I. – Définition révolutionnaire
On distinguait naguère dans la faune politique trois grandes variétés d’hommes : les réactionnaires, qui prétendaient ramener la société à des formes abandonnées, les conservateurs, qui trouvaient excellente la forme actuelle de société et la voulaient voir perdurer ; enfin les révolutionnaires qui, mécontents de la forme présente, y désiraient substituer une organisation nouvelle.
Le confusionnisme a changé tout cela en apparence, sinon en réalité. Il serait facile de montrer que certains « révolutionnaires » sont ridiculement attachés à des traditions désuètes et à des préjugés décadents. Ceux qu’on traite de « réactionnaires » protestent et se manifestent parfois plus hardis et plus entreprenants que bien des réformateurs en paroles. Enfin, il n’y a plus de « conservateurs » : chacun veut avancer ou reculer, plus personne ne consent à demeurer sur place. Les plus amorphes, les plus inertes par nature, mettent un point d’honneur à feindre le dynamisme.
Si nous avons, quant à nous, donné maintes fois des marques de sympathie aux « révolutionnaires », c’est, qu’on veuille bien le croire, parce que nous avions nos raisons. En réalité, ce n’est point que nous soyons des fanatiques de la révolution, ni des professionnels de l’émeute. Loin de là ! Nous avons fréquenté des révolutionnaires qui n’étaient point d’agréables gens, et les périodes révolutionnaires ne sont pas amusantes à vivre.
Passionnés pour le bonheur de l’humanité, les révolutionnaires sèment, en de multiples occasions, le malheur et la ruine autour d’eux ; on les voit commettre parfois des abus redoutables, et s’exterminer entre eux dans le silence craintif des pays terrorisés ; exaltés par l’idée qui les anime, ils s’imaginent reconnaître en tout ce qui bouge un infernal ramassis de traîtres et de suspects ; et le temps qu’ils ont le pouvoir, tout tremble, c’est un moment noir à passer ! L’histoire a souventes fois connu ces sortes de gens et ces sortes d’heures.
Malgré cela, nous n’avons pu renier les aspirations révolutionnaires que nous sentions vivaces en nous. Que les hommes qui ont voulu changer la société aient été cruels, vindicatifs, injustes, ne suffit pas à démontrer péremptoirement que la société ne doit pas être modifiée. Les tares de la société ne sont pas effacées, et elle-même n’est pas absoute, par la condamnation légitime des excès de ses réformateurs.
Lorsqu’on jette un coup d’œil sur la société humaine en général, avec ses guerres de plus en plus fréquentes et de plus en plus meurtrières, ses producteurs dépouillés et ses profiteurs enrichis ; ses échelles de salaires et de revenus qui sacrifient les cadres aux maîtres et les ouvriers aux cadres ; ici sa théocratie, là son féodalisme, ailleurs sa technocratie et partout son prolétariat ; l’inique distribution des biens dont ceux qui en jouissent le mieux sont ceux qui en créent le moins ; enfin ses systèmes monétaires qui confèrent à toute chose une valeur fictive et aboutissent à ce résultat que, faute de quelques bouts de papier pour l’acquérir, toute marchandise est rare chez le consommateur même quand elle regorge en magasin ; — au premier regard il est aisé de constater qu’il y a là une foule d’anomalies, qu’il faut changer ce qui choque la raison et le sens de la justice, qu’il y a mieux à faire enfin ; et constater cela, conclure ainsi, c’est être révolutionnaire.
Quiconque estime que les contradictions et les iniquités sociales sont remédiables, et qu’il y faut remédier, est déjà en puissance un révolutionnaire. Nous sommes donc révolutionnaires, en ce sens que nous croyons souhaitable et possible de substituer à la forme actuelle de société dont nous venons de faire une très brève critique, aisée à compléter et parfaire, une autre forme de société dont les tares que nous condamnons soient exclues. Souhaitable, c’est certain ; possible, voilà de quoi l’on discute encore.
