L’ARTICLE sur la liberté de la presse qui a occupé un certain nombre de pages dans les numéros de novembre et décembre de cette revue n’avait pas la prétention, dans l’esprit de son auteur, d’épuiser le sujet ; le but que je m’étais assigné était d’en présenter quelques aspects sur lesquels je me livrais à certaines réflexions.
J’ai reçu quelques lettres que m’a values la publication de cet article ; elles m’ont apporté le témoignage de l’intérêt que les lecteurs de ce périodique manifestent envers un tel sujet, et cela m’incite à y revenir en utilisant quelques-uns des matériaux que mes correspondants ont eu l’heureuse idée de me fournir.
Qu’il me soit permis de profiter de cette occasion pour accuser réception de cette correspondance qui, assez souvent, me parvient à la suite des articles accueillis ici par notre ami Lecoin. Je réponds rarement par la voie directe à ceux qui m’écrivent, et je tiens à m’en expliquer. Les camarades qui me connaissent et qui savent combien peu de loisirs me laisse une vie dévorée par le travail ne sauraient s’étonner de mon infidélité à répondre aux lettres. Mais presque toujours j’y réponds par voie indirecte, c’est-à-dire que je porte à l’audience publique, par le truchement des articles à venir, les opinions qui me sont soumises, que je les partage ou non.
Fréquemment, j’ai, dans de précédents numéros, débattu des idées que des correspondants m’avaient proposées par le canal épistolaire. Le débat avait ainsi chance d’être beaucoup plus fructueux que s’il se fût limité à un échange de réponses postales entre mes correspondants et moi ; loin de fuir la discussion, je me suis efforcé de l’élargir en la publiant, et nombre de ceux qui m’ont écrit, et qui peut-être ont été déçus par mon silence pendant quelque temps, ont eu la preuve que leur lettre n’avait pas été dédaignée, en en retrouvant la trace à cette tribune. J’estime que c’est faire là bon emploi de la liberté de la presse.
Donc, dans mes articles sur cette fameuse liberté, je disais qu’un quotidien qui relaterait objectivement les événements, et qui ouvrirait ses colonnes à tous les commentaires, de quelque tendance qu’ils fussent, serait beaucoup plus utile à l’opinion qu’une multitude de journaux dont chacun relate et commente les faits à sa façon et qui, vendus séparément à raison d’un organe par tête et par jour, ne permettent pas a chaque lecteur d’avoir une idée générale de l’actualité et des diverses interprétations auxquelles elle donne lieu.
Un camarade de Portes, dans le Gard, m’a adressé à ce propos une lettre excellente, où il écrit notamment : « Dans ton article, je trouve tous les arguments, à la forme près, que j’ai exposés à plusieurs responsables de divers groupuscules, en faveur de la création d’un journal commun, et comme ton article semble devoir t’amener aux mêmes conclusions, j’estime utile de te faire connaître quelques aspects de mon point de vue et des raisons qui le motivent.
