire, de leurs institutions, des cités perdues dans la jungle tropicale que l’on découvre peu à peu.
Les conquérants espagnols ayant détruit les traditions toltèques et incasiques et ruiné ces civilisations, la jungle d’un côté, l’oubli de l’autre, effacèrent du monde ces empires organisés. Quant aux Mayas, depuis plusieurs siècles, ils étaient en pleine régression et les conquistadors du XVI siècle ne purent tirer d’eux aucune explication sur l’origine des ruines grandioses enfouies sous la végétation tropicale.
Mêmes remarques pour la civilisation crétoise, celle des Hittites, celle des Étrusques et tant d’autres encore, disparues sans laisser de documents déchiffrables pour leurs descendants, lesquels ignorent absolument tout de leurs ancêtres glorieux.
Un rapprochement curieux, sur l’influence de la tradition, est à faire au sujet des castors. Ces intelligents rongeurs dérangés dans leurs mœurs constructives par les conquêtes humaines, se sont dispersés et, bien que nombreux encore, ont perdu leur savoir ancestral, ne construisent plus aucune hutte, ni digue, et se contentent de terriers, bien qu’en beaucoup d’endroits ils pourraient encore le faire sans être inquiétés. Ce fait mériterait d’être bien étudié.
L’homme est donc le produit de la tradition. Tant vaut la tradition, tant vaut l’homme. Je ne puis traiter ici, dans cette rapide étude, des cas individuels exceptionnels échappant à la tradition, mais on peut établir comme règle que l’émancipation individuelle est en raison inverse de la rigidité de la tradition, comme nous le verrons plus loin et que celle-ci, jusqu’à présent, a joué le rôle de laminoir.
J’ai démontré au début que le mysticisme se mêlait à tous les actes de la vie des primitifs et que, d’autre part, les nécessités objectives avaient créé des connaissances pratiques utiles qui sauvegardaient leur existence, ainsi que des formes de groupement ayant subi une évolution compliquée à partir de la horde. Il est probable que tant que dura la horde errante, le chef groupa autour de lui les éléments inorganisés d’une vaste famille mal définie. Cette longue période préparatoire nous échappe aujourd’hui. Mais, par l’examen rapide de quelques formes de groupements qui lui succédèrent, nous allons voir se confirmer ce fait de plus en plus évident que l’homme a vécu et subi des modes d’existence très différents les uns des autres sans être jamais meilleur, ni pire, et toujours en s’adaptant, tant bien que mal, à ces dissemblables associations.
Mais toujours nous trouvons dans ces différents modes de groupement une directive mystique qui détermine, suivant les circonstances, des résultats souvent inattendus.
Le plus connu des groupements primitifs est le clan totémique australien réunissant les individus, non pas comme les membres d’une même famille liés par le sang, mais comme les parents spirituels liés par des liens magiques à un ancêtre commun qui est le totem même du clan. Les mariages sont exogamiques, l’homme restant dans son clan et la femme dans le sien ; l’enfant appartient à la mère. D’après des observateurs sérieux, pour ces primitifs, la fécondation de la femme n’est pas consécutive au rapprochement de l’homme ; elle est due à une réincarnation de l’âme d’un ancêtre. Certaines croyances admettent même une fécondation sans l’intervention de l’homme, et les vierges fécondées par le parfum d’une fleur, l’ingestion d’un fruit, le contact avec les cendres d’un mort ou une baignade dans une eau consacrée ne sont pas rares dans les légendes primitives.
Ixigrec.
(à suivre.)