La Presse Anarchiste

De la liberté de la presse (2) Occasions favorables et notins pratiques

I. Deux questions connexes au problème

Sous le titre : « Détruire les biens ou sup­pri­mer la liber­té n’est pas le bon moyen de les mieux répar­tir », j’ai exa­mi­né, dans le der­nier numé­ro de Défense de l’Homme, un aspect du pro­blème de la liber­té de la presse, tel que le peuvent envi­sa­ger les esprits déga­gés de pré­ju­gés, de mes­sia­nisme ou de par­ti-pris. L’article dont il s’agit dénon­çait par­ti­cu­liè­re­ment la marge éton­nante qui sub­siste entre la situa­tion à cet égard dans les pays des deux blocs inter­na­tio­naux, consti­tués par la poli­tique, et les prin­cipes d’une géné­reuse ins­pi­ra­tion, mais d’une illu­soire por­tée, émis par l’Organisation des Nations Unies.

J’ouvre ici une paren­thèse pour évo­quer deux ques­tions connexes à ce qui précède.

Pre­mière ques­tion : on affecte de croire géné­ra­le­ment que tout pro­gresse, la liber­té comme le reste, et c’est une erreur cer­taine. La vitesse des avions et des auto­mo­biles s’est accrue, ce n’est pas pour cela qu’on cir­cule et qu’on voyage plus com­mo­dé­ment de par le monde ; bien au contraire, les obs­tacles arti­fi­ciels s’avèrent plus nom­breux et plus imper­méables que les obs­tacles maté­riels d’autrefois. Les rota­tives et les lino­types pro­pagent, à l’adresse de mil­lions de lec­teurs, une pen­sée moins libre que ne l’était la pen­sée du XVIIIe siècle, alors que seuls exis­taient le com­pos­teur et la presse à main.

Pour nous réfé­rer à un pas­sé récent, l’information est moins libre aujourd’hui qu’avant la der­nière guerre. Je me sou­viens d’excellents articles sur la révo­lu­tion espa­gnole de 1936 parus dans les jour­naux fran­çais les plus capi­ta­listes qui fussent, ceux qu’on appe­lait alors com­mu­né­ment « la presse pour­rie » et qui, à de nom­breux égards, avaient méri­té une telle appellation.

Des repor­tages extrê­me­ment véri­diques, dénués de tout esprit par­ti­san, d’une objec­ti­vi­té docu­men­taire irré­pro­chable, ont paru dans des jour­naux comme le « Petit Pari­sien » et comme le « Matin » d’avant-guerre. Les sai­sis­santes rela­tions d’Andrée Viol­lis, d’Albert Londres, étaient accueillies et publiées, non par des jour­naux de gauche, mais par des organes bour­geois dont elles fai­saient mon­ter com­mer­cia­le­ment le tirage, bien que les infor­ma­tions qu’elles rap­por­taient fussent sou­vent en contra­dic­tion abso­lue avec l’orientation confor­miste, natio­na­liste et gou­ver­ne­men­tale, de la feuille où elles paraissaient.

Non seule­ment le temps pré­sent ne nous offre aucun exemple de jour­na­liste du niveau de ceux que nous venons de citer (les repor­ters d’aujourd’hui semblent bien pâles à côté d’eux), mais encore il n’existe pas, actuel­le­ment, de jour­nal qui consente à publier un repor­tage dont la moindre ligne puisse être inter­pré­tée à l’encontre de l’idéologie ou de la phra­séo­lo­gie déve­lop­pée par ses édi­to­riaux. Là se décèle un ter­rible recul de la tolé­rance, que dis-je ? un véri­table éva­nouis­se­ment de la liberté.