« La liberté de la presse, en tant que moyen d’information et d’éducation — politique, sociale, économique, culturelle, morale, artistique, etc. — ne réside pas et ne peut pas résider dans la multiplicité des journaux et des publications, quotidiens, hebdomadaires et revues mensuelles, parce que présentement tous les individus capables d’informer et d’éduquer leurs contemporains n’ont ni le temps, ni les moyens matériels, d’avoir leur organe particulier ; et auraient-ils ce temps et ces moyens, que les individus à informer et à éduquer seraient, eux, dans l’impossibilité d’avoir le temps de lire et les moyens d’acheter tous les organes susceptibles de les informer et de les éduquer, quoi qu’en pensent les partisans de la liberté totale de l’expression de la pensée. »
Je suis fort aise de reproduire le passage qu’on vient de lire, non seulement parce qu’il corrobore ce que j’ai écrit ici-même, mais surtout parce qu’il l’exprime plus clairement que je ne l’avais fait. Mon correspondant ajoute plus loin, après des observations fort judicieuses :
« Le libéralisme, la tolérance dont je suis largement partisan, dans le domaine des idées, seraient bien mieux concrétisés dans une feuille commune que dans la multiplicité des feuilles. La liberté de la presse, qu’il ne faut pas confondre avec la liberté de créer un journal par tous ceux qui en ont les moyens (car ceux qui n’ont pas ces moyens n’ont pas non plus cette liberté) trouverait son plein épanouissement dans le principe d’un journal commun, quotidien, hebdomadaire et revue mensuelle. Il est évident que je parle de l’information et de l’éducation générales, et non des publications spécialisées à caractère technique. »
Cette dernière réserve rejoint l’une de mes remarques. Il n’est pas question de faire fusionner Le Progrès de la Cordonnerie avec L’Ami des Jardins, ni Le Petit Philatéliste avec Le Courrier des Eleveurs. Ce n’est pas là que notre ami veut en venir, mais à une formule nouvelle de presse synthétique, dont un journal, à son échelle unique et particulière, pourrait donner l’exemple à lui seul en publiant une information objective et, en même temps, des commentaires aussi nombreux qu’il y a de façons diverses de la commenter. Un tel journal verserait au débat le dossier entier de chaque cause appelée devant l’opinion.
Mon correspondant de Portes est allé beaucoup plus loin que moi en s’efforçant de montrer que l’inconvénient des publications multiples existait déjà, à une échelle plus réduite, dans la presse libertaire. Il la citait comme exemple parce qu’il la connaît bien, et cet exemple est frappant pour nous qui la connaissons bien aussi :
« II m’apparaît, écrit-il, que les revues d’idées n’arrivent guère à grouper que quelques milliers d’abonnés. Je me demande pourquoi les revues à idées parallèles, ou mieux les groupements « apparentés », comme on dit aujourd’hui, ne sortiraient pas une revue unique en se partageant les pages proportionnellement au nombre d’abonnés apportés par chacun de ces groupements, lesquels, sans rien abdiquer, y trouveraient de grands avantages matériels ; et, de plus, les conceptions de chacun d’eux seraient portées à la connaissance de tous les adhérents des autres, donc tribune plus vaste et possibilité de choix pour tous les lecteurs. »
Notre ami énumère ensuite quelques publications auxquelles il est abonné, et quelques autres qu’il « voudrait pouvoir lire régulièrement » :
« Ma situation ne me permet pas de disposer de plus de 2.000 francs par an pour mes abonnements ; or, tous ces journaux et revues auxquels je suis abonné crient : au secours ! La moyenne du prix de leur abonnement est de 400 à 500 francs. Ceux qui, comme moi, en donnent 2.000 pour plusieurs publications dont certains articles font double emploi ne se refuseraient pas à faire bénéficier la revue commune bien assise de 1.000 ou 1.200 francs par an, qu’ils n’auraient plus à éparpiller sur des publications apparentées et plus ou moins vacillantes. »
Au fond, l’exemple de notre ami n’est pas mal choisi, car la presse libertaire est un microcosme de la presse en général, et le petit drame qui se joue dans nos milieux reflète exactement le drame de toute la presse.
Le mouvement anarchiste est, de tous les mouvements, le plus riche en littérature et le plus pauvre en argent. Toutes les semaines, je reçois des publications nouvelles dont chacune offre son intérêt, et qui me proposent le service régulier contre le règlement d’une somme variable. Les camarades qui les promeuvent sont d’une complaisance infinie, puisqu’ils poussent la délicatesse jusqu’à mettre à ma disposition, pour un surcroît de commodité à mon avantage, la formule de chèque postal libératoire qu’il me suffira de remplir pour que je figure à leur fichier. Comme mon correspondant, je dois, la plupart du temps, réfréner mon envie et dédaigner leur attention, par un instinct de conservation que me suggère mon portefeuille et pour des raisons pécuniaires qu’en toute humilité il me déplairait d’exposer ici.
