La Presse Anarchiste

Le chasseur hottentot de M. Balsan

I

Le Kala­ha­ri, qui est le Saha­ra de l’A­frique aus­trale, ne res­semble en rien au Saha­ra. Bien qu’extrême­ment pauvre en eau, il a une végé­ta­tion rela­ti­ve­ment abon­dante, une cer­taine faune, et même une popu­la­tion. Le Saha­ra aus­si, mais le Saha­ra est, en de nom­breux endroits, le désert abso­lu, alors que le Kala­ha­ri ne l’est qu’exceptionnellement.

Les popu­la­tions du Kala­ha­ri sont ce­pendant demeu­rées à un stade bien infé­rieur à celui des popu­la­tions saha­riennes. Les tri­bus bechua­nas, grou­pées autour des puits à d’é­normes dis­tances les unes des autres, ne peuplent pas le désert pro­prement dit, mais seule­ment ses oasis ; la brousse n’est han­tée que par un peuple, les Bush­men, c’est-à-dire « les hommes des buis­sons », appe­lés aus­si Boshimans.

Ce sont des nègres de taille naine, de consti­tu­tion dégé­né­rée, que les Cafres ont refou­lés dans la par­tie inha­bi­table du conti­nent pour les y contraindre à mou­rir et qui l’ha­bitent, et qui y vivent. Se nour­ris­sant du pro­duit de leurs chasses, ils ont tenu bon, et bien que parais­sant condam­nés à une dis­pa­ri­tion fatale, ils sont par­ve­nus à conju­rer la malé­dic­tion et à sau­ve­gar­der leur existence.

Là où des Blancs ne sau­raient s’adap­ter, où les Noirs se risquent à peine, là où les chances de sur­vie seraient nulles pour des hommes nor­maux, même les moins raf­fi­nés, ils se sont main­te­nus. Cer­tains ne les consi­dèrent qu’à demi comme appar­te­nant à l’es­pèce humaine.

M. Fran­çois Bal­san, qui vient de par­courir ce pays, a publié un article (Centre-Eclair, 4 novembre 1948) dans lequel il parle des Bush­men comme des der­niers repré­sen­tants d’un état de choses préhis­torique, dont l’embryon d’or­ga­ni­sa­tion est abso­lu­ment rudi­men­taire, en même temps que d’une race faible, abâ­tar­die ou man­quée dès l’origine.

La noto­rié­té que lui ont méri­tée ses pré­cé­dents voyages au Kur­dis­tan et dans la région du Nil blanc rend digne d’at­tention tout ce qu’é­crit M. Fran­çois Balsan.

Selon lui, ils n’ont pas même de lan­gage par­lé, et ne com­mu­niquent entre eux que par des gri­maces et des cris, ces cris défiant toute trans­crip­tion faute de modu­la­tion arti­cu­lée. C’est la pre­mière fois que nous voyons rela­ter un tel fait, et s’il est exact on com­prend que cela suf­fise pour qu’aux yeux du savant, et de qui­conque aime à médi­ter sur les mys­tères de la nature, de tels êtres soient exces­si­ve­ment curieux et intéressants.

En effet, toutes les races humaines, à notre connais­sance, sont douées de la parole, dont elles usent plus ou moins. heu­reu­se­ment, et c’est un des attri­buts qui les dis­tinguent prin­ci­pa­le­ment des races ani­males, les­quelles, pri­vées de cen­tre de Bro­ca, organe d’as­so­cia­tion situé au niveau de la région fron­tale du cer­veau, le sont éga­le­ment de cette pré­cieuse facul­té. Nous avons donc accueilli avec quelque éton­ne­ment les décla­ra­tions con­fiées à la presse par M. Bal­san, à son retour d’A­frique australe.

On conçoit aisé­ment que nous, qui n’a­vons point par­cou­ru ce loin­tain pays, hési­tions à contre­dire ou à reprendre ce har­di voya­geur. Cepen­dant, les ouvrages sérieux consa­crés à l’é­tude du Kala­ha­ri et de ses habi­tants enseignent que les Bush­men, si arrié­rés soient-ils (et ils le sont), ne siègent point encore à l’ex­trême degré infé­rieur de l’humanité.

D’a­près les géo­graphes les plus dignes de foi — et nous ne cite­rons que M. Fer­nand Mau­rette, pour ne pas alour­dir cet article — les Bush­men, quand les Cafres les par­quèrent dans les terres répu­tées mor­telles du Kala­ha­ri, y trou­vèrent un peuple déjà ins­tal­lé ; c’é­tait un peuple de Négrilles, de taille encore plus petite que la leur, de confor­ma­tion plus ingrate, et com­plè­te­ment dépour­vu d’industrie.