II. – La solution serait vite trouvée si l’on voulait s’en donner la peine
Nous affirmons pourtant que cela est possible. À la question : « Possédons-nous, connaissons-nous, en l’état actuel des sciences sociales, les moyens de supprimer ces graves imperfections qui perpétuent l’inégalité, l’indigence et la guerre ? » Nous répondons sans hésiter : OUI.
Ici, nous nous abstiendrons de mettre en confrontation les différents systèmes qui se partagent de brûlants adeptes. Tel n’est pas notre but. Une si vaste ambition nous mènerait trop loin. Nous nous bornerons à dire ceci : depuis le temps qu’on écrit sur la question, avec la somme de documents et de propositions qui s’est amoncelée, si l’on voulait récapituler tout cela sans passion et y mettre un peu d’ordre et de clarté avec un peu de bonne foi et de courage, on dégagerait vite les principes et les grandes lignes d’un état social nouveau d’où seraient absentes les terribles infirmités de la société contemporaine avec son contraste de riches et de pauvres, et son alternance de mauvaises paix et de tristes guerres. Pour profondes qu’elles soient, les transformations politiques (au sens véritable du mot) que nous souhaitons de voir s’accomplir, le sont moins que les transformations scientifiques qui se sont produites depuis un siècle.
Malheureusement, rien ne se passe dans le domaine politique comme dans le reste de l’activité humaine. C’est sans secousses appréciables que l’homme est passé de la diligence au chemin de fer, de la lampe à huile à l’ampoule électrique et de la thériaque d’Andromaque à la pénicilline. En revanche, la moindre modification à ses institutions sociales, à ses lois et à ses mœurs, ne s’accomplit qu’avec l’accompagnement de violences horribles, de révolutions où périssent des millions d’innocents accusés des crimes les plus noirs, et dans le déchaînement des passions exaltées qui font parfois redouter ces changements politiques, par ceux-là mêmes qui les désirent le plus et en reconnaissent la nécessité.
Quoi qu’il en soit, nous pensons que l’humanité possède les plans d’une société plus équitable et purgée de ses tares actuelles. Ce n’est pas un rêve extravagant. Des formes absurdes de sociétés ont été viables, il n’y a aucun motif pour que des formes rationnelles ne le soient pas. L’empire inca était une pure utopie : faire un état centralisé au suprême degré sans avoir inventé la roue ni appris à travailler le fer, avoir une économie dirigée en l’absence de toute écriture, tout cela semble une gageure, et pourtant cela existait. Pourquoi donc, au niveau de connaissance atteint de nos jours, en tous les domaines, ne pourrait-on, sans présomption, envisager une société viable, à partir des données qui se dégageraient de l’examen de tout ce qui a été proposé de meilleur, depuis Proudhon jusqu’à Jacques Duboin, de Kropotkine au récent article de Lyg publié dans cette même revue ?
Oui, l’humanité possède les plans d’une société sans guerre, sans misère et sans inégalité ; elle en a les coordonnées et les épures ; quelques mises au point suffiraient à en dresser l’ébauche, et les techniciens ne manqueraient pas plus que les artisans.
III. – La force d’inertie du statu quo
Supposons réalisée, sinon dans ses moindres détails, du moins dans ses grandes lignes, l’esquisse de cette société meilleure, dont Job, méditant sur les maux humains, ne pouvait rêver, mais qu’il est aujourd’hui permis d’espérer pour un avenir certes difficile à préciser encore.
L’expérience que la vie nous a donnée nous porte à croire que, si raisonnable que soit la proposition des novateurs, elle ne ralliera qu’une minorité de sympathisants. Elle aura contre elle les profiteurs des anciennes injustices (très nombreux, car les déshérités absolus sont rares, et les petits profiteurs tiennent tellement à leurs petits profits qu’ils font volontiers cause commune avec les gros); elle aura contre elle les sceptiques, les routiniers, et le poids mort de ceux qui se laissent mener indifféremment.
