La Presse Anarchiste

La terre promise ou l’impossible réhabilitation

I

À la pre­mière page de son livre, M. Mau­rice Bar­dèche prend la pré­cau­tion d’af­fir­mer qu’il ne défend pas la cause de l’Al­le­magne ; pour­tant, une lec­ture atten­tive per­met de se rendre compte qu’il met en doute la plu­part des crimes repro­chés aux Alle­mands pen­dant la der­nière guerre, ne retient que ceux qui sont abon­dam­ment prou­vés, s’in­ter­dit de por­ter un juge­ment sur ceux qui ont frap­pé des vic­times étran­gères parce que, pré­tend-il, sa juri­dic­tion s’ar­rête à la limite de sa natio­na­li­té, et il dis­cute encore ceux qui sont attes­tés, et sou­vent encore les excuse, les jus­ti­fie, et lorsque les cou­pables ne peuvent pré­sen­ter d’a­li­bis, il leur cherche, semble-t-il, des rai­sons sus­cep­tibles d’at­té­nuer leur culpabilité.

Qu’il nous soit per­mis d’ins­crire ici une pré­cau­tion iden­tique à la sienne :

ce n’est pas pour l’ac­cu­ser, lui, per­son­nel­le­ment, ni pour faire cho­rus avec ceux qui l’ont arrê­té à cause de son livre (et dont les griefs ne sont pas de même nature que les nôtres) que nous entre­pre­nons de réfu­ter ici sa plai­doi­rie. L’au­teur a pris à tâche l’im­pos­sible réha­bi­li­ta­tion des chefs natio­naux-socia­listes ; et les argu­ments que nous oppo­se­rons à sa thèse ne seront sans doute pas repris par le minis­tère public, ni par les autres réfu­ta­teurs éma­nant de par­tis ou de milieux avec les­quels nous n’a­vons aucune attache. Dans un autre organe, un rédac­teur que nous ne connais­sons pas a for­mu­lé des objec­tions judi­cieuses contre la réha­bi­li­ta­tion des chefs fran­çais de la Milice de Vichy ten­tée par M. Bruck­ber­ger ; ces objec­tions, nous les fai­sons nôtres, et l’on ver­ra que nous en pré­sen­tons de sem­blables contre la réha­bi­li­ta­tion des condam­nés de Nurem­berg auda­cieu­se­ment et impru­dem­ment ten­tée par M. Bardèche.

Com­men­çons par indi­quer que tout ce que dit M. Bar­dèche n’est pas injuste. Il déclare réprou­ver les crimes de guerre ; nous aus­si. D’ailleurs, « crime de guerre » est un pléo­nasme ; la guerre étant elle-même une espèce de crime glo­bal qui ren­ferme tous les autres, une Somme du crime, en quelque sorte, nous condam­nons les crimes de guerre en condam­nant la guerre ; le fait que nous réprou­vons la tue­rie en bloc nous dis­pense de pré­ci­ser que nous hon­nis­sons l’as­sas­si­nat en détail.

Nous sous­cri­vons volon­tiers à des phrases comme celle-ci, cueillie à la page 167 de ce Nurem­berg auquel M. Bar­dèche a don­né ce sous-titre inattendu :

« Ou la terre pro­mise », assez bizar­re­ment jux­ta­po­sé au titre : « Dans la mesure où l’ar­mée alle­mande a com­mis des actes contraires aux lois de la guerre, nous condam­nons ces actes et les hommes qui en sont res­pon­sables, mais sous la condi­tion qu’on les pro­duise avec les cir­cons­tances qui les ont accom­pa­gnés, qu’on en recherche les res­pon­sables sans esprit de par­ti, et que de tels actes soient condam­nés chez tous les bel­li­gé­rants quels qu’ils soient. »

De même, nous ne voyons rien qui nous heurte, bien au contraire, dans cette décla­ra­tion gla­née un peu plus loin :

«…À condi­tion que les offi­ciers alle­mands pour­sui­vis à ce titre seront punis des mêmes peines que les offi­ciers fran­çais res­pon­sables d’actes ana­logues en Indo­chine, avant et après cette guerre, car enfin, pour­quoi fau­drait-il appe­ler crime l’in­cen­die d’un pavillon de briques, et pec­ca­dille l’in­cen­die de vil­lages en bam­bous ?»

Le conte­nu de ces deux cita­tions est fort judi­cieux, ce n’est pas nous qui y objec­te­rons. Un meurtre et un incen­die com­mis par un Fran­çais ne sont pas moins odieux qu’un incen­die et un meurtre com­mis par un Alle­mand. Il n’y a pas de rai­son de s’in­di­gner de la répres­sion alle­mande en France si l’on approuve la répres­sion fran­çaise à Mada­gas­car. Nous avons d’ailleurs été sur­pris qu’ayant admis cette com­pa­rai­son et témoi­gné ain­si d’une égale com­mi­sé­ra­tion pour un Fran­çais et pour un sujet colo­nial M. Bar­dèche parle ensuite avec tant de dédain raciste des Juifs, des Noirs et des Asia­tiques. Mais pas­sons : le droit de cri­tique peut faire man­quer au devoir de cha­ri­té sans que cela soit très grave ; ce n’est pas en cela que nous nous pro­po­sons de l’entreprendre.