Loin de nous la naï­ve­té de consi­dé­rer le spectre de ces années révo­lues avec l’œil atten­dri d’un vieillard oublieux. Nous nous sou­ve­nons qu’en ces années-là, gérants et rédac­teurs de La Patrie Humaine, du Semeur, du Liber­taire fai­saient sou­vent connais­sance, avec la pri­son et les lourdes amendes. Tou­jours, les gou­ver­ne­ments ont mené la vie dure aux jour­naux d’opposition. Mais ici, nous avons vou­lu par­ler sur­tout de la presse d’information, et il est très réel qu’elle était alors plus accueillante, plus libre, que maintenant.

Il faut exer­cer depuis de longues années la pro­fes­sion de jour­na­liste pour faire la com­pa­rai­son. Quand on com­pare les immu­ni­tés et les pri­vi­lèges que rêvait de don­ner l’O.N.U. au jour­na­liste, aux dif­fi­cul­tés qu’il ren­contre en réa­li­té pour effec­tuer son tra­vail, quelle déri­sion ! Nous avons connu une époque où le jour­na­liste, en France, pre­nait connais­sance de tous les pro­cès-ver­baux de gen­darmerie et de police, où les magis­trats, au sor­tir d’une ins­truc­tion (une ins­truc­tion est tou­jours secrète), tenaient avec la presse de véri­tables confé­rences au cours des­quelles tous les détails lui étaient four­nis, où le repor­ter avait accès aux greffes des tri­bu­naux, ain­si qu’à tous les bureaux de toutes les administrations.

Aujourd’hui, des consignes sont don­nées par­tout, avec sanc­tions à l’appui, contre le fonc­tion­naire un peu trop libé­ral. Dans les com­mis­sa­riats et les gen­dar­me­ries, toutes les affaires sont étouf­fées ; on y a ins­ti­tué un « cahier de presse » où un scribe ins­crit chaque jour en trois lignes, que le jour­na­liste est invi­té à copier sans com­men­taire ni expli­ca­tion, les délits mineurs de voies de fait et les contra­ven­tions au code de la route ; tout ce qui pré­sente un inté­rêt et une impor­tance est tenu secret ; jamais un pro­cès-ver­bal n’est com­mu­ni­qué, à moins qu’il ne s’agisse d’une infrac­tion à la loi sur l’ivresse ou quelque chose d’analogue.

Il en va de même dans les bureaux, dans les hôpi­taux, dans les greffes, dans les pré­fec­tures, il en va de même par­tout. Le récent scan­dale d’Arras a été révé­la­teur de cet état de choses pour le public, mais celui-ci doit savoir que cela est géné­ral, depuis deux ou trois ans surtout.

S’il arrive qu’un jour­na­liste, grâce à un tuyau par­ti­cu­lier que lui apportent ses écoutes ou sa chance, apprend quelque infor­ma­tion et rompt le silence confi­den­tiel, qui entoure celle-ci, il peut lui en cuire. On ne l’arrêtera pas, car la liber­té théo­rique sub­siste ; mais on l’entravera dans l’exercice de son métier : la police judi­ciaire, ou l’administration pré­fec­to­rale, bref l’autorité qu’il a mécon­nue, lui fera subir une sorte de péna­li­sa­tion offi­cieuse, lui infli­ge­ra des tra­cas­se­ries sus­cep­tibles de lui nuire et d’avantager ses confrères, si tant est qu’il y ait encore de la confraternité.

De sorte que, sans qu’il existe de cen­sure, l’information est pré­ven­ti­ve­ment cen­su­rée, comme si, en pré­vi­sion de la future guerre à la pré­pa­ra­tion de laquelle la presse en géné­ral, hélas ! n’œuvre que trop, les pou­voirs publics vou­laient que les jour­na­listes ne s’en désha­bi­tuassent point, ou s’y réac­cou­tu­massent plus volontiers.

Voi­là pour la pre­mière question.