En outre, cette raisonnable esquisse d’une société meilleure, qu’un travail consciencieux pourrait dessiner dès maintenant, sera combattue par ceux qui, tout en étant d’accord sur la nécessité de changer le mode social, préféreront un autre plan, et il est à prévoir que les plans seront multiples. Mais en admettant que les novateurs, ayant confronté leurs divers projets, s’accordent pour en adopter un qui satisfasse les uns et les autres, de quels moyens disposeront-ils pour en arriver à l’application, et pour modifier réellement la société, autrement que sur le papier ?
Ils n’auront guère à choisir qu’entre la propagande et la contrainte, entre la persuasion et la force. Toutes deux présentent, on le sait, des inconvénients graves et des insuffisances notoires.
IV. – Persuasion par la propagande
Qui croit-on gagner, par la persuasion, à la proposition d’une transformation sociale rationnelle ? Ni les indifférents, ni les pessimistes, ni les parasites, ni les blasés, ni les routiniers ne se laisseront enthousiasmer ou convaincre spontanément, et moins encore ceux qui tirent avantage des imperfections du monde de maintenant.
L’attention des masses est aujourd’hui sollicitée, captée, retenue par des propagandes magistrales avec lesquelles il est difficile de rivaliser ; quand un meeting abondanciste ou libertaire réunit quelques centaines d’auditeurs, c’est un triomphe inespéré ; mais les foules se déplacent de cent kilomètres en camion pour entendre M. Jacques Duclos, et des milliers de fidèles accourent, quelquefois d’au delà des mers, aux grands pèlerinages religieux. Ceux qui sont persuadés que la vie parfaite est dans l’au-delà, ceux qui sont convaincus qu’elle se construit dans le communisme autoritaire, bref, pour nous, occidentaux, les deux grands partis qui se partagent les consciences, le spiritualiste qui prêche l’imitation de Jésus-Christ, et le matérialiste qui prône l’imitation de la Russie, tous ceux-là n’adopteront point le système nouveau de société idéale, puisqu’ils sont sûrs de l’avoir déjà trouvé. Ils ont, et se disputent, l’audience de la presque totalité du peuple, les indifférents mis à part. Les chaires et les tribunes sont donc déjà très occupées ; ce n’est que par surprise que Garry Davis put jouir quelques instants du microphone de l’O.N.U.
Il arriverait ce qui est arrivé cent fois : il naîtrait un nouveau journal, ou une nouvelle revue, qui recueillerait les abonnements des camarades mille fois tapés et depuis trente ans convaincus ; un ou deux orateurs iraient par le pays faire leurs petits Sébastien Faure, et, après le meeting, on passerait la moitié de la nuit à bavarder avec le copain qu’on remettrait dans le train le lendemain matin avant de retourner travailler pour une société qui n’aurait pas changé d’un poil. Les routiniers restent dans leur tradition, les imbéciles dans leur indifférence et les coquins dans leur hostilité, avec l’appui sempiternel que leur apportent les médiocres.
S’il est aisé de faire reconnaître à tous que la société est mal faite (qui donc n’a quelque grief contre une, au moins, de ses institutions?), par contre, il est difficile de faire admettre à beaucoup qu’il faille en changer la structure, et presque impossible de faire passer à l’action ceux qui n’en sont pas satisfaits ; enfin, le jour où l’on y parvient, cette action ne réalise jamais le but qu’elle eût dû se fixer, et, déviée, n’aboutit qu’à un résultat négatif et à un avortement pur et simple.
V. – Conversion par la force
II y a, évidemment, les moyens de contrainte et de force. Il est superflu de nous étendre sur les raisons pour lesquelles ils nous sont antipathiques. Ils devraient n’être pas nécessaires. En réalité, ils apparaissent comme presque inévitables, à quiconque n’a pas d’illusions sur la psychologie de l’être humain.