Que firent les Bush­men ? Refou­lés par les Cafres, ils refou­lèrent à leur tour les Négrilles et occu­pèrent leur ter­ri­toire, obli­geant ces nains à émi­grer vers une zone encore moins accueillante où, logi­quement, ceux-ci dis­pa­raî­traient. Les Négrilles se sont donc repliés, enfon­cés dans le désert, et ils n’ont pas tout à fait dis­pa­ru ; quelques tri­bus sub­sistent, dé­cimées par la mala­die du som­meil, et le nombre de leur effec­tif dimi­nue rapide­ment. Or, selon M. Mau­rette et divers eth­nographes, ces Négrilles eux-mêmes ont un lan­gage, un lan­gage par­lé, extrê­me­ment pauvre, maïs ayant les carac­tères d’un idiome humain ; et les Bush­men, loin de n’é­chan­ger que des gri­maces et des hur­le­ments, pos­sèdent un voca­bu­laire qui, pour être fort indi­gent si on le com­pare aux nôtres, paraît riche et varié à côté de celui des Négrilles. Que ces der­niers ne soient peut-être, au sur­plus, qu’une branche inévo­luée de la race des Bush­men, ceci consti­tue une autre ques­tion, que nous n’a­bor­de­rons pas.

Comme les géo­graphes, les lin­guistes se sont inté­res­sés aux Bush­men, et ils nous révèlent que ceux-ci parlent effecti­vement une langue. Cette langue, ain­si que toutes celles de l’A­frique noire, s’ac­compagne volon­tiers de mimique, mais cette mimique est acces­soire et non essen­tielle ; elle cor­rige l’obs­cu­ri­té de cer­tains mots, et sup­plée à quelques autres qui font défaut, notam­ment dans la nu­mération, qui est très pauvre, quelques-uns de ces peuples ne comp­tant pas in­telligiblement au delà de deux. Pour­tant, les lin­guistes font men­tion d’un vé­ritable lan­gage par­lé chez les Bush­men, et même chez les Négrilles. Voir l’ou­vrage de L. Hom­bur­ger, Les Langues négro-afri­caines (Édi­tion Payot, Paris, 1941), cha­pitres Ier, XI et XII, qui cite des exem­ples du voca­bu­laire et de la gram­maire de ces peu­plades, en se réfé­rant aux sa­vants tra­vaux de nom­breux afri­ca­nistes, et en par­ti­cu­lier du doc­teur Bleek et de sa nièce. L’a­bon­dance, dans ces idiomes, de syl­labes « ins­pi­rées », dites « clicks », à peu près incon­nues dans ceux du reste du monde, presque inexis­tantes en Eu­rope, en rend l’é­tude mal­ai­sée, et l’identification par­fois incer­taine, mais, outre que la repro­duc­tion par le pho­no­graphe a per­mis de les iso­ler et de les ana­ly­ser, ces sons étranges ne sau­raient enle­ver à un dia­lecte son carac­tère et sa valeur de lan­gage humain. L’an­glais aus­si paraît bar­bare à qui­conque ne l’a jamais ouï ; et l’al­le­mand, et le polo­nais ; et pour­tant, ce sont bien des langues, n’est-ce pas ?

Il ne nous appar­tient pas de dire qui a tort ou rai­son, si M. Bal­san a été induit en erreur ou s’il s’est mépris ; nous cons­tatons une contra­dic­tion entre son rap­port et de très sub­stan­tiels écrits antérieurs.

Quoi qu’il en soit, en un cer­tain point du Kala­ha­ri, il y a deux rivières qu’il appelle la Nospp et le Molo­po, dont le cours est à sec. Toutes les bonnes cartes les men­tionnent, notam­ment la seconde, la pre­mière étant vrai­sem­bla­ble­ment celle qui figure plus sou­vent sous le nom de Nosob. Entre leurs lits taris, très inter­mittents, disent les géo­graphes, s’é­tend une région qu’au­cun homme n’a­vait visi­tée, tel­le­ment on la disait aride et désolée.

Les rares docu­ments rela­tifs à cette région — où ni les Blancs, ni les Cafres, ni les Bush­men, ni même les Négrilles n’ont péné­tré — la montrent comme tota­lement dépour­vue d’eau, et seule­ment hé­rissée de dunes de sable. Elle pas­sait pour aus­si hos­tile à la vie humaine que les pla­teaux gla­cés du pôle Sud, aus­si inhospi­talière que les cirques lunaires.