La seconde, c’est l’affirmation des délé­gués de l’Est à l’O.N.U., selon laquelle, dans leurs pays où la seule liber­té consiste à répé­ter les mots d’ordre du gou­ver­ne­ment, « la presse a pris un essor réjouis­sant ». Ils émet­taient là une asser­tion qui prouve, ou bien leur sou­ci domi­nant de pro­pa­gande et de per­sua­sion à tout prix, ou bien leur ignorance.

En effet, toute pré­oc­cu­pa­tion poli­tique à part, les sta­tis­tiques attes­te­raient, semble-t-il, que c’est en Europe occi­den­tale qu’il s’imprime et qu’il se lit le plus de jour­naux. Comme nous ne sommes pas, nous, des maniaques de la pro­pa­gande et du pro­sé­ly­tisme, nous n’en tire­rons aucune conclu­sion. Mais nous consta­te­rons le fait objec­ti­ve­ment. Voi­ci quelques chiffres récem­ment éta­blis, s’il faut en croire les organes qui les four­nissent et que nous citons plus loin : 

La Grande-Bre­tagne vient en tête avec 570 exem­plaires ven­dus pour mille habi­tants ; viennent ensuite la Nor­vège, 472 ; le Luxem­bourg, 445 ; l’Australie, 438 ; le Dane­mark, 403 ; tous ces pays, excep­té un, appar­tiennent à l’Ouest euro­péen ; les États-Unis ne consomment que 357 jour­naux pour mille citoyens, mais se rat­trapent sur le poids : 35 kilos par tête et par an, contre 9 en Angle­terre (L’Écho de la Presse et de la Publi­ci­té, 30 sep­tembre 1950.)

En Hol­lande, la presse quo­ti­dienne comp­tait 2.800.000 abon­nés en 1946, pour sept mil­lions et demi d’habitants, « soit un abon­ne­ment par famille », d’après Les Nou­velles de Hol­lande, n°261, du 18 sep­tembre 1950. Les Pays-Bas ont 133 quo­ti­diens, c’est-à-dire plus que la Pologne, la Rou­ma­nie et l’Autriche réunies, 21 de plus que l’Angleterre, 41 de plus que l’Italie. « Pro­por­tion­nel­le­ment au nombre de ses habi­tants, la Hol­lande publie davan­tage de titres dif­fé­rents que l’U.R.S.S. et que les États-Unis. »

Des chiffres four­nis par l’O.N.U. et com­mu­ni­qués par Pré­va-Cla­rus donnent un tableau légè­re­ment dif­fé­rent en ce qui concerne uni­que­ment les quo­ti­diens ; ils ont paru dans L’Écho de la Presse et de la Publi­ci­té du 30 octobre 1950 ; il nous est impos­sible de les repro­duire ici en rai­son du copy­right, et nous nous bor­nons à y ren­voyer nos lec­teurs. Selon ce tableau, la Suisse (680) vien­drait en tête devant la Grande-Bre­tagne (600).

Ajou­tons que pro­bantes en ce qui concerne la presse écrite, les sta­tis­tiques, quant à son essor plus ou moins réjouis­sant, le sont plus encore pour ce qui est de la radio, qui est une presse par­lée. Les États-Unis arrivent en tête avec 566 appa­reils récep­teurs pour mille habi­tants, contre 298 en Suède, 285 au Dane­mark, 251 en Nor­vège, 237 en Aus­tra­lie, 227 en Grande-Bre­tagne, 40 seule­ment en U.R.S.S.

Il eût été facile, par consé­quent, de faire obser­ver aux délé­gués de l’Est à l’O.N.U. que ce‑n’est pas seule­ment dans leurs pays que la presse a pris un vaste essor. Quant à dire que c’est un essor réjouis­sant, voi­là bien une autre affaire dont nous ne déci­de­rons pas aujourd’hui. Mais on peut tout de même leur conseiller de se ren­sei­gner avant de se réjouir ; peut-être pour­rait-on leur sug­gé­rer que, s’ils dési­rent vrai­ment s’informer, il existe, à leur dis­po­si­tion – ce qu’ils ont tout l’air d’ignorer – des publi­ca­tions de pério­di­ci­té variable, qu’on appelle com­mu­né­ment des journaux.