Voyez, par exemple, du côté de l’édition. On annonce simultanément la publication en librairie de trois Histoires de l’Anarchie ; l’une est d’Alain Sergent et Claude Harmel, dont le premier tome a paru ; il coûte 780 francs ; il en paraîtra encore un ou deux volumes ; la seconde, de J. Maitron, est en souscription et coûte 1.050 francs, dont 600 francs au premier versement ; la troisième est de Louis Louvet, dont on annonce la publication à raison d’un volume tous les trois mois, au prix de 125 francs le volume. Loin de moi la pensée de suggérer que ces livres sont trop chers pour ce qu’ils contiennent : c’est le contraire qui est vrai. Loin de moi la pensée d’alléguer qu’ils feront triple emploi, je suis persuadé qu’il n’en est rien. Je n’ai choisi cet exemple que pour illustrer la richesse de la littérature libertaire dont je parlais plus haut. Quant à la pauvreté des camarades à qui ces ouvrages font envie, qui brûlent de les acheter et qui ne le peuvent pas, a‑t-elle besoin d’être démontrée ? La lenteur avec laquelle de tels ouvrages s’amortissent, même avec le secours de la clientèle extra-anarchiste qui vient en renfort si le lancement en est adroitement commercial, vient l’attester péremptoirement.
Ce qui n’est, dans le domaine de l’édition, qu’une coïncidence occasionnelle — cette triple publication en est sûrement une — constitue, dans le domaine de la presse, un phénomène permanent.
Mais ce qui se passe dans la presse anarchiste n’est à mes yeux qu’une réduction de ce qui se passe dans la presse d’information. Je connais un chef-lieu de département où, avant la guerre de 1939, prospérait admirablement un quotidien de formule et de style commerciaux. Si on laissait de côté son éditorial, inévitablement « orienté » et tendancieux comme le sont tous les articles de fond, ce journal ne faisait guère de politique, et quand il en faisait (les périodes électorales mises à part) il s’arrangeait pour que ce fût une politique vaguement républicaine et incolore, de sorte qu’organe commercial il passait dans toutes les mains. C’était une bonne affaire, qui gagnait de l’argent. En outre, il donnait satisfaction à tous, car il accueillait les textes de tous les groupements ou partis départementaux ou locaux, sans réserve et sans distinction, se bornant à les publier sous leur responsabilité propre, ainsi qu’il était naturel. Il n’était pas rare d’y voir voisiner, colonne à colonne, un communiqué des Pères du Sacré-Cœur appelant les fidèles au pèlerinage du mois de septembre, et un autre communiqué du Parti Communiste, invitant les prolétaires à manifester sur la voie publique contre la guerre et le fascisme. Cela était admis, et ne créait jamais d’incident.
La dictature de Vichy est venue, avec, en zone non occupée, sa presse unique, élaborée dans les officines de la censure, et dont l’infamie est présente à toutes les mémoires, encore que mal connue sous son véritable jour. Peut-être aurons-nous à revenir sur ce sujet. La Libération a rétabli la presse multiple. Dans notre chef-lieu départemental, le quotidien commercial d’avant 1939, compromis sous la dictature, disparut et fit place à deux quotidiens politiques, l’un de gauche, l’autre de droite, qui se livrèrent une guerre acharnée. Mais le département est peu peuplé, et ne peut faire vivre qu’un seul journal que tout le monde achète, mais non deux qui se disputent une clientèle partagée. L’un et l’autre se sont ruinés, s’obstinant à paraître malgré des dettes croissantes, chacun d’eux avec l’illusion qu’il tiendrait plus longtemps que son concurrent et, vainqueur du dernier quart d’heure, ressaisirait pour lui tout seul une masse de lecteurs trop rare pour les faire vivre tous deux. Finalement, un régional d’un chef-lieu voisin les a départagés, en créant une édition départementale qui n’a rien d’une feuille de combat, et les a mis d’accord en ralliant à lui la majeure partie des lecteurs, excédés de leur querelle, par une présentation plus largement libérale. L’empiétement, puis l’invasion, puis la victoire de ce régional n’auraient pas été possibles si, au lieu de deux journaux ennemis, il n’y en avait eu qu’un, qui eût accueilli et publié les opinions qui s’y étalaient, si opposées fussent-elles ; car de même que deux personnes professant des idées contraires peuvent vivre en bon voisinage, de même ces idées contraires peuvent se confronter fructueusement dans le même journal. Un journal devrait être une feuille de papier destinée à être achetée par tout le monde et dans laquelle chacun puisse exprimer ce qu’il a à dire. Ce ne devrait pas être l’organe d’un homme, d’un parti, ou d’un groupement, qui n’accueille et qui ne publie qu’une fraction de l’opinion, c’est-à-dire ce que quelques-uns seulement pensent.