C’est dans cette contrée fan­tas­tique que M. Bal­san a réso­lu­ment pous­sé son expé­dition, qui a démon­tré que, si l’homme y était indé­si­rable, par contre une grande luxu­riance végé­tale s’en accom­mo­dait, et qu’elle ser­vait de refuge à un nombre ex­traordinaire d’a­ni­maux sauvages.

II

Nous éprou­vons beau­coup d’ad­mi­ra­tion pour M. Bal­san, pour son cou­rage, pour les acqui­si­tions nou­velles dont il va doter la science ; cepen­dant, nous avons été très éton­nés de sa conclu­sion. En effet, le bref récit qu’il a don­né men­tionne ceci :

La place me manque pour dire les sur­prises, les décou­vertes, l’invraisembla­ble den­si­té de faune de ce no man’s land… Ce que je veux noter, c’est la prin­ci­pale des ren­contres que j’y ai faites : celle de Dieu. Quand, dans la fatigue, dans le ris­que joué à fond, les limites humaines sont atteintes, un cadre de cette gran­deur vous ouvre au Divin… On se sent un jouet aux mains d’une volon­té maî­tresse. La Pro­vi­dence ne fait plus aucun doute : on la voit.

Le sen­ti­ment éprou­vé par M. Bal­san dans le Kala­ha­ri est si peu par­ti­cu­lier au Kala­ha­ri et à M. Bal­san, que nous le trou­vons expri­mé par James-Oli­ver Cur­wood en termes presque iden­tiques à pro­pos du grand Nord cana­dien, dans le cha­pitre X de son roman Les Chas­seurs d’or :

Tout en contem­plant cette lune im­mense, ou en regar­dant, à l’op­po­sé du ciel, scin­tiller en trem­blo­tant les cons­tellations du Nord, il ne pou­vait s’empê­cher de son­ger que Dieu était, ici, plus proche de la terre qu’en aucun autre point du monde.

On conçoit très bien James-Oli­ver Cur­wood et Fran­çois Bal­san enga­geant une polé­mique sur la ques­tion de savoir si Dieu est plus proche du Cana­da ou du Kala­ha­ri. Angois­sante contro­verse ! Mais il n’est que de relire Le Génie du chris­tianisme pour se convaincre qu’a­vec un peu de bonne volon­té Dieu est per­cep­tible partout.

Que M. Bal­san ait été conster­né de trou­ver un véri­table parc zoo­lo­gique dans ce pays sans eau, où, dit-il, la résis­tance des plantes, des ani­maux, aux vio­lences du cli­mat dépasse l’en­ten­de­ment, nous le vou­lons bien : et nous savons que tout ce qui dépasse l’en­ten­de­ment a tou­jours inci­té l’homme à croire en Dieu, à y voir une pré­sence et une inter­ven­tion divines… pen­dant quelque temps.

La mer­veilleuse pure­té des nuits du désert, la majes­té des soli­tudes, la solen­nité de l’o­céan, les colères du ciel que la foudre illu­mine, la lon­gé­vi­té des grands arbres et des hautes mon­tagnes et l’ori­gine inex­pli­cable du monde, la gué­ri­son ines­pé­rée de maux répu­tés, sans remède, par la ter­reur ou le res­pect qu’elles ont ins­pi­rés à l’homme, l’ont convain­cu, pen­dant long­temps, de l’exis­tence d’un créa­teur surnaturel.

Nous avoue­rons même que, dans un cer­tain sens, nous pré­fé­rons, devant la poly­chro­mie éphé­mère et for­mi­dable de l’arc-en-ciel, l’ef­froi super­sti­tieux des po­pulations pri­mi­tives à la banale indiffé­rence de nos misé­rables contem­po­rains. Car cette indif­fé­rence est sté­rile et prouve que le cœur de l’homme n’est plus sensi­ble à la poé­sie, ni à la beau­té, tan­dis que cet effroi peut deve­nir fécond, s’il se résout en curio­si­té. Et pour­tant, ce n’est là qu’une réserve de détail, qui ne nous empêche pas d’être bien aise de savoir ce qu’est l’arc-en-ciel ; — et qui donc, le sachant, pour­rait se sen­tir sai­si, à la vue de ce météore fami­lier, d’une reli­gieuse inquiétude ?