II. Réflexions à méditer…

Cet article 19, que nous avons repro­duit plus haut, il ne semble pas que per­sonne l’ait jamais deman­dé à l’O.N.U., et c’est spon­ta­né­ment qu’il a été pro­cla­mé ; il résume, en fait, le vœu una­nime des indi­vi­dus pris sépa­ré­ment, en quelque nation que ce soit. Mais les gou­ver­ne­ments ne peuvent, cha­cun en sa juri­dic­tion, exau­cer ce vœu dont ils ont recon­nu spon­ta­né­ment la légi­ti­mi­té en leur concile œcuménique.

Les uns ne tolèrent que la presse à leur usage à l’exclusion de toute presse concur­rente ; les autres laissent des dif­fé­rents mou­ve­ments d’opinion s’exprimer, mais leur libé­ra­lisme est plus appa­rent que réel, car s’il arrive qu’un de ces mou­ve­ments d’opinion leur crée trop de sou­cis et mette en péril leur exis­tence même, ils ont tôt fait d’édicter une loi ou un décret qui le prive de ses moyens d’expression.

Sans avoir obli­ga­toi­re­ment recours à la coer­ci­tion contre une presse qui lui déplaît, un État dis­pose de moyens très effi­caces pour la mettre en dif­fi­cul­té. En France, par exemple, la natio­na­li­sa­tion des entre­prises de presse, consi­dé­rée à la Libé­ra­tion comme un gage d’impartialité et de neu­tra­li­té, per­met aux par­ti­sans du gou­ver­ne­ment d’avantager les jour­naux qui les servent sous le rap­port de l’imprimerie ; et le fait qu’une agence de publi­ci­té, qu’une agence d’information, sont pla­cées sous le contrôle de l’État, c’est-à-dire béné­fi­cient de son concours offi­cieux jusques et y com­pris leur pério­dique ren­floue­ment, le fait que l’État sub­ven­tionne telle entre­prise de mes­sa­ge­rie, tel orga­nisme spé­cia­li­sé dans la dif­fu­sion des nou­velles de presse, offrent une foule de pos­si­bi­li­tés aux groupes d’hommes au pou­voir pour favo­ri­ser cer­tains organes et cau­ser un réel pré­ju­dice aux autres. Or, un jour­nal défa­vo­ri­sé en infor­ma­tion, en publi­ci­té, en impri­me­rie, ne peut plus sou­te­nir la concur­rence avec les jour­naux pri­vi­lé­giés, à notre époque où la moindre défaillance se remarque, où le public est deve­nu extrê­me­ment exi­geant, où les charges de la presse sont telles qu’un accrois­se­ment de dix pour cent du bouillon­nage fait tout de suite se pen­cher le conseil d’administration sur les éven­tua­li­tés sou­vent peu encou­ra­geantes de la tré­so­re­rie, et lui des­sine à l’horizon un gra­phique inexo­ra­ble­ment incur­vé vers la chute.

« La liber­té de la presse, écrit Stir­ner dans L’Unique et sa Pro­prié­té, n’est qu’une per­mis­sion don­née à la presse, et l’État ne vou­dra jamais per­mettre que j’emploie la presse à le réduire en miettes» ; et il ajoute : « Qu’un État puisse sup­por­ter plus ou moins, il n’y a là qu’une dis­tinc­tion quantitative. ».

De même, pour la pen­sée indi­vi­duelle qui ne se réfère à aucun cri­tère de masse, la dis­tinc­tion est uni­que­ment quan­ti­ta­tive entre le mono­pole exer­cé par les bol­che­viks sur la presse de Lenin­grad ou d’Irkoutsk, et le contrôle qu’imposent à l’opinion locale (voir les études d’André Sieg­fried) les fon­da­men­ta­listes ou les métho­distes du Tennessee.