— O —
Il m’est plus difficile de discuter de la lettre que j’ai reçue d’un correspondant de Clichy. Il commence en ces termes :
« Votre article sur la liberté de la presse m’a vivement intéressé. D’autant plus que j’estime qu’on ne saurait se dire anarchiste si l’on n’admet pas la contradiction. Or, nous savons qu’il n’existe pas de journal ou de revue anarchiste qui soit capable d’accepter la contradiction dans ses colonnes. Ainsi donc, et aussi incroyable que cela puisse paraître, ceux qui se proclament anarchistes ne sont pas libertaires ! »
J’hésite à suivre mon correspondant dans sa critique, parce que j’ai, dans mes articles de novembre et décembre, bien spécifié que je mettais en cause la presse d’information en sa formule actuelle, et non la presse d’opinion, d’idée, de combat, qui est à mes yeux une presse spécialisée. Parler de celle-ci systématiquement alors que je parlais de celle-là, c’est amener dans la discussion une déviation qu’il me faut d’abord signaler pour bien faire remarquer qu’elle ne vient pas de moi. À mes yeux, un journal communiste, un magazine catholique, une revue anarchiste, sont des organes spécialisés au même titre que Le Chasseur Français et Science et Vie ; on ne peut pas davantage reprocher à Défense de l’Homme de ne pas publier les encycliques du saint Père qu’à Science et Vie de s’abstenir de parler du dernier roman de Maxence van der Meersch. L’un et l’autre sont spécialisés ; et de même que Les Nouvelles Littéraires ne discuteront pas de la meilleure manière de pêcher le brochet, de même, sans qu’on les en puisse critiquer, les revues anarchistes se refuseront à accueillir les articles de propagande étrangers à leur ligne de conduite. Un sermon de carême serait aussi déplacé dans L’Idée Libre qu’un article de Lorulot dans un bulletin paroissial, tandis que dans un quotidien d’information neutre ils pourraient fort bien voisiner sans que cela soit choquant. Si donc, je milite pour que la presse d’information échappe à toute spécialisation idéologique et s’en délivre, en revanche j’estime normal que chaque idéologie veuille avoir ses organes spécialisés de lutte et de diffusion, tout comme chaque activité humaine telle que la chasse, la pêche, le tricot, la peinture, la poésie, est fondée à avoir les siens. Les inconvénients d’un émiettement exagéré exigent seuls qu’on en limite la multiplication, ainsi que je l’indiquais plus haut dans la première partie de cet article.
Que les organes idéologiques spécialisés soient quelquefois sectaires, cela est possible, et si tel est l’avis de mon correspondant de Clichy, je n’entreprendrai pas de l’en dissuader. Néanmoins, j’observerai que, dans L’Unique et dans Défense de l’Homme, j’ai déjà eu plusieurs fois des débats à soutenir avec la contradiction. Dans la revue d’Armand, j’eus à discuter avec un camarade qui n’était pas d’accord avec moi sur le sens du mot « révolutionnaire» ; et, ici aussi, on se souvient peut-être d’une amicale controverse sur la poésie entre Pierre Boujut et Roger Bournazel d’une part, l’auteur de ces lignes d’autre part, controverse qui confronta des points de vue très divergents, et qui se déroula dans une parfaite liberté.