Quand les splen­deurs de l’u­ni­vers n’ont plus suf­fi à pro­cu­rer à l’homme ce divin émoi, il l’a recher­ché, et l’a retrou­vé par­fois, dans des causes plus arti­fi­cielles ; l’un, par exemple, était tou­ché par la grâce en écou­tant les cloches ou les or­gues, l’autre sou­le­vé par la foi à la vue d’une cathé­drale ou de quelque œuvre d’art ; l’autre encore s’in­toxi­quait par des danses gira­toires ou convul­sion­naires qui lui pro­cu­raient l’ex­tase au sein de laquelle il voyait Dieu, comme le fumeur de hachisch en proie aux hal­lu­ci­na­tions ; enfin, les plus rebelles avaient recours aux mor­ti­fi­ca­tions, fla­gel­la­tion, jeûne, in­somnie sys­té­ma­tique de l’a­do­ra­tion per­pétuelle, et pro­vo­quaient par la souf­france une hyp­nose qui les condui­sait au seuil du délire divin.

Devant la contra­dic­tion de ce désert inha­bi­table où M. Bal­san eut la sur­prise de trou­ver la vie flo­ris­sante, exu­bé­rante, pul­lu­lante ; devant cette appa­rence de miracle de mil­liers de lions habi­tant un pays sans eau, au mépris de la soif, et d’une oasis de ver­dure crois­sant là où il ne sem­blait pas qu’un lichen dût pous­ser, il n’est pas extra­or­di­naire qu’un explora­teur, sur­tout si son édu­ca­tion reli­gieuse l’y pré­dis­po­sait, et sur­tout quand, dans la fatigue, dans le risque joué à fond, les limites humaines sont atteintes, ait cru y ren­con­trer Dieu. Flam­ma­rion croyait l’a­per­ce­voir au delà des nébu­leuses, et Xavier de Maistre le voyait de sa fenê­tre en voya­geant autour d’une chambre.

Avoir, au péril de sa vie, lan­cé un raid dans le chaos, et voir s’ou­vrir un Para­dis ter­restre d’où seul Adam semble avoir été chas­sé, c’est, Colomb sur l’o­céan sans borne, entendre la vigie crier : « Terre ! » C’est, en dérive sur la ban­quise, trou­ver la mer libre du Pôle ; la chair s’é­meut, les nerfs tres­saillent, les yeux fondent en larmes, et les lèvres bal­bu­tient d’ins­tinct des paroles de recon­nais­sance, et l’es­prit ima­gine à ces paroles et à ce sen­ti­ment un des­ti­na­taire, qui ne peut être per­sonne sinon Dieu. Exté­nué, le voya­geur est dans la condi­tion requise pour éprou­ver ce for­mi­dable mirage du grand désert uni­ver­sel ; il a pei­né, il a souf­fert, peut-être a‑t-il eu peur ; il s’est infli­gé la macéra­tion maso­chiste du risque joué à fond, et il se retrouve éper­du de gra­ti­tude envers le sort auquel il n’a pas suc­com­bé. C’est une grande émo­tion. Si elle le plonge dans une illu­sion pro­fonde, c’est que l’homme ne peut pas sup­por­ter infiniment.

Mais, cette émo­tion pas­sée, ce grand trouble dis­si­pé, M. Bal­san connaî­tra bien­tôt la décep­tion des savants, qui ne se satis­fe­ront pas de son expli­ca­tion. Car expli­quer par la pré­sence de Dieu dans la brousse du Kala­ha­ri le fait que des plantes innom­brables y poussent et que des bêtes fauves y vivent, en des lieux où, appa­rem­ment, il n’y a pas d’eau, cela sem­ble­ra par trop simpliste.

D’autres explo­ra­teurs iront à leur tour visi­ter l’in­ter­land de la Nospp et du Molo­po, à qui l’a­no­ma­lie sem­ble­ra déjà moins étrange parce qu’a­vant eux elle aura été consta­tée ; leur esprit sera moins pré­ve­nu, leur curio­si­té mieux en éveil. Ils seront moins que M. Bal­san enclins à en attri­buer à la Pro­vi­dence divine le carac­tère mer­veilleux, qu’on pour­rait avec aus­si peu de rai­son impu­ter à quel­que dia­ble­rie occulte, atten­du que la part du Très Haut et celle du Malin sont assez dif­fi­ciles à dépar­ta­ger dès qu’on a affaire à ce genre de sortilèges.

Quand des infor­ma­tions plus circons­tanciées nous par­vien­dront de ces terri­toires encore secrets, les conclu­sions pré­sentes de M. Bal­san per­dront une grande par­tie de leur valeur.

Ter­mi­nons-en donc avec ces conclu­sions. En voi­ci le der­nier pas­sage digne d’être cité :

Sous le coup de cette émo­tion, je vou­lus la com­mu­ni­quer à un de mes sembla­bles. Il n’y avait pour m’en­tendre que mon chas­seur hot­ten­tot… Je lui dis :

« Quelle est ta reli­gion ? » « Tous les dieux sont le même Dieu », me répon­dit-il. J’in­sis­tai : « Mais quel est le tien ?» . Réponse : « Je n’en ai pas.» Je retom­bai, c’est le cas de le dire, de mon haut. Mais j’en conclus avec quelque fier­té que pour inter­pré­ter la nature, les noirs ne sont pas encore à notre niveau.