Conscients d’ailleurs de la rela­ti­vi­té de toutes choses, nous ne mépri­sons nul­le­ment (nous l’avons dit en com­men­çant) cette dif­fé­rence de degré ; mais quel que soit le degré de la coer­ci­tion dont ils font preuve, nous dénions inté­rieu­re­ment, aus­si bien au pou­voir, si una­ni­me­ment plé­bis­ci­té qu’il soit, qu’à la masse, si noble­ment inten­tion­née et si numé­ri­que­ment « domi­nante » qu’elle puisse être, le droit de refu­ser à l’individu l’expression de son opi­nion et de le condam­ner au refou­le­ment de sa pen­sée, quand bien même sa pen­sée serait, non seule­ment mino­ri­taire, mais unique.

Une liber­té de la presse limi­tée à la facul­té de choi­sir son jour­nal entre qua­rante autres est donc une liber­té qui vaut mieux que pas de liber­té du tout ; cepen­dant, elle n’a rien de com­pa­rable à celle qui consis­te­rait à lais­ser cha­cun expo­ser son opi­nion concur­rem­ment avec l’opinion de qui­conque. Le droit du lec­teur à col­la­bo­rer au jour­nal, et à y prendre connais­sance des opi­nions les plus diverses simul­ta­né­ment expo­sées, consti­tue­rait un élar­gis­se­ment et un per­fec­tion­ne­ment consi­dé­rable de la liber­té de la presse. La presse serait alors à la dis­po­si­tion de tous, elle devien­drait la pro­prié­té de cha­cun. « La presse, dit Stir­ner, ne doit pas être libre, c’est trop peu ; elle doit être mienne. »

On objec­te­ra à cette concep­tion du jour­nal, que nous ébau­chions au début du pré­sent article, cer­taines dif­fi­cul­tés tech­niques. On fera d’abord remar­quer qu’un jour­nal qui, pour per­mettre à ses lec­teurs de choi­sir entre elles, se ferait le porte-parole et le véhi­cule de toutes les opi­nions, devrait pos­sé­der un très grand nombre de pages ; mais nous répon­drons que le nombre de jour­naux dimi­nue­rait en même temps, puisque la plu­part d’entre eux dif­fusent une infor­ma­tion iden­tique, et que les opi­nions dis­per­sées dans plu­sieurs organes se trou­ve­raient réunies en un seul. En France, nous sommes accou­tu­més aux jour­naux à quatre, six et huit pages. En Amé­rique, les jour­naux de soixante-quatre pages ne sont point rares, et en Égypte même le for­mat des feuilles n’était limi­té qu’à douze pages par jour, ceci en 1947. Et l’on serait mal venu de redou­ter une exces­sive consom­ma­tion de papier, alors qu’en juin 1950, sur cent titres d’hebdomadaires fran­çais, il a été dénom­bré 8.500.000 inven­dus, soit 339 tonnes de papier-jour­nal gaspillées…

— Mais quoi ! se récrie­ra-t-on. N’importe qui aura-t-il pou­voir d’imposer la publi­ca­tion de n’importe quelle élu­cu­bra­tion de son cru sous pré­texte de liberté ?

Il serait oiseux d’examiner lon­gue­ment cette objec­tion, dont il faut tenir compte uni­que­ment parce que nous sommes assu­rés qu’elle nous sera oppo­sée. Bien enten­du, nous répon­dons : non. Quel que soit le régime social, il est sou­hai­table que la confec­tion des jour­naux soit confiée aux jour­na­listes, qui savent com­ment doit se faire un jour­nal, de même qu’il est pré­fé­rable qu’un culti­va­teur sache labou­rer et qu’un chauf­feur d’autocar sache conduire. Le grand mal­heur des jour­naux actuels, et la cause du malaise qui étreint la plu­part d’entre eux, en même temps que ce qui les rend sou­vent si néfastes, c’est jus­te­ment qu’ils sont diri­gés par des poli­ti­ciens et non par des jour­na­listes. La com­pé­tence pro­fes­sion­nelle n’est pas affaire d’improvisation, et Bakou­nine, qui ne sacri­fiait point, je pense, au culte de l’autorité, disait qu’en matière de chaus­sures, il recon­nais­sait l’autorité de son cordonnier.