Je continue à reproduire la suite de la lettre de mon correspondant de Clichy :
« II faut observer que, depuis la Libération, seuls ont droit à la parole ceux qui ont sombré dans l’imposture anti-fasciste ou dont le comportement continue d’accréditer celle-ci au sein du prolétariat, ce qui n’est guère réjouissant pour un esprit libre. »
Arrêtons-nous un instant sur cette « observation », pour signaler que l’anti-fascisme a été, certes, le prétexte à mainte combinaison démagogique, depuis le Front Populaire de 1936 jusqu’au tripartisme de 1945, mais qu’il n’est pas obligatoirement une imposture ; on peut être antifasciste sans être un imposteur, et la plupart des antifascistes sont réellement sincères ; pour ma part, je suis antifasciste en ce sens que le fascisme donnant la prédominance à l’Etat dans tous les domaines et s’opposant résolument à l’initiative et à la pensée individuelles, je le réprouve et le combats. Je combats le fascisme qui a proscrit la libre opinion d’Italie, qui a fait des feux de joie en Allemagne avec les plus hauts chefs-d’œuvre de l’esprit, et qui, en Espagne, a rétabli les prêtres dans leurs privilèges abusifs et détruit les organisations ouvrières les plus créatrices et les plus éclairées. Sans aliéner mon droit de critique envers l’antifascisme et les antifascistes, je suis donc antifasciste, et je ne crois pas être un imposteur.
Mon correspondant poursuit en dénonçant « les anarchistes d’union sacrée qui sont toujours contre la guerre en principe, mais qui, chaque fois qu’elle éclate, ne manquent pas de la faire comme les autres en invoquant le même prétexte : celui du gouvernement ». Il a raison contre ceux qu’il gourmande ainsi ; cependant, ils ne sont que la minorité d’une minorité, et les rangs de la majorité qui fait et qui subit les guerres ne s’accroît que bien faiblement de leur chétif appoint. D’ailleurs, cela nous écarte du sujet, auquel nous ramène la suite de la lettre :
« Pour ce qui est de la liberté de la presse, pensez-vous que ces soi-disant anarchistes puissent admettre la contradiction dans leur propre journal ou revue, alors que tout laisse supposer qu’ils n’admettraient même pas la publication, en France, d’un journal hitlérien ou franquiste par exemple ? »
Je me suis fait scrupule de reproduire cette phrase pour montrer à nos lecteurs qu’il n’est guère d’argument dont n’usent nos correspondants pour essayer de nous mettre dans l’embarras. Car ceci est le type même de la question mal posée ; et naturellement, notre correspondant s’attend à ce que nous donnions à une question mal posée, une réponse correcte ; il estime avoir droit à ce que nous dénouions de façon pertinente un dilemme arrangé en piège. Selon notre correspondant, les anarchistes sont de « soi-disant anarchistes » s’ils refusent de donner, dans leurs journaux, la parole aux propagateurs des doctrines hitlériennes ou franquistes ; selon nous, ils ne seraient guère plus anarchistes s’ils ouvraient largement les colonnes exiguës de leurs maigres journaux aux doctrines qu’ils combattent, alors que ces journaux sont déjà trop irréguliers et trop petits pour contenir et répandre les thèses qu’ils se donnent mission de faire connaître.
La question est mal posée ; il n’appartient pas à des organes de petit format, à parution précaire, d’offrir l’hospitalité aux défenseurs des pouvoirs et des autorités dont ils dénoncent la malfaisance ; leur spécialisation s’oppose à ce que ce confusionnisme soit permis, et ceux qui les dirigent feraient tout simplement le jeu de leurs adversaires en s’y prêtant. D’ailleurs, les anarchistes que notre correspondant incrimine n’ont jamais eu assez de pouvoir pour empêcher la presse hitlérienne de s’imprimer pendant douze ans en Allemagne et pendant quatre ans en France, ni pour empêcher la presse franquiste de paraître en Espagne depuis quatorze ans, sans parler des journaux pro-franquistes qui fleurissent ça et là. Par contre Hitler et Franco ont supprimé toute presse anarchiste pendant toute la durée de leur règne. S’il existe une imposture, il n’en est guère de pire que celle qui consiste à reprocher aux victimes les griefs qui doivent s’appliquer aux bourreaux, et à dénoncer chez les défenseurs de la liberté des tares inhérentes à ceux qui l’ont anéantie.