Nous avons dit que M. Bar­dèche, encore qu’il s’en défende, a don­né l’im­pres­sion de vou­loir inno­cen­ter les bour­reaux, et son plai­doyer nous heurte sur­tout quand il s’at­tache à dénon­cer le pro­cès de Nurem­berg comme une erreur judi­ciaire à l’é­gard des chefs nationaux-socialistes.

M. Bar­dèche use d’un pro­cé­dé trou­blant dans son argu­men­ta­tion jus­ti­fi­ca­tive. Quand il prend la défense des sol­dats ou des subal­ternes, il dit : « Ils ne sont pas cou­pables, car ils étaient cou­verts par les ordres reçus en exé­cu­tion des­quels ils ont dû com­mettre des atro­ci­tés qu’ils réprou­vaient en leur âme et conscience» ; et quand il prend la défense des chefs, il dit : « Ils sont inno­cents, car ils n’ont jamais ordon­né les atro­ci­tés com­mises à leur insu dans des camps dont ils igno­raient les horreurs. »

On voit que les deux termes de cet arti­fi­cieux plai­doyer se contre­disent et s’ex­cluent ; ou bien les chefs ont com­man­dé les crimes au corps défen­dant des exé­cu­tants mal­gré eux ; ou bien les subal­ternes les ont com­mis à l’in­su des chefs. À la véri­té, les deux cas se sont pro­duits indé­pen­dam­ment les uns des autres. Il est pro­bable que les des­truc­teurs d’O­ra­dour-sur-Glane ont agi sans consul­ter l’é­tat-major du Füh­rer, et que la plu­part des crimes du même ordre furent impro­vi­sés ; mais quand des régions entières du front Est furent rasées et dépeu­plées, quand des cen­taines de mil­liers, quand des mil­lions d’hommes mou­raient dans les camps, il est impos­sible que les diri­geants natio­naux-socia­listes ne l’aient point su, et même qu’ils n’aient point don­né d’ordre auto­ri­sant l’ac­com­plis­se­ment de ces massacres.

Cer­taines troupes ont sans doute obéi à regret à des chefs san­gui­naires, de même que cer­tains chefs ont été dans l’i­gno­rance des excès com­mis par leurs troupes. Mais il ne pou­vait s’a­gir à la fois des mêmes troupes et des mêmes chefs.

À la véri­té, toutes les armées en guerre, tous les états-majors, tous les gou­ver­ne­ments bel­li­gé­rants, com­mettent des crimes dans la res­pon­sa­bi­li­té des­quels, ils sont quel­que­fois soli­daires depuis le plus humble sol­dat jus­qu’au géné­ra­lis­sime le plus inac­ces­sible. Cela, d’ailleurs, M. Bar­dèche le reconnaît.

Vou­loir inno­cen­ter les gou­ver­nants du IIIe Reich et leurs gau­lei­ters est une erreur. Ils n’ont été les mar­tyrs que de leur propre féro­ci­té. Nous ne sommes donc plus ici d’ac­cord avec M. Bar­dèche ; et nous serons en désac­cord avec lui sur quelques autres points que nous allons pas­ser en revue.

II

M. Bar­dèche estime que le tri­bu­nal de Nurem­berg n’a­vait pas qua­li­té pour les juger, fussent-ils cou­pables ; et il lui dénie cette qua­li­té pour dif­fé­rentes rai­sons. En voi­ci d’a­bord deux :

1° Pour qu’un juge soit habi­li­té à sévir contre un cri­mi­nel, il convient que ce juge n’ait pas, lui aus­si, quelque crime à se repro­cher ; or, les gou­ver­ne­ments qui avaient délé­gué à Nurem­berg des juges et des pro­cu­reurs ont à se repro­cher des crimes sem­blables à ceux qu’ils ont pour­sui­vis et sanctionnés ;

2° La guerre étant une épreuve de force entre deux par­ties en désac­cord, celui-ci se trouve tran­ché dès l’ins­tant où l’une des par­ties a obte­nu la vic­toire, et c’est un addi­tif immo­ral et non conve­nu à la règle du jeu, un pro­lon­ge­ment inad­mis du jeu lui-même, que le juge­ment for­cé­ment par­tial du vain­cu par le vain­queur après que les armes ont décidé.

Ces deux rai­sons de répu­dier Nurem­berg sont peut-être pleines de logique. Il se peut bien qu’on puisse mettre dans le même sac …les juges, les jugés, les égor­geurs mêlés avec les égor­gés… (Vic­tor Hugo, Légende des Siècles.) et il se peut bien aus­si que de mettre à mort des têtes augustes, des gens ayant régné, des poten­tats hier habi­tués à com­man­der au bour­reau et aujourd’­hui sur­pris d’a­voir à pas­ser par ses mains, rompe inop­por­tu­né­ment, aux yeux de cer­tains, avec l’an­cien usage de man­sué­tude envers les tyrans disgraciés.