Il est donc inévi­table qu’un jour­nal, confec­tion­né par des jour­na­listes qui auront l’amour de leur tra­vail et s’efforceront d’en faire une réus­site quo­ti­dienne dont leur équipe, éprise d’émulation pro­fes­sion­nelle, éprou­ve­ra une quo­ti­dienne satis­fac­tion, cette fier­té que nous res­sen­tons tous quand nous avons fait quelque chose de bien, ne puisse accueillir n’importe quoi grif­fon­né par n’importe qui. La pos­ses­sion de solides notions pra­tiques est néces­saire en toutes choses. Contre ce prin­cipe, qu’on ne vienne pas nous res­sor­tir les diva­ga­tions inlas­sa­ble­ment res­sas­sées sur la liber­té abso­lue. Per­sonne ne dis­po­se­ra jamais de la liber­té abso­lue, qui don­ne­rait le droit de construire sa mai­son au milieu de la rue. « La liber­té abso­lue de la presse, écrit Stir­ner, est, comme toute liber­té abso­lue, une chi­mère. » Et dans le n°24 de « Défense de l’Homme » Lyg a écrit sur ce sujet des réflexions très per­ti­nentes. Dans un jour­nal comme celui dont nous évo­quons les pos­si­bi­li­tés de créa­tion et d’existence, le comi­té de rédac­tion lui-même serait obli­gé de limi­ter à chaque opi­nion sa super­fi­cie quo­ti­dienne d’expression, pour évi­ter que l’ensemble des col­la­bo­ra­teurs et des lec­teurs n’eût à se plaindre de la ten­ta­tive d’envahissement de l’une des ten­dances expo­sées. Toute pos­si­bi­li­té maté­rielle a sa mesure, toute appli­ca­tion pra­tique sa limite, et des ques­tions comme celle que nous dis­cu­tons n’auraient pu être sou­le­vées à l’époque où il n’y avait pas d’imprimerie et où l’on écri­vait sur du par­che­min. Ne pro­lon­geons donc point une digres­sion sur une objec­tion théo­rique qui ne fait qu’exploiter cette évi­dence que tout, sur terre, est relatif.

Qui convain­crai-je ? Peut-être per­sonne. Peut-être confir­me­rai-je seule­ment M. Léon-Pierre Quint, si d’aventure il lit ces lignes, dans l’opinion qu’il expri­mait le 14 sep­tembre der­nier (L’Observateur, n°23), à savoir que les anar­chistes sont « deve­nus des moines prê­cheurs » capables tout au plus de se livrer à « un prê­chi-prê­cha géné­reux », ne cher­chant pas « à orga­ni­ser les ouvriers, ni à pro­vo­quer la révo­lu­tion », « purs idéa­listes, sans haine pour leurs enne­mis », posi­tion qui lui semble contraire à « la farouche vision stir­né­rienne » de « L’Unique et sa Pro­prié­té ».

Il se peut bien que nous soyons sur­tout enclins à prê­cher, et même à prê­cher dans le désert, et ce n’est pas notre faute si « les pro­met­teurs de révo­lu­tion » se sont révé­lés, ain­si que l’a dit Liber­tad, « des far­ceurs comme les autres » (comme les pro­met­teurs de para­dis, par exemple). Ce n’est pas notre faute si les gou­ver­nants qui, réunis à l’O.N.U., et à qui nul ne deman­dait rien, pro­mettent des liber­tés qu’ensuite ils n’accordent pas. Ce n’est pas notre faute si de grands chefs révo­lu­tion­naires, qui ont sou­le­vé des mil­lions d’hommes contre le capi­ta­lisme, se sont révé­lés « des far­ceurs comme les autres » et s’ils ont reti­ré ensuite, à ces mil­lions d’hommes ren­trés dans leurs foyers, la liber­té de la presse en mono­po­li­sant au pro­fit de l’État les impri­me­ries et les journaux.