Toutefois, s’il se présentait un contradicteur qui prît la défense et embrassât la cause de Hitler et de Franco, je le dis tout net, et ceci doit rassurer mon correspondant : je plaiderais pour qu’on lui accordât la parole, parce que je sais que, parmi les collaborateurs de cette revue, il n’en est pas un qui ne pût triompher de ses arguments par une réfutation sereine et convaincante. En outre, quand je dis que je suis partisan de créer une presse d’information objective qui soit ouverte aux commentaires de toutes les nuances de l’opinion, j’ajoute que je consentirais, bien entendu, à ce que les hitlériens (s’il en reste) et les franquistes (s’ils le désirent) y puissent exprimer leur point de vue ; je le souhaiterais même, afin que, premièrement, cette presse ne soit pas accusée d’interdire ses colonnes à certaines opinions, fussent-elles les plus indésirables à nos yeux, et que, deuxièmement, les lecteurs de bonne foi soient à même de comparer et de choisir entre toutes les thèses sans exception, facilité pour eux qui serait une sécurité pour nous, car j’ai confiance dans l’issue de ce choix et dans le résultat de cette comparaison ; ce serait de bonne guerre, ce serait jouer franc-jeu, que de permettre qu’à côté des dizaines d’autres opinions qui s’étaleraient dans une telle presse pût figurer celle du dernier nazi ou de n’importe quel franquiste, tant pour compléter la documentation et l’édification personnelle du lecteur, que pour bien lui prouver qu’on ne triche pas avec lui ; et bien entendu les points de vue libertaires y devraient figurer aussi, et je suis certain — c’est ce qui me fait désirer la confrontation des commentaires opposés sans jeter l’interdit sur aucun — que notre position à nous sortirait, non pas affaiblie, mais renforcée, de la présence des thèses adverses tout à proximité des nôtres. Le commentateur fasciste serait, en quelque sorte, l’avocat du diable dont l’argumentation, opposée aux autres, achèverait de les valoriser a contrario.
Pour ma part, je n’ai jamais demandé mieux que de discuter avec des hitlériens ou des franquistes, voire avec Hitler et Franco en personne, sur des sujets qui les intéressent, par exemple l’excellence de la censure, ou l’opportunité des camps de concentration ; je ne crains point une telle discussion, m’imaginant que mes arguments contre valent bien leurs arguments pour. Malheureusement, Hitler et Franco ont agi sans nous permettre de parler, et nous avons dû nous taire sans pouvoir les empêcher d’agir. J’ai vu des hitlériens et aussi des miliciens de Darnand pendant la guerre, plus que je n’eusse souhaité ; leur aspect seul décourageait toute velléité de discussion loyale : ils avaient toujours un revolver à portée de la main. Dressés au commandement automatique et à l’obéissance aveugle, ils pendaient ou abattaient volontiers leurs adversaires, sans aucune espèce de sentimentalité.
Mon correspondant de Clichy le sait bien, ce n’est pas nous qui fuyons la discussion. Nous discuterions avec les hitlériens et les franquistes comme avec n’importe qui, s’ils acceptaient de discuter ; mais ce ne sont pas des gens qui consentent à laisser discuter leurs idées, ils les imposent sans réplique et tirent le glaive contre quiconque ne les admet pas. La liberté de la presse ne les intéresse pas, puisqu’ils installent la censure dès qu’ils sont au pouvoir ; ils doivent être, par conséquent, les derniers à la revendiquer quand ils ne détiennent pas le gouvernement. Ceci s’applique aussi aux socialistes totalitaires, qui adoptent les mêmes méthodes, exigeant dans l’opposition des libertés qu’ils refusent lorsqu’ils sont les détenteurs de l’autorité. Les messianiques — nazis, franquistes, socialistes autoritaires — coupent court à la concurrence des idées en réservant le droit d’expression pour les leurs, ce qui prouve en fait, non pas que leurs idées sont les seules bonnes, mais qu’ils n’ont pas la tranquille assurance de les voir triompher d’une équitable comparaison. Aux uns comme aux autres, l’intolérance qu’ils manifestent dans les pays dont ils régissent l’Etat ne donne guère envie de faire de cadeaux dans ceux où ils militent ou intriguent pour le conquérir.