À ces deux rai­sons, nous ne répon­drons pas par des argu­ments propres à les réfu­ter selon une dia­lec­tique rigou­reuse. Nous dirons seule­ment ceci :

1° Les juges ne nous importent guère, car les jugés ne nous inté­ressent pas ; Rib­ben­trop et Goe­ring auraient-ils été jugés par le Diable en per­sonne, nous n’y pren­drions pas garde ; les hommes d’É­tat et les chefs d’ar­mée qui furent condam­nés à Nurem­berg, même s’ils le furent parce que leur sort était fixé par d’autres chefs d’ar­mée et d’autres hommes d’É­tat aus­si impurs, aus­si nui­sibles qu’eux, ne nous ins­pirent aucune pitié, et ce qui est adve­nu de leur per­sonne nous laisse insen­sibles et froids ; en condam­nant l’É­tat, la guerre et l’ar­mée, nous avons anti­ci­pé sur la sen­tence qui les a frappés ;

2° Nous ne voyons aucun incon­vé­nient à ce qu’à l’is­sue d’une guerre les gou­ver­nants vain­queurs fassent périr les gou­ver­nants vain­cus ; après une héca­tombe de plu­sieurs mil­lions d’in­no­cents, cela ne fait en somme qu’un petit nombre de morts en plus, et géné­ra­le­ment cou­pables ceux-là. Si l’in­cer­ti­tude de gagner la guerre, et la convic­tion de mou­rir pen­dus s’ils la perdent, pou­vaient les faire hési­ter avant, ce serait peut-être un salu­taire répit qui nous en exempterait.

Si les meneurs de peuples deviennent aus­si sévères les uns envers les autres qu’ils le furent dans le pas­sé à l’é­gard de ceux qu’ils gou­ver­naient, la puni­tion des majes­tés déchues pour­rait être le com­men­ce­ment de la sagesse pour les majes­tés régnantes, encore que des pré­cé­dents fameux n’au­to­risent que médio­cre­ment cet espoir.

En effet, il est beau­coup plus fré­quent que M. Bar­dèche ne feint de le sup­po­ser que les vain­queurs jugent les vain­cus. Le géné­ral Fran­co, fait mou­rir l’un après l’autre, en Espagne, les anti­fas­cistes qui lui ont résis­té et qu’il a défaits ; les trots­kistes ont été jugés en Rus­sie après l’é­cra­se­ment de leur fac­tion ; les gré­vistes des mines du Nord sur qui M. Jules Moch a rem­por­té une glo­rieuse vic­toire ont été pour­sui­vis devant les tri­bu­naux et incar­cé­rés ; et sans remon­ter à Alexandre, qui fit pas­ser au fil de l’é­pée les habi­tants de Tyr dont il venait de s’emparer, sans par­ler des Albi­geois, sans rap­pe­ler la mise à mort de Ver­cin­gé­to­rix et l’exil de Napo­léon, com­bien de com­bat­tants, à qui le sort des armes avait été contraire, ont subi la loi du plus fort et le vae vic­tis, que le ver­dict de Nurem­berg, à l’ins­tar de celui qui frap­pa Jeanne d’Arc, a seule­ment paré de solen­ni­té judi­ciaire et de pro­cé­du­rière hypo­cri­sie ! Som­maire ou for­ma­liste, c’est la même jus­tice, et il n’y a entre ses deux mani­fes­ta­tions que la dif­fé­rence qui paraît entre le juge­ment de Louis XVI et l’exé­cu­tion de Nico­las II.

Donc, sur ces deux points-là, l’im­pos­si­bi­li­té où nous sommes de nous api­toyer sur le sort des com­pa­rants et des condam­nés nous empêche d’ob­jec­ter à l’ap­pel de la cause, au réqui­si­toire et à la condam­na­tion, quand bien même on nous prou­ve­rait qu’ils ne furent que manœuvre, vin­dicte et arbi­traire — comme dans la jus­tice de classe qui sert d’arme aux vain­queurs de la lutte sociale quotidienne.

III

Lais­sons de côté sans les dis­cu­ter cer­tains points qui nous entraî­ne­raient trop loin. « Les mil­lions de morts slaves ou juifs ne nous importent pas, explique en sub­stance M. Bar­dèche, car, si mal­heu­reux que cela puisse être, ce n’est pas à nous, Fran­çais, de récla­mer, pour ces morts qui ne nous sont rien, une répa­ra­tion que ni le peuple juif, ni les nations slaves, ne paraissent dis­po­sés à deman­der, et nous n’al­lons pas, pour une cause qui regarde d’autres que nous, lais­ser s’ag­gra­ver un dif­fé­rend fran­co-alle­mand que je consi­dère comme déjà trop grave, et le lais­ser s’é­ter­ni­ser quand il n’a duré que trop. »

C’est en sub­stance ce que dit M. Bar­dèche. Bien enten­du, ce n’est pas nous qui pro­po­se­rons d’é­lar­gir l’a­bîme que trois guerres ont ouvert entre le peuple alle­mand et le peuple fran­çais. Sur­tout, il faut évi­ter de nou­veaux litiges entre eux ; l’Eu­rope sera mal paci­fiée, et son atmo­sphère irres­pi­rable, et la paix pré­caire, tant qu’il sub­sis­te­ra entre eux une divi­sion savam­ment entre­te­nue ; quelle erreur serait-ce, que de leur pré­pa­rer une guerre éter­nelle dans l’a­ve­nir sous pré­texte que les guerres du pas­sé les ont dres­sés l’un contre l’autre ! Si l’ou­bli des offenses reçues est un sacri­fice, je crains bien que ce ne soit pré­ci­sé­ment ce sacri­fice-là qui doive être offert à la paix ; la paix mérite de très grands sacri­fices, et celui-ci doit lui être fait, sinon aucune paix ne sera possible.