Chaque fois qu’une forme sociale s’est substituée à une autre, la résistance de cette dernière a provoqué des phénomènes de violence de la part de celle-là. En outre, bien que ce soit un acte d’autorité tout à fait abusif que d’imposer un régime à des gens qui n’en veulent pas, il convient de faire remarquer que certains ne s’inclinent que devant le fait accompli. La conversion des Saxons au christianisme aurait été beaucoup plus longue si les soudards de Charlemagne ne s’en étaient mêlés. Il existe une foule d’êtres amorphes disposés à consentir à n’importe quoi, pourvu que cela soit déjà une réalité. Chacun de nous pourrait citer mille personnes, autour de soi, qui ne veulent pas du général de Gaulle comme dictateur, ni du communisme comme régime politique, tant que l’un et l’autre demeurent dans le domaine des éventualités et des propositions, mais qui sont prêtes à acclamer demain l’un ou l’autre, si les événements donnent le pouvoir à ce régime ou à ce dictateur. Ces mille personnes accepteraient aussi passivement les institutions d’une société anarchiste ; ces personnes les condamnent tant qu’elles n’existent qu’en théorie ; le jour où elles fonctionneraient après s’être instaurées par la force révolutionnaire, ces mêmes personnes s’y rallieraient immédiatement.
Cette disposition d’une large partie de la masse à n’accepter une forme sociale qu’une fois qu’elle est réalisée, et à la combattre tant qu’elle n’est que proposée, justifie la tentation des novateurs de triompher par l’autorité et la contrainte des obstacles qui les empêchent de transformer la société.
Pour ces diverses raisons, il est donc à peu près inévitable que toute transformation sociale s’accompagne de coercition. Ce n’est pas drôle ; nous tombons alors dans ces périodes funestes que j’évoquais plus haut, périodes de suspicion, d’arbitraire, d’insécurité, voire de terreur, où les méfaits des passions et des faiblesses humaines voilent, éclipsent, ensanglantent et souillent l’idée pure et le but lumineux.
La force ! En la voyant se déchaîner, fût-ce au profit d’une révolution juste, fût-ce au nom d’une transformation heureuse du sort commun, qui donc croira que ses intentions sont loyales et courageuses, qu’elle aspire, cette fois, à instaurer un ordre équitable pour tous ? La force ressemble étrangement à la force. On l’a vue s’imposer pour asseoir des dictatures, pour rétablir des privilèges, pour usurper des trônes, pour opprimer des peuples. Qui donc supposera qu’à l’encontre de tant de précédents, elle viendra, cette fois, renverser les dominations dolosives, supprimer les inégalités, libérer ceux qui sont dans les chaînes de l’obéissance et de la pauvreté ? Qui donc, l’ayant vue faire tant de mal, se persuadera que, cette fois, ce qu’elle fait, elle le fait pour le bien ?
Et puis, cette force, comment la conquérir ? Au XIIIe siècle, et au XIXe, quelques piques, ou quelques fusils, clandestinement distribués aux ouvriers ou aux paysans, les mettaient à égalité avec la troupe. De nos jours, l’infériorité prolétarienne serait si manifeste qu’une telle méthode s’avérerait dérisoire. Les théoriciens, ou les professionnels, de la révolution, ne reconnaissent plus qu’un moyen : se servir de l’armée elle-même, pour faire triompher un mouvement. Or, depuis longtemps, le projet de conquérir l’armée par le noyautage et la propagande, ancien bobard socialiste, a terminé sa carrière de mythe. Un seul concept subsiste : pour avoir l’armée qui obéit, il faut pouvoir lui commander ; et pour commander à l’armée, il faut posséder le gouvernement.
Quiconque a adopté ce point de vue doit en accepter les conséquences : participation à l’électoralisme, subordination de toute attitude à l’éventualité politique, affirmation de la notion d’État ; et à partir de ce moment, la plus grande partie du programme révolutionnaire est abandonnée, car l’État ne peut supprimer les dominations privées que pour s’y substituer, les « truster » à son avantage, les nationaliser à son profit – c’est-à-dire au profit de nouvelles classes d’exploiteurs relevant directement de lui ; l’État peut abattre le capitalisme des consortiums et des banques pour le remplacer par celui de ses ministères et de ses bureaux ; en revanche, il doit, s’il veut régner (et tout État cherche, non à se dissoudre progressivement, mais à dominer sans cesse davantage), favoriser une classe sur laquelle il s’appuie au détriment de la masse toujours sacrifiée. En résumé, une telle aventure, presque nécessairement, aboutit à l’échec du programme révolutionnaire initial, qui n’est pas de transformer le capitalisme ou de déplacer les privilèges sociaux, mais de faire cesser les inégalités et la misère, et de supprimer le prolétariat.
