I
Il est reconnu une fois pour toutes que les systèmes philosophiques et les constructions religieuses contiennent en puissance le meilleur et le pire, selon l’usage qu’on en fait. La foi chrétienne édifie les cathédrales et persécute les savants et les penseurs ; le bouddhisme inspire à la fois des moralistes délicats et des conquérants sanguinaires ; le marxisme a eu des martyrs héroïques et fait des martyrs innocents.
L’enseignement à retirer de cette constatation c’est qu’aucune conception abstraite n’est satisfaisante en ses applications, si ces dernières ne s’accompagnent pas du plus grand respect, témoigné par chacun, à l’égard de la pensée et de la parole d’autrui.
Or, il est parfaitement vain de respecter la parole et la pensée d’autrui, si chacune ne s’efforce tout d’abord de respecter les siennes propres.
Ce n’est pas respecter sa propre pensée, quand on a rejeté la conception religieuse du monde, que de continuer à en observer les prétendus devoirs et les rites extérieurs ; ce n’est pas respecter sa propre pensée que d’invoquer, en une circonstance où l’intérêt nous y peut incliner, le secours d’une loi ou d’une autorité avec laquelle on est secrètement en désaccord.
Cependant, nous voyons chaque jour des hommes, généralement d’assez bonne foi, qui donnent le spectacle de ces petits reniements et de ces duplicités paradoxales, dont la benignité apparente ne laisse pas d’ôter toute valeur aux déclarations non accompagnées d’exemples qu’ils prodiguent à l’appui de leur sincérité.
De même, ce n’est pas respecter sa propre parole que de l’engager légèrement et d’échapper aux obligations que cet engagement implique ; de faire une promesse avec l’arrière-pensée de ne la tenir pas ; ou, si on l’a faite en se jurant d’y faire honneur, de l’oublier comme une velléité passagère dépourvue de toute valeur d’intention.
On critique à bon droit ces groupements politiques qui, organisant des réunions, y annoncent des orateurs importants qu’à la dernière minute remplacent au pied levé des doublures qu’on peut qualifier, si le jeu de mots n’est point trop fort, de doublures… sans étoffe ; – et ces tournées théâtrales qui, s’étant assuré un beau public par l’attrait d’un grand nom, ne servent, une fois la rampe allumée, qu’un suppléant indigne du baryton ou de la diva promis par l’affiche.
Dans tous les milieux, il en va de même, et le manquement à la parole donnée fait partie de la règle du jeu. Promettre et ne point tenir, c’est jouer un bon tour au naïf qui, sur la foi d’une simple parole, a cru son interlocuteur engagé, et si le naïf commettait l’impair de s’en indigner, c’est lui qui serait taxé de muflerie, sans compter que les rieurs ne se rangeraient pas à son côté, tant la fidélite a la parole donnée a pris rang de superstition.
II
Un confrère et ami me contait récemment l’anecdote suivante :
« J’avais facilité à certain jeune homme de ma connaissance l’entrée dans la profession journalistique, où le concours d’un parti politique, secondant utilement son talent personnel, ne tarda guère à le faire progresser ; il me vint voir un jour, et sa situation était alors assez intéressante pour que je lui demandasse un service qu’il pouvait me rendre à Paris. Mais la grève des chemins de fer le retenait en province contre son gré, et il se désespérait.
» Grâce à une combinaison personnelle, je le tirai d’affaire. En me quittant, il me, promit qu’il n’oublierait pas ce petit dépannage, non plus que les premiers pas que je lui avais permis de faire naguère dans la carrière ; à son arrivée à Paris, il se mettrait en démarches pour moi, et même en cas d’échec, m’écrirait avant huit jours. Il s’est écoulé deux mois, et il ne m’a pas écrit encore. »
D’ailleurs, ceux qui ont fait du journalisme n’ignorent pas que c’est monnaie courante dans le milieu. Une information de source privée est-elle mensongère, déformée, intéressée ? Les journalistes se réunissent, en discutent, et, la probité professionnelle l’emportant chez plusieurs d’entre eux, décident de ne la pas publier. Il se trouve toujours, dans le nombre, un ou deux margoulins pour manquer à leur parole et – désireux, de se faire bien voir de leur patron en procurant à leur journal la primeur d’une information, fût-elle fausse – faire paraître, le lendemain, le texte dont il s’agit dans les colonnes de leur canard. On « grille » ainsi les concurrents et l’on rit de leur jobardise.
Rien de stable, ni de solide ne peut être construit par des hommes qui, dans leurs rapports, ne respectent pas entre eux la parole donnée et qui considèrent le fait d’y manquer, soit comme un péché véniel, soit comme une action méritoire.
Il ne faut pas attendre non plus, de celui, qui manque à sa parole ou à sa pensée, qu’il respecte, qu’il honore, – ni même qu’il tolère – la pensée ou la parole d’autrui. La fidélité des autres outrage le parjure, ainsi qu’un affront ; elle est une allusion provocante à son infidélité ! Quand bien même l’humanité serait régie (ce qui, hélas ! n’est point le cas) par des lois justes et justement exécutées, quand bien même la Sagesse en personne prendrait à charge le gouvernement tutélaire des individus, il n’y aura aucune honnêteté publique, tant que les promesses qu’ils se font les uns les autres ne revêtiront pas à leurs yeux un caractère humainement sacré.
Pierre-Valentin Berthier