Admet­tons donc qu’il n’en­trait pas dans le rôle du pro­cu­reur fran­çais de deman­der jus­tice pour les Juifs et pour les Slaves : admet­tons-le pour n’a­voir pas à dis­cu­ter plus avant ; mais admet­trons-nous en même temps que les chefs natio­naux-socia­listes étaient inno­cents des crimes dont il s’a­git, sous pré­texte que, juri­di­que­ment, l’ac­cu­sa­tion n’a­vait pas qua­li­té pour leur en deman­der raison ?

Il faut tout de même mani­fes­ter un mini­mum de bonne foi. Com­ment se fait-il que M. Bar­dèche, si étroi­te­ment fran­çais qu’il refuse de s’in­té­res­ser aux vic­times quand elles sont juives, consente à s’in­té­res­ser aux assas­sins, bien que ceux-ci soient alle­mands ? Si son natio­na­lisme l’é­loigne de toute pitié envers les inno­cents, d’où vient qu’il l’au­to­rise à tant de com­pas­sion à l’é­gard des cou­pables, en dépit du fait que les uns comme les autres doivent être pour lui des étran­gers ? Refu­sant de s’in­di­gner des per­sé­cu­tions anti­sé­mites, parce que, Fran­çais avant tout, elles ne le concernent pas, com­ment peut-il s’in­di­gner avec autant de véhé­mence du juge­ment de Nurem­berg qui, ren­du contre des Alle­mands, ne devrait pas — de son point de vue propre, non du nôtre — le concer­ner davantage ?

Adop­tant sa manière de pen­ser les choses et de pré­sen­ter les faits, nous pour­rions, nous, tout aus­si bien, res­treindre notre hori­zon à notre idéo­lo­gie comme il a cir­cons­crit le sien à sa natio­na­li­té, et nous per­mettre cepen­dant les mêmes échap­pées de com­plai­sance ; rien ne nous empê­che­rait alors de dire : « De même que ces vic­times nous indif­fèrent parce qu’elles avaient le Tal­mud pour loi, de même ces incul­pés nous laissent froids parce qu’ils avaient la croix gam­mée pour dra­peau. Nous nous moquons de savoir si le minis­tère public était consti­tué régu­liè­re­ment, s’il s’est abs­te­nu de récla­mer répa­ra­tion de cer­tains crimes ; s’il a, au contraire, récla­mé répa­ra­tion de crimes qui ne concer­naient pas sa juri­dic­tion et n’é­taient pas de son res­sort, et même si tout cela n’é­tait qu’une paro­die de jus­tice, ou qu’une ‘espèce d’a­ven­ture de guerre arri­vée en marge des champs de bataille ».

En nous refu­sant à consi­dé­rer comme « étran­ger » quoi que ce soit « qui soit humain », nous nous pla­çons sur le ter­rain, tout dif­fé­rent, où se pla­çaient les anti­mi­li­ta­ristes qui défen­daient le capi­taine Drey­fus ; pour nous, les étran­gers, ce sont les bour­reaux ; nos com­pa­triotes, ce sont les vic­times ; et la défense de l’homme, c’est la défense des vic­times contre les bour­reaux. Et c’est un abus de mots que vou­loir nous faire consi­dé­rer les chefs natio­naux-socia­listes, les com­pa­gnons d’A­dolf Hit­ler, comme des vic­times, sous pré­texte que le bour­reau les a pen­dus, ou sous pré­texte que le bour­reau lui-même, ou ses chefs, méri­taient la corde, ce qui, pour l’ins­tant, n’est pas en question.

IV

M. Bar­dèche com­bat le prin­cipe, appli­qué à Nurem­berg, de la res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive. Il consent à ce que soient jugés et punis indi­vi­duel­le­ment les auteurs d’actes de cruau­té qui ont été iden­ti­fiés et confon­dus, et si ce désir est sin­cère, il a été en par­tie exau­cé, puisque des nazis, des S.S., des feld­gen­darmes et autres tor­tion­naires ont expié ; mais il n’ad­met pas que la par­tie engage le tout et que la col­lec­ti­vi­té soit res­pon­sable pour l’individu.

Evi­dem­ment, c’est là cor­rec­te­ment rai­son­ner ; on ne peut repro­cher un crime qu’à qui le com­met ou l’or­donne ; un crime com­mis par un vigne­ron, un nègre, un gym­naste, un titu­laire de la médaille de sau­ve­tage, un uni­jam­biste, ne rejaillit point sur l’hon­nête com­mu­nau­té des vigne­rons, des nègres, des gym­nastes, des sau­ve­teurs médaillés et des inva­lides à jambe de bois. Dieu fut injuste en condam­nant toute l’hu­ma­ni­té pour la faute d’A­dam et le crime de Caïn, et en 1949 aucun des gou­ver­ne­ments dont les sol­dats occupent l’Al­le­magne ne parle plus (c’é­tait bon pour la pro­pa­gande de Londres en 1943) de châ­tier ce pays du pre­mier homme jus­qu’au der­nier et jus­qu’à la consom­ma­tion des siècles pour les abo­mi­na­tions du sieur Himmler.