VI. – Raisons d’espérer pourtant
La méthode de persuasion échouera-t-elle toujours ? Si nous en avions la certitude, nous cesserions dès aujourd’hui de parler autour de nous, d’écrire autour de nous, de propager nos convictions. Non ! la persuasion, si elle ne fait pas de miracles, n’ est pas non plus inactive.
Tout au début de novembre, j’entendais à la radio un exposé d’une haute personnalité sur l’éducation sexuelle ; d’un ton très naturel, l’orateur expliquait qu’une enquête avait été menée sur l’opportunité d’enseigner l’éducation sexuelle à l’école, que le rapport était positif et favorable, que les moyens de passer à l’application étaient à l’étude au ministère, qu’enfin l’hypothèque allait être levée, grâce à ce nouvel enseignement et à une pédagogie appropriée, sur le préjugé périmé et néfaste attaché à cette délicate matière.
J’étais à la fois surpris et heureux. Il y a vingt, il y a dix ans, 99 pour cent des partisans de l’éducation sexuelle étaient des anarchistes. Ce n’était pas, de notre part, une façon de nous singulariser ; nous avons toujours appuyé les idées d’avant-garde sans accorder à cela une importance extraordinaire. Mais que l’éducation sexuelle soit aujourd’hui prise au sérieux au point qu’on en discute à la radio et qu’on l’étudie dans les ministères, autorise bien les modestes militants de nos milieux à éprouver quelque satisfaction.
Qu’importe si demain, lorsque l’éducation sexuelle à l’école sera devenue un fait accompli, le monde oublie que nos pauvres revues, imprimées grâce aux souscriptions des copains, ont été les premiers véhicules de l’idée maintenant triomphante ! Qu’importe si l’on dresse des statues au ministre qui l’aura réalisée, alors que les noms de Jean Marestan et d’Eugène Humbert ne seront plus prononcés que par quelques initiés et par quelques inconnus ! L’essentiel, c’est que la persuasion ait fait son œuvre.
Eh bien ! soyez heureux, mes camarades, et soyez fiers : elle fait son œuvre malgré tout. On peut railler nos revues confidentielles, nos feuilles de chou irrégulières, nos bulletins qui restent des mois sans paraître lorsque les copains sont fauchés. N’empêche que les opinions que nous émettons cheminent, parce qu’elles n’empruntent rien au mensonge ambiant, à l’obscurantisme officiel, à la tradition conservatrice, et ne se soucient que de bon sens, de raison et de vérité.
Nos opinions sur l’éducation sexuelle, nos opinions sur l’abondance et le paupérisme, nos opinions sur la paix et le refus de faire la guerre, progressent et progresseront insensiblement et irrésistiblement. Quand elles triompheront, le monde les trouvera toutes naturelles, et croira les avoir toujours partagées : ça ne fait rien ! Le monde se souviendra vaguement de les avoir lues jadis dans quelque gazette oubliée, et croira que c’était dans Le Figaro, dans La Croix ou dans L’Illustration… Ça ne fait rien !
Ça ne fait rien, parce que… qu’est-ce que ça peut nous faire ? En avons-nous attendu quelque récompense, espéré quelque distinction ? Que Truman et Staline légalisent l’objection de conscience et qu’on leur flanque la Légion d’honneur, ça nous ferait bigrement plaisir ! Et qu’on oublie que les premiers objecteurs qui existèrent, c’est nous, nous nous en fichons pas mal !
Il n’est donc pas vrai que toute tentative de persuasion soit vaine.