En défi­ni­tive, il n’est pas prou­vé que la liber­té de la presse, et l’usage effec­tif et maxi­mum de cette liber­té, soient asso­ciés à un régime social déter­mi­né. Le libé­ra­lisme bour­geois les réserve aux pro­prié­taires pri­vés ; les dic­ta­tures se les réservent à elles-mêmes ; et des révo­lu­tions que nous avons connues, si cer­taines ont accru la liber­té de la presse, d’autres, par contre, l’ont res­treinte ou confis­quée. Et c’est fina­le­ment Stir­ner encore qui a rai­son quand il écrit : « La liber­té de la presse n’est tou­jours liée qu’à des occa­sions favo­rables;… celui qui veut en jouir doit cher­cher par­tout l’occasion favo­rable…», à quoi il ajoute, invi­tant à l’action afin de ne pas lais­ser sup­po­ser qu’il recom­mande une atti­tude pure­ment pas­sive et fata­liste : « et si pos­sible la faire naître ».

Je le répète, il se peut bien que nous ne soyons bons qu’à cela et que ce soit tout ce que nous savons faire : faire naître si pos­sible l’occasion favo­rable et, quand elle est née, l’exploiter. Nous ne sommes pas des phé­nix ; mais nous ne sommes pas non plus des far­ceurs, de ces far­ceurs qui mul­ti­plient dans le monde entier des appels pour la paix quand ils méditent de déclen­cher une guerre, de ces far­ceurs qui rédigent une Décla­ra­tion des Droits de l’Homme quand ils siègent dans une assem­blée inter­na­tio­nale qu’ils savent sans pou­voir, et qui refusent ces droits à l’homme dans les pays qu’ils administrent.

J’avais naguère un ami qui était extrê­me­ment bon et qui avait cou­tume de dire : « À quoi recon­naî­tra-t-on les anar­chistes, s’ils ne sont pas meilleurs que les autres ? » Depuis, j’ai enten­du un pré­lat tenir le même lan­gage au nom des chré­tiens. Ce lan­gage est noble, mais vain. Dans toutes les caté­go­ries un peu nom­breuses d’hommes, que ce soient les chré­tiens ou les anar­chistes, il y a des êtres de rai­son, des êtres de foi et des êtres de vio­lence. Le héros, le mar­tyr, le saint, le sage, sujets clas­siques d’opposition, n’appartiennent en propre à aucun siècle, à aucune croyance. Toutes les reli­gions et toutes les doc­trines ont ten­té tour à tour de se com­mu­ni­quer par la vio­lence, par la rai­son et par la foi, et si l’on veut prou­ver qu’en somme elles ont « oscil­lé » entre plu­sieurs pôles contraires, comme M. Quint le dit de l’anarchisme, on est assu­ré de le faire aisément.

M. Quint lui-même n’a dû de publier son étude qu’à une « occa­sion favo­rable » : l’existence de « l’Observateur », né du départ de M. Claude Bour­det du quo­ti­dien « Com­bat» ; et je n’aurais peut-être jamais publié ces quelques réflexions sur la liber­té de la presse sans cette « occa­sion favo­rable » qu’est la fon­da­tion de « Défense de l’Homme ». Ces occa­sions, nous nous réjouis­sons d’en pro­fi­ter ; et mal­gré le vague de nos prêches et l’incertitude de notre action, si de telles occa­sions naissent de temps en temps, nous y sommes bien pour quelque chose.

Pierre-Valen­tin Berthier


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