Tou­te­fois, nous ferons obser­ver à M. Bar­dèche que cette mesure, ce sang-froid qui pré­sident à notre juge­ment, et qui font que nous pré­fé­re­rions le sus­pendre sur une tête cou­pable plu­tôt que de le lais­ser s’a­battre sur une tête inno­cente, les brutes san­gui­naires qui ont fait tant de mal à l’Eu­rope ne nous en ont pas tou­jours don­né l’exemple. Certes, j’ai été témoin, pour ma part, d’oc­ca­sions où les Alle­mands, ayant eu des hommes tués, ont renon­cé à exer­cer des repré­sailles qui eussent été conformes aux « lois de la guerre» ; mais je sais aus­si, et j’ai vu, des cas où ils ont mas­sa­cré des mal­heu­reux sans défense. Cela est le fait de toutes les armées, soit, et il fau­drait exter­mi­ner toutes les nations, si chaque nation devait payer pour tous les crimes de ses armées. La res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive, consi­dé­rée sous cet angle, est inconcevable.

Tel­le­ment incon­ce­vable que les pré­ju­gés chau­vins tels que l’os­tra­cisme envers les pri­son­niers alle­mands, se sont dis­sous pro­gres­si­ve­ment, au point qu’en 1949, même dans des clubs très patriotes, des « tra­vailleurs libres » jouent au foot­ball en com­pa­gnie de coéqui­piers qui, en 1944, tiraient au coin des bois sur les ter­ri­to­riaux en déban­dade ; si ces Alle­mands étaient exempts de conta­gion nazie, ce n’est que jus­tice à leur égard, et s’ils en avaient été conta­mi­nés, cette réédu­ca­tion ne peut pas leur faire de mal, sans par­ler du pro­fit qu’en peuvent tirer les Fran­çais de leur côté.

Rai­son­ne­rons-nous de même à l’é­gard des chefs, des per­son­na­li­tés influentes, des membres impor­tants et agis­sants du par­ti natio­nal-socia­liste alle­mand ? Nous y revien­drons tout à l’heure.

L’autre jour, j’ai vu pas­ser un ménage alle­mand dans la rue ; il était sym­pa­thique et sou­riant ; une fillette le devan­çait en gam­ba­dant, appe­lant ses parents dans sa langue natale, et c’est tou­jours amu­sant d’en­tendre un enfant s’ex­pri­mer dans une langue étran­gère. La fillette sem­blait heu­reuse, et les pas­sants disaient :

— Ce sont des gens comme d’autres ! Comme c’est drôle !

Eh ! non, ce n’est pas là une chose sin­gu­lière : c’est au contraire tout natu­rel. Il faut qu’une édu­ca­tion inepte ait pro­fon­dé­ment per­ver­ti vos esprits pour que vous soyez sur­pris de trou­ver dans ces étran­gers des gens sem­blables à vous. Que vous vous éton­niez des dif­fé­rences qui vous appa­raissent entre eux et vous, voi­là ce que nous com­pren­drions sans peine ; et non pas que vous trou­viez extra­or­di­naires vos simi­li­tudes. Plus vous vous aper­ce­vrez que vous avez de points com­muns, plus vous serez prompts à reje­ter la ten­ta­tion ou l’offre de vous entre-exter­mi­ner. C’est là ce que nous vous dirons tou­jours au sujet des peuples qui vivent en d’autres contrées de la pla­nète, qu’il s’a­gisse de ceux-ci ou de ceux-là, et sans nous dis­si­mu­ler que ces peuples ne sont pas par­faits, qu’ils ont envers vous les mêmes pré­ju­gés que vous envers eux, qu’ils ont besoin, eux aus­si, de faire le même effort sur eux-mêmes pour vaincre leurs pré­ven­tions pareilles aux vôtres, et de recon­naître leurs erreurs et leurs crimes dont les vôtres sont quel­que­fois la réplique, et de faire un mea culpa qu’on pour­rait aus­si, en bien des cas, vous conseiller !

Le drame, c’est que tous, tant que vous êtes, vous ne faites jamais connais­sance autre­ment qu’a­vec un uni­forme sur le dos ; et à ce moment-là, il vau­drait beau­coup mieux pour vous que vous ne fis­siez pas connais­sance, car alors vous n’êtes plus des hommes, vous n’êtes plus « des gens comme d’autres », vous êtes deve­nus des monstres, ou des brutes, ou des imbé­ciles. Avec un uni­forme sur le dos, vous êtes deve­nus, ou bien le robot auto­ma­tique des froids cal­cu­la­teurs à l’âme poly­tech­ni­cienne, ou bien l’exé­cu­teur pas­sif des avo­cats par­le­men­taires appe­lés aux hautes des­ti­nées des répu­bliques laïques, ou bien le sou­dard déchaî­né des grands fana­tiques de l’histoire.