Quant aux violences révolutionnaires, qu’en dire qui n’ait été dit déjà ? Pour pouvoir les légitimer et y consentir, il faudrait que la violence ne soit pas aveugle et qu’elle soit féconde. Dans la mesure où cette double condition est remplie, notre sévérité à son égard se nuance d’indulgence, et nous en arrivons à admettre que si la fin ne doit pas justifier les moyens, du moins il serait excessif qu’au choix des moyens la fin fût continuellement sacrifiée. Mais la violence est rarement féconde et presque toujours aveugle. Celui qui la prêche en théorie fera triste figure demain si elle s’abat sur lui… en réalité ! Certes, je le sais, rien n’est absolu ; moi-même, je suis rempli de sympathie pour les clandestins espagnols qui, chez Franco, provoqués par la terreur gouvernementale que nous exécrons comme eux, y répondent par des attentats où ils risquent leur vie ; les violences qu’ils exercent sont entièrement excusées par celles qu’ils subissent. Cependant, cette excuse locale et épisodique n’équivaut pas à une légitimation permanente, ni à une valeur universelle. C’est un paradoxe que de vouloir faire surgir de la violence un monde apaisé d’où la violence sera exclue.
VII. – Ceux qui nous intéressent
Ceci dit, la substitution d’un état social guéri des tares actuelles à l’état social d’à‑présent nous apparaissant comme réellement souhaitable et comme théoriquement possible, ce serait une naïveté de croire que cette substitution va s’accomplir d’un moment à l’autre.
En effet, l’évolution due à la diffusion des idées est désespérément lente, et la transformation soudaine de la société par voie de convulsion tragique s’avère problématique et douteuse. Il faut donc savoir attendre, au sein d’un monde dont nous savons curables les douloureuses infirmités, et à qui nous sommes impuissants à faire adopter les remèdes qui l’en affranchiraient.
Il y a plusieurs façons d’attendre. Celle de Joseph Prudhomme et celle de Paul Roussencq. Toute ma sympathie va à celui-ci, tout mon mépris à celui-là. Mais je ne saurais conseiller à personne d’imiter un modèle inaccessible et dramatique, il y a une limite à garder.
Laissons de côte l’embourgeoisé qui admet que la société a ses maux, et choisit de n’y jamais penser pour être sûr de dormir tranquille, et se joint aux privilégiés afin de partager leurs faveurs, et se tient à l’écart des revendicateurs dont les malédictions lui sont désagréables. Nous n’appartenons pas à son espèce, nous n’avons rien à faire avec lui.
Ceux qui nous intéressent, ce sont ceux qui n’ont pas étouffé la révolte intérieure que les injustices sociales ont soulevées en eux à l’époque où ils ont, pour la première fois, jeté les yeux sur la condition humaine avant que la vie les eût classés et leur eût imposé des responsabilités.
Ceux qui nous intéressent, ce sont ceux qui ne regardent pas la société comme suffisamment confortable le jour où ils ont une salle à manger et leur femme un manteau de fourrure, alors que des centaines de milliers d’ouvriers vivent avec 10.000 francs par mois, alors que le travailleur est obligé, à sa sortie de l’atelier, d’aller recommencer sa journée au jardin s’il prétend manger à sa faim, alors que nos villes se composent de magasins où les marchandises regorgent et de maisons particulières remplies d’« économiquement faibles ».
Ceux qui nous intéressent, ce sont ceux qui estiment qu’au niveau de production, au degré d’abondance où les hommes sont parvenus, la suppression de la condition prolétarienne doit aller de pair, instantanément, avec celle de l’exploitation capitaliste, et que le socialisme doit leur apporter plus – et non pas moins – de commodités et d’avantages, plus – et non pas moins – de liberté individuelle et de matérielle aisance, en leur demandant, plus de responsabilité peut-être, mais à coup sûr moins de travail, que la société bourgeoise.
Ceux qui nous intéressent, ce sont ceux qui condamnent les excès du monde présent, ses inégalités dans ce qu’il réclame des hommes et dans ce qu’il leur procure, et les illusions d’un monde futur où, justifiés par d’autres prétextes, maintenus au nom d’autres sophismes, perdureraient les mêmes excès et les mêmes inégalités.