M. Bal­san a tort de tirer quelque fier­té de sa conclu­sion, car elle est injuste, par­tiale et inepte.

Il se peut bien que cer­tains Nègres ne  soient pas encore à notre niveau pour inter­pré­ter la nature : par exemple, il est hors de doute que les sor­ciers noirs de l’Ou­ban­gui et du Daho­mey, qui interprè­tent la nature avec des for­mules magi­ques, des incan­ta­tions, des gri-gri, des exor­cismes — bref, avec tout ce qui cons­titue l’ar­se­nal litur­gique d’une reli­gion — ne sont pas au niveau d’Élisée Reclus et de Jean Ros­tand, savants et phi­lo­sophes blancs qui, pour n’a­voir pas, comme M. Bal­san, ren­con­tré Dieu en Afrique aus­trale, n’en ont pas moins vu beau­coup de choses.

Sans doute M. Bal­san eût-il pré­fé­ré, pour se convaincre de l’é­ga­li­té de niveau des Blancs et des Noirs dans l’interpré­tation de la nature, que son chas­seur hot­ten­tot lui répon­dît qu’il croyait en un bon dieu de bois, dif­forme et bis­cor­nu, taillé de main d’homme, pour­vu d’un pro­di­gieux phal­lus, comme en construisent cer­taines tri­bus noires arriérées.

Au lieu de cela, il fut déçu d’a­voir un chas­seur hot­ten­tot ratio­na­liste, qui, plu­tôt que d’in­ter­pré­ter reli­gieu­se­ment la nature, s’é­tait fait une concep­tion maté­rialiste de l’u­ni­vers, ce qui n’est pas plus défen­du à un Nègre qu’à Le Dan­tec ou à Auguste Comte.

III

Oh ! Nous n’as­pi­rons pas à nier les valeurs spi­ri­tuelles et morales ; tout au contraire, nous les pro­cla­mons, nous les défen­dons, nous les met­tons bien au-des­­sus des valeurs maté­rielles, qui ne sont pas même des valeurs, tout au plus des biens. ’

Mais l’es­prit, c’est encore de la ma­tière ; de la matière ani­mée qui fonc­tionne et qui vit d’une cer­taine façon, qui pense, qui rai­sonne, qui res­sent ;  de la matière qui cherche, qui pro­pose, qui aime. L’es­prit, c’est l’a­po­théose de la ma­tière douée d’in­tel­li­gence et de sensibilité.

Par­tout où la matière brute entre en lutte contre l’es­prit, il la domine et elle suc­combe. Chaque fois qu’une forme plus raf­fi­née de la créa­tion est aux prises avec une forme plus gros­sière, cette der­nière est ou détruite ou conquise, et s’a­dapte, ou meurt. Ceci est l’his­toire de la nature comme celle des civilisations.

Nul ne pro­fesse donc une foi plus éle­vée que la nôtre en l’es­prit et en ses valeurs ; et que nous le regar­dions comme un concept phé­no­mé­nal et bio­lo­gique de la matière, au lieu de le confondre avec une âme d’o­ri­gine divine, ne dimi­nue en rien l’é­lé­va­tion de notre foi, ni cette foi elle-même.

En ver­tu de cette foi, nous sommes convain­cus que d’autres voya­geurs, mieux outillés maté­riel­le­ment et spi­ri­tuel­le­ment, éclair­ci­ront le mys­tère du Kala­ha­ri, que M. Bal­san a ren­du à l’hu­ma­ni­té le ser­vice émi­nent de consta­ter ; qu’ils nous diront, avec des expli­ca­tions ration­nelles, com­ment il se fait que le bas­sin des rivières à sec Nospp et Molo­po soit anhydre et pour­tant fer­tile en flore et en faune, autre­ment qu’en nous pré­sen­tant cette ano­malie comme un miracle.

Tou­jours en ver­tu de cette foi, nous sommes per­sua­dés que les Noirs seront un jour, comme le paraît sou­hai­ter M. Bal­san, à notre niveau pour interpré­ter la nature ; et, contrai­re­ment à ce qu’il pense, c’est l’exemple de son chas­seur hot­ten­tot qui nous confirme dans cette cer­ti­tude et nous affer­mit dans cet espoir.

Pierre-Valen­tin Berthier

 


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