Aucun aveu­gle­ment ne nous dis­si­mule les qua­li­tés du peuple alle­mand, que les autres peuples ont inté­rêt a connaître, ni ses défauts ni ses erreurs, que, dans son propre inté­rêt, le peuple alle­mand doit consen­tir à s’en­tendre énu­mé­rer. Dans la seconde guerre mon­diale, les crimes repro­chés à l’Al­le­magne ne sont pas impu­tables col­lec­ti­ve­ment au peuple ; s’ils sont impu­tables à l’ar­mée, c’est dans la mesure où l’on peut accu­ser une armée d’être cri­mi­nelle (a‑t-elle donc une autre mis­sion que celle de tuer?). Mais ils sont sur­tout, ils sont presque exclu­si­ve­ment impu­tables au Par­ti. C’est le Par­ti, sa mys­tique de la race, sa xéno­pho­bie exa­cer­bée, son dog­ma­tisme étroit, son mes­sia­nisme illu­mi­né, qui sont à l’o­ri­gine des atro­ci­tés folles, de celles qui confondent l’i­ma­gi­na­tion et plongent l’es­prit dans la stu­peur. Leçon tra­gique ! Papiste ou hugue­not, guelfe ou gibe­lin, ou de quelque ter­mi­no­lo­gie phi­lo­so­phique ou confes­sion­nelle que vous vous récla­miez, c’est à ces excès mor­bides, à ces extra­va­gantes aber­ra­tions, que vous condui­ra dans le crime le funeste esprit par­ti­san, si vous vous lais­sez entraî­ner par les fac­tions au nom d’un cre­do ancien ou nou­veau, Tal­mud ou Mein Kampf, Kapi­tal ou Koran, quand bien même serait pure et lim­pide la source qui a don­né nais­sance à l’im­pé­tueux tor­rent d’in­to­lé­rance et d’exaltation.

Cette res­pon­sa­bi­li­té-là, elle appar­tient col­lec­ti­ve­ment aux pro­mo­teurs du natio­nal-socia­lisme. Quand nous lut­tions, avant la guerre, pour le rap­pro­che­ment du peuple fran­çais et du peuple alle­mand dans leur inté­rêt mutuel, nous n’a­vons jamais man­qué de faire res­sor­tir aux Alle­mands le dan­ger que l’i­do­lâ­trie vouée à un dic­ta­teur pou­vait faire cou­rir au peuple qui s’y aban­don­nait. Le fait que ces puis­sants per­son­nages d’un régime ter­rible sont morts ne nous récon­ci­lie pas avec eux. Pour­rions-nous les res­sus­ci­ter que nous ne le ferions pas, et si, après la chute de Fran­co, quel­qu’un pré­ten­dait l’ab­soudre et le réha­bi­li­ter, nous tien­drions le même lan­gage, encore que la noci­vi­té du poten­tat espa­gnol n’ait point débor­dé ses fron­tières et acquis l’en­ver­gure inter­na­tio­nale comme celle des hommes de Berlin.

Empres­sons-nous de pré­ci­ser que nous restrei­gnons cette contro­verse au sujet par­ti­cu­lier du livre de M. Bar­dèche et que nous nous abs­te­nons d’é­lar­gir le débat tout à fait volon­tai­re­ment. En effet, si nous sou­te­nons que les chefs natio­naux-socia­listes étaient cou­pables, nous n’en­ten­dons point par là qu’ils sont les seuls cou­pables ; peut-être ne sont-ils pas même les prin­ci­paux cou­pables. Les pre­miers res­pon­sables des crimes de guerre, ce sont les res­pon­sables de la guerre ; or, à moins d’a­dop­ter le point de vue uni­la­té­ral du vain­queur ou du vain­cu, il est impos­sible, sans une docu­men­ta­tion com­plète et impar­tia­le­ment recueillie, de pro­cé­der à l’é­ta­blis­se­ment lumi­neux de ces res­pon­sa­bi­li­tés, et il est à peu près impos­sible éga­le­ment de réunir cette docu­men­ta­tion et de faire ce pro­cès, les bel­li­gé­rants n’ayant pas l’ob­jec­ti­vi­té requise pour que leur inté­gri­té soit hors de soup­çon, et les neutres ayant inté­rêt à s’abs­te­nir de tout juge­ment comme ils se sont abs­te­nus de toute participation.