Tous ceux-là attendent, et nous attendons avec eux, et il se peut que des régimes passent et se succèdent, dont certains emprunteraient peut-être notre terminologie et nos arguments, sans qu’eux et nous cessions de faire autre chose que d’attendre, dans l’impossibilité et dans le désespoir de donner notre adhésion à des formes de société qui n’auraient fait cesser l’exploitation de l’homme par l’homme que dans leurs affirmations, non dans les faits.
Car, de même que la république a maintenu toutes les inégalités sociales en inscrivant le mot « Égalité » dans sa devise, de même nous nous méfions à l’avance de formes de sociétés à caractère étatique qui, tout en se targuant d’avoir émancipé le travail et affranchi l’homme, les courberaient sous une loi d’airain plus implacable que celles des vieux asservissements.
VIII. – « On ne peut pas guérir ceux qui refusent de se soigner »
Cette perspective d’attendre ainsi peut-être toute une vie, peut-être des générations, et peut-être même jusqu’à la consommation des siècles, incite l’homme qui réfléchit, après qu’il a donné sa préférence et son adhésion à un plan de réforme sociale, à se construire une philosophie individuelle qui vaudra pour lui tant que ce plan à échéance lointaine – et non seulement lointaine, mais problématique – ne sera pas réalisé, et à conformer son attitude dans la mesure où c’est possible à cette norme de conduite, qui peut être hautement morale.
Fait pour vivre en société, il ne se retranche pas des êtres de son espèce, ce qui serait un comportement antisocial relevant de la pathologie. Je sais bien que le végétarien s’applaudit d’être indépendant du boucher et de l’éleveur ; l’homme qui ne va pas au cinéma l’est des acteurs et des marchands de films ; en poussant les choses un peu loin, on dira que l’homme chaste, ou l’homme qui se masturbe, est indépendant des femmes, c’est-à-dire de la moitié du genre humain. Je ne crois pas qu’il soit possible, ni souhaitable, de voir se généraliser ces attitudes, mais passons. Je pose en postulat que l’homme est fait pour vivre en société ; mais si la société où il vit offre des anomalies dont il souffre, il est normal qu’il aspire a les supprimer ; et s’il n’y parvient pas, soit que les partisans de ces anomalies disposent de trop de puissance, soit que les autres victimes s’en accommodent avec résignation, s’en réjouissent avec aveuglement ou soient inhabiles à les faire cesser, cet homme qui a passé par les stades de la méditation, puis de l’expérience, puis de la tentative, puis de l’échec, en gardera une impression profonde qui déterminera en lui, par l’enseignement acquis, une évolution de sa personnalité morale.
Il ne raisonnera plus tout à fait de la même façon. Sans cesser de juger le problème des masses, il considérera de plus près celui de la personne humaine, et le sien propre, celui de son attitude en face de la société, en face des anomalies qu’il dénonce et ne peut changer, et en face des innombrables victimes – comme lui – de ces anomalies qui, au contraire de lui, s’abstiennent de les dénoncer et semblent les regarder comme salutaires et bienfaisantes. Effrayé du nombre de gens qui travaillent à la pérennité des maux sociaux dont ils souffrent – telle la hiérarchie des salaires, dont tout le monde pâtit et dont presque tout le monde, en régime socialiste comme en régime capitaliste, est partisan – il en viendra à se dire ce que se dit M. Propter dans le roman d’Aldous Huxley, intitulé Jouvence :