Je concède à mon correspondant qu’être anarchiste implique que l’on soit, et suppose que l’on est, libertaire et tolérant. Mais à une condition sine qua non,qui est la réciprocité. Un homme, anarchiste ou non, qui accorde à autrui des droits sans demander en retour la reconnaissance et la garantie de droits équivalents, est une dupe et un imbécile. Or, les hitlériens et les franquistes ont interdit nos journaux, brûlé nos livres, tué nos militants ; quelque désir que nous ayons de controverser avec eux sur un ton courtois, il faut bien convenir que de tels précédents ne nous inspirent aucune confiance et que nous sommes fort excusables de témoigner si peu de hâte à faire la causette avec eux ! Ceux qui exigent de nous que nous manifestions à leur égard notre tolérance doctrinale et naturelle doivent s’attendre à ce que nous ne leur donnions satisfaction que dans la mesure où, par réciprocité, ils nous garantiront de leur part une tolérance égale ; et rien ne sert davantage les tendances autoritaires, rien n’est plus contraire à la liberté d’expression, que d’accorder celle-ci à qui nous la refuse. Il serait plaisant de voir ceux dont la liberté d’expression fut bafouée, et qui en souffrirent, s’empresser de l’offrir par priorité à qui la leur enleva.
L’économie anarchiste, c’est le libre-échange des produits à partir et à destination des individus ou des groupes ; la philosophie anarchiste, c’est le libre-échange des idées à partir et à destination des groupes ou des individus. Quiconque revendique le privilège d’affirmer et confisque à autrui la faculté de lui répondre n’a pas à invoquer notre tolérance pour exiger notre hospitalité. De ces deux libres-échanges, l’un matériel, l’autre intellectuel, les hitlériens, les franquistes, les socialistes autoritaires, sont mal venus à solliciter l’avantage puisqu’ils en repoussent le postulat qu’ils excluent du droit naturel et de la réalité sociale.
Dans la suite de sa lettre, mon correspondant soulève quelques autres questions, celle des camps de concentration, celle des Juifs ; désirant m’en tenir aux problèmes qui me sont familiers — car, à vouloir disserter sur ce qu’on ne connaît pas bien, on risque de parler à tort et à travers — je romprai le débat sur ces questions-là. En un passage, il met en cause l’esprit de la résistance, qui, dit-il, « continue d’animer la presse ». Je dirai une autre fois ce que je pense des deux phénomènes historiques qu’on a appelés la « collaboration » et la « résistance» ; pour aujourd’hui, ce serait trop long, il faut savoir se limiter.
Enfin, mon correspondant conclut ainsi : « Quand on voit tout ça, et qu’on est capable de penser librement, on ne comprend pas que des esprits soi-disant révolutionnaires puissent encore espérer et croire possible une transformation sociale dans le sens de la justice et de la liberté pour tous. » Évidemment, nous oscillons tous entre un optimisme qui nous porte à croire possible cette transformation parce qu’elle est souhaitable, et un pessimisme qui nous en dissuade parce que l’exemple des siècles et celui de chaque jour nous rendent sceptiques sur son éventualité.
Quoi qu’il en soit, je remercie mes correspondants de leurs marques d’intérêt ; je les en remercie sans distinction, sans mesurer ma gratitude au degré de l’affinité ou du désaccord qui peut exister entre nos opinions respectives ; car à mes yeux leurs lettres possèdent le même prix, soit qu’elles me proposent une contradiction que j’accepte, soit qu’elles m’apportent une approbation que je n’ai pas quêtée.
Pierre-Valentin Berthier