Dès qu’on essaie d’embrasser le pro­blème tout entier des res­pon­sa­bi­li­tés de la guerre, le désac­cord est géné­ral. L’un accuse le fas­cisme, l’autre le capi­ta­lisme, l’autre le maté­ria­lisme, un autre le judaïsme, un autre l’E­glise, un autre les trusts ; un autre accuse les gou­ver­nants qu’il sépare de leurs sujets, tan­dis qu’un autre rétorque que ce sont ces sujets qui se sont don­né ces gou­ver­nants et plaide qu’il y a com­pli­ci­té et soli­da­ri­té entre le peuple et ses maîtres, entre les exé­cu­tants et les chefs ; d’autres envoient pro­me­ner les grues méta­phy­siques, les enti­tés, les mythes, pour pro­cla­mer que la guerre est un phé­no­mène humain qui res­sor­tit à l’i­ni­tia­tive humaine et, par consé­quent, à l’hu­maine res­pon­sa­bi­li­té, et donc qu’il faut cher­cher les hommes. Là, la dif­fi­cul­té se com­plique, car cette res­pon­sa­bi­li­té, en admet­tant qu’on l’ait prou­vée et iden­ti­fiée, se par­tage la plu­part du temps entre plu­sieurs foyers, puis s’é­miette en une foule de res­pon­sa­bi­li­tés inter­mé­diaires, pour se diluer fina­le­ment dans l’im­mense et for­mi­dable et sécu­laire res­pon­sa­bi­li­té pas­sive des col­lec­ti­vi­tés sou­le­vées par le dogme, ou conduites par la loi, ou pous­sées par le fouet, vaste abîme où elle tombe et se perd et devient néga­tive, où elle se trans­forme en irres­pon­sa­bi­li­té, à la façon d’un fluide qui change ins­tan­ta­né­ment de signe lors­qu’il se pré­ci­pite à la masse et s’en­glou­tit dans l’inconnu.

Nous ne sau­rions donc nous pla­cer sur le même ter­rain que les juges de Nurem­berg pour dis­cu­ter des res­pon­sa­bi­li­tés de la guerre ; mais nous ne pou­vons nous pla­cer sous le même angle que M Bar­dèche pour absoudre les hommes qu’ils ont condam­nés. Ils étaient les chefs d’un par­ti qui déte­nait tout le pou­voir sur le peuple, et eux déte­naient tout le pou­voir sur le par­ti ; qui dit pou­voir sup­pose accep­ta­tion de res­pon­sa­bi­li­té. Diluée dans le peuple, émiet­tée dans les rangs du par­ti, par­ta­gée dans les cadres, cette res­pon­sa­bi­li­té, à la tête, se cris­tal­lise et devient une chose évi­dente, presque visible, que les chefs ne peuvent pas nier.

Sans pré­tendre que tous ses membres, voire même tous ses chefs, ont une part égale, une soli­da­ri­té sans nuance et sans degré dans les crimes du par­ti, il convient d’ob­ser­ver que le par­ti tota­li­taire est une orga­ni­sa­tion com­pacte, où tous les par­ti­ci­pants sont sou­dés avec une telle inté­gri­té gré­gaire qu’il est à peu près impos­sible d’y dis­cer­ner une res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle, cha­cune étant fon­due dans une énorme et indi­vi­sible res­pon­sa­bi­li­té com­mune. Quand la foudre s’a­bat sur une telle construc­tion poli­tique, elle ne peut choi­sir, elle ne peut dis­so­cier : que ce soit un aver­tis­se­ment pour ceux qui seraient ten­tés d’en édi­fier de pareilles dans l’avenir !

Ayant lui-même exer­cé contre ses adver­saires, et même contre des gens inof­fen­sifs, des peines col­lec­tives pour des meurtres iso­lés, le par­ti natio­nal-socia­liste avait don­né, à son propre juge­ment et à sa propre condam­na­tion, des pré­cé­dents tels qu’on peut dire qu’il a subi sa propre loi, celle qu’il appli­quait aux autres avant qu’elle lui fût appliquée.

Nous pou­vons sup­po­ser sans invrai­sem­blance que, si ce par­ti se recons­ti­tuait, il désa­voue­rait les tue­ries de Ravens­bruck et de Mau­thau­sen, exac­te­ment comme l’E­glise catho­lique a désa­voué les sup­plices de l’In­qui­si­tion. Que valent ces désa­veux tar­difs ? C’est du vivant d’Himm­ler, c’est du temps de Tor­que­ma­da qu’il eût fal­lu les signifier.

V

Nous dédai­gnons aus­si de consi­dé­rer si l’on a fait jouer indû­ment une rétro­ac­ti­vi­té contraire à l’u­sage du droit romain. Quoi ! M. Bar­dèche s’in­digne de ce qu’on ait condam­né Kei­tel pour des actes qui étaient licites au moment où il les a com­mis, aucune loi inter­na­tio­nale ne les inter­di­sant alors, et cette loi ayant été créée pour les besoins du tri­bu­nal de Nurem­berg ! Mais cette rétro­ac­ti­vi­té, contraire, certes, au droit romain, et au droit tout court, les natio­naux-socia­listes l’ont intro­duite dans le droit alle­mand dès leur acces­sion au pou­voir, contre les mili­tants de gauche, pour des actes com­mis par ceux-ci en pleine léga­li­té sous la répu­blique de Wei­mar. Il est exem­plaire que qui s’est ser­vi du glaive meure par le glaive ; que M. Guillo­tin périsse par la guillo­tine, et M. Kei­tel par la rétroactivité.