« On ne peut rien faire d’efficace pour quelqu’un s’il ne veut pas ou ne peut pas collaborer en faisant ce qui convient. Par exemple, il FAUT secourir les gens qui sont fauchés par le paludisme. Mais dans la pratique, on ne peut pas les secourir s’ils refusent de mettre des moustiquaires à leur fenêtre et s’ils veulent à toute force se promener au crépuscule à proximité d’une eau stagnante. Il en est exactement de même des maladies de l’État. Il faut secourir les gens s’ils se trouvent en face de la mort, ou de la ruine, ou de l’esclavage, s’ils sont sous la menace d’une révolution soudaine ou d’une lente dégénérescence. Il faut les secourir. Mais le fait n’en demeure pas moins qu’on ne peut rien pour eux s’ils persistent dans la ligne de conduite qui a été à l’origine de leurs malheurs. Par exemple, on ne peut pas préserver les gens des horreurs de la guerre s’ils ne veulent pas renoncer aux plaisirs du nationalisme. On ne peut pas les sauver des crises et des dépressions économiques, tant qu’ils continuent à échafauder tout leur système de pensée sur l’argent, et à considérer l’argent comme le bien suprême. On ne peut pas empêcher la révolution et l’esclavage s’ils sont acharnés à identifier le progrès avec l’accroissement de la centralisation, et la prospérité avec l’intensification de la production en série. On ne peut pas les préserver de la folie et du suicide collectifs s’ils persistent à rendre les honneurs divins à des idéaux qui sont simplement des projections de leurs propres personnalités. »
Et M. Propter continue :
« Les habitants de tous les pays civilisés sont menacés ; tous désirent passionnément être sauvés du désastre menaçant ; l’écrasante majorité d’entre eux refusent de modifier les habitudes de pensée, de sentiment et d’action qui sont directement responsables de leur piteuse situation actuelle. On ne peut pas les secourir, parce qu’ils refusent de collaborer avec tout individu qui, pour les aider, propose un processus d’action rationnel et réaliste. Dans ces conditions, que doit faire celui qui voudrait les secourir ? »
Ce point d’interrogation est l’un des plus formidables que la perplexité des hommes tourmentes et méditatifs voie se profiler sur leur horizon ténébreux. Bien qu’il pose le problème du salut collectif du genre humain, il ne peut recevoir que des réponses individuelles. Chacun donne sa réponse selon son tempérament. « Il faut faire quelque chose », répond évasivement l’interlocuteur de M. Propter. Et M. Propter accentue son scepticisme…
M. Propter a évidemment raison. Dans les revendications des dockers en grève, qui luttaient pour l’amélioration de leurs conditions d’existence, figurait récemment celle-ci : « hiérarchie des salaires ». Voilà des ouvriers qui se plaignaient à bon droit d’être trop pauvres, mais qui réclamaient tout de même que, parmi eux, il y eût trois, quatre, ou dix catégories de salariés payés sur des bases différentes. Quand on sait que, sans l’égalité économique, il y aura toujours des « plus pauvres » exploités par des « moins pauvres », on ne peut que conclure que les dockers proposaient, pour guérir de leur pauvreté, le moyen même qui la provoque. Une autre fois, nous avons vu des anciens combattants, au cours d’une manifestation en faveur de la paix, se bagarrer avec la police pour obtenir le droit de défiler drapeaux aux vents, médailles sur la poitrine, et d’aller ranimer la « Flamme» ; pure folie, quand on sait que la paix ne se réalisera que si l’on abandonne les médailles, que si l’on renie les drapeaux, que si l’on renonce aux défilés, et quand on sait que c’est là le premier sacrifice qu’elle exige. Qui donc croit mériter la paix sans quelque sacrifice ?
À la question de M. Propter, chacun répond selon son inspiration, selon son caractère, selon sa foi, son dynamisme ou son cœur. M. Propter lui-même se répond d’une façon qui lui est toute personnelle. Les uns répondent en écrivant, d’autres en parlant, d’autres se contentent de penser et se taisent. Tous attendent.
Tous, inactifs ou infatigables, attendent, ceux-ci muets, ceux-là tonitruants ; les uns sont dans une tour d’ivoire ou une thébaïde, les autres dans les meetings pleins de tumulte et de passion ; il y en a qui sont des saints et qui pleurent en prison, d’autres qui sont des illégaux et qui vont perdus dans la foule. L’humanité leur jette parfois des pierres qui, hélas ! les atteignent, en récompense des pensées qu’ils lui ont jetées et qui, elles, ont manqué leur but.
Pierre-Valentin Berthier