Ni la rétro­ac­ti­vi­té des lois, ni la res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive n’est un concept romain, non plus qu’un concept chré­tien ; à cette obser­va­tion de M. Bar­dèche, nous ajou­te­rons que nous ne les consi­dé­rons pas davan­tage comme un concept démo­cra­tique. Et moins encore comme un concept liber­taire ! Mais quand les chefs natio­naux-socia­listes ont-ils invo­qué ces concepts, quand se sont-ils pla­cés sous leur sau­ve­garde ? N’a­vaient-ils pas décla­ré la guerre à l’i­déo­lo­gie tra­di­tion­nelle pour sub­sti­tuer à ces concepts de nou­veaux concepts rele­vant d’autres réa­li­tés ou d’autres mythes ? En défi­ni­tive, si c’est une loi hit­lé­rienne qu’on a appli­quée à Nurem­berg, si c’est une sen­tence hit­lé­rienne qu’on y a pro­non­cée, il est peut-être para­doxal qu’elles l’aient été par ceux qui ont vain­cu Hit­ler, mais le fait qu’elles le furent contre les hit­lé­riens enlève à cette cri­tique la majeure par­tie de son impor­tance. Ce nou­veau droit qu’ils vou­laient mil­lé­naire aura duré juste autant qu’eux.

Nous lisions, hier encore, le récit d’un sur­vi­vant de Maj­da­nek ; de tels témoi­gnages n’ont pas obli­ga­toi­re­ment le pou­voir de rendre pro­sé­mite un natio­na­liste occi­den­tal indif­fé­rent au sort des Juifs et des « Asiates» ; mais ils inter­disent toute pos­si­bi­li­té de réha­bi­li­ta­tion des hommes qui ont été condam­nés à Nuremberg.

Tous les hommes sen­sibles détestent, évi­dem­ment, ces mises à mort avec mises en scène, ces gibets, ces éta­lages de cadavres, même lorsque ce sont les cadavres de ceux devant qui, la veille, tout trem­blait. Il faut d’ailleurs recon­naître que M. Bar­dèche cherche à convaincre, mais renonce à émou­voir. Il a com­pris, pro­ba­ble­ment, que s’il n’emportait pas notre abso­lu­tion, il ne devait pas essayer de requé­rir notre pitié. Il a bien fait. Quelque pro­vi­sion de pitié que nous eus­sions, et quelque désir que nous éprou­vions de n’en refu­ser à per­sonne, c’est la faute, des grands dic­ta­teurs si nous n’en avons plus pour eux, car ils ont cau­sé tant d’in­for­tunes et de détresses que nous n’en aurons pas assez pour ceux qu’ils ont désespérés.

Si la pro­cé­dure a été boi­teuse, si la forme n’a pas été res­pec­tée, c’est bien regret­table ; mais com­bien il est plus regret­table que, sans forme aucune, sans nulle pro­cé­dure, des mil­lions d’hommes aient été abat­tus en rase cam­pagne, réduits à mou­rir dans les parcs concen­tra­tion­naires, asphyxiés de la main des tueurs dans les chambres à gaz, sans avoir de juges pour les juger, de pro­cu­reurs pour les mettre en accu­sa­tion, ni d’a­vo­cats pour les défendre !

Enfin, si le pro­cès des vain­cus n’est, comme le sou­tient M. Bar­dèche, qu’une demi-jus­tice, et si le pro­cès des vain­queurs reste à faire, si la moi­tié des assas­sins demeurent en liber­té, si le non-lieu dont béné­fi­cient les gagnants de la guerre laisse l’é­qui­té insa­tis­faite, qu’y pouvons-nous ?

Ce n’est pas nous qui avons inven­té Nurem­berg ; nous n’y avons été ni légistes, ni juges, ni avo­cats, ni accu­sa­teurs, ni témoins ; nous ne sommes que des membres obs­curs du public inter­na­tio­nal. Nous sommes là dans une jungle où les mœurs des fauves nous inquiètent, parce que notre vie et notre sécu­ri­té en dépendent, mais où nous n’a­vons pas à dis­cu­ter les lois qu’ils s’ap­pliquent entre eux et que nous n’a­vons point édic­tées. Si leurs lois évo­luent, si leurs tri­bu­naux ne sont pas régu­liers, c’est bien déplo­rable pour le petit gibier que nous sommes et qui n’a que trop d’ex­pé­rience de ces tri­bu­naux et de ces lois ; mais, habi­tués à trem­bler pour nous, nous nous tai­sons lorsque ce sont les maîtres de la jungle qui s’ap­pellent les uns les autres à la barre et qui constatent à leur détri­ment cette même injus­tice et cette même inflexi­bi­li­té dont nous les accu­sons si sou­vent. Nous écou­tons le ver­dict ; nous disons : « Les tigres ont jugé les loups.»

Nous igno­rons si, un jour, on juge­ra les tigres, après quels hor­ribles désastres, quelles nou­velles épou­vantes sans nom, ce juge­ment inter­vien­dra, et nous ne savons pas qui le ren­dra. Mais d’ores et déjà nous nous posons la ques­tion de savoir où sera alors la « terre pro­mise », et ce que les Bar­dèche de l’a­ve­nir pour­ront bien pen­ser de ce nou­veau Nuremberg.

Pierre-Valen­tin Berthier


Dans le même numéro :


Thèmes


Si vous avez des corrections à apporter, n’hésitez pas à les signaler (problème d’orthographe, de mise en page, de liens défectueux…

Veuillez activer JavaScript dans votre navigateur pour remplir ce formulaire.
Nom

La Presse Anarchiste