La Presse Anarchiste

De la liberté de la presse (3) Bavardage en camaraderie sur un sujet déjà traité

L’ARTICLE sur la liber­té de la presse qui a occu­pé un cer­tain nombre de pages dans les numé­ros de novembre et décembre de cette revue n’a­vait pas la pré­ten­tion, dans l’es­prit de son auteur, d’é­pui­ser le sujet ; le but que je m’é­tais assi­gné était d’en pré­sen­ter quelques aspects sur les­quels je me livrais à cer­taines réflexions.

J’ai reçu quelques lettres que m’a values la publi­ca­tion de cet article ; elles m’ont appor­té le témoi­gnage de l’in­té­rêt que les lec­teurs de ce pério­dique mani­festent envers un tel sujet, et cela m’in­cite à y reve­nir en uti­li­sant quelques-uns des maté­riaux que mes cor­res­pon­dants ont eu l’heu­reuse idée de me fournir.

Qu’il me soit per­mis de pro­fi­ter de cette occa­sion pour accu­ser récep­tion de cette cor­res­pon­dance qui, assez sou­vent, me par­vient à la suite des articles accueillis ici par notre ami Lecoin. Je réponds rare­ment par la voie directe à ceux qui m’é­crivent, et je tiens à m’en expli­quer. Les cama­rades qui me connaissent et qui savent com­bien peu de loi­sirs me laisse une vie dévo­rée par le tra­vail ne sau­raient s’é­ton­ner de mon infi­dé­li­té à répondre aux lettres. Mais presque tou­jours j’y réponds par voie indi­recte, c’est-à-dire que je porte à l’au­dience publique, par le tru­che­ment des articles à venir, les opi­nions qui me sont sou­mises, que je les par­tage ou non.

Fré­quem­ment, j’ai, dans de pré­cé­dents numé­ros, débat­tu des idées que des cor­res­pon­dants m’a­vaient pro­po­sées par le canal épis­to­laire. Le débat avait ain­si chance d’être beau­coup plus fruc­tueux que s’il se fût limi­té à un échange de réponses pos­tales entre mes cor­res­pon­dants et moi ; loin de fuir la dis­cus­sion, je me suis effor­cé de l’é­lar­gir en la publiant, et nombre de ceux qui m’ont écrit, et qui peut-être ont été déçus par mon silence pen­dant quelque temps, ont eu la preuve que leur lettre n’a­vait pas été dédai­gnée, en en retrou­vant la trace à cette tri­bune. J’es­time que c’est faire là bon emploi de la liber­té de la presse.

Donc, dans mes articles sur cette fameuse liber­té, je disais qu’un quo­ti­dien qui rela­te­rait objec­ti­ve­ment les évé­ne­ments, et qui ouvri­rait ses colonnes à tous les com­men­taires, de quelque ten­dance qu’ils fussent, serait beau­coup plus utile à l’o­pi­nion qu’une mul­ti­tude de jour­naux dont cha­cun relate et com­mente les faits à sa façon et qui, ven­dus sépa­ré­ment à rai­son d’un organe par tête et par jour, ne per­mettent pas a chaque lec­teur d’a­voir une idée géné­rale de l’ac­tua­li­té et des diverses inter­pré­ta­tions aux­quelles elle donne lieu.

Un cama­rade de Portes, dans le Gard, m’a adres­sé à ce pro­pos une lettre excel­lente, où il écrit notam­ment : « Dans ton article, je trouve tous les argu­ments, à la forme près, que j’ai expo­sés à plu­sieurs res­pon­sables de divers grou­pus­cules, en faveur de la créa­tion d’un jour­nal com­mun, et comme ton article semble devoir t’a­me­ner aux mêmes conclu­sions, j’es­time utile de te faire connaître quelques aspects de mon point de vue et des rai­sons qui le motivent.

« La liber­té de la presse, en tant que moyen d’in­for­ma­tion et d’é­du­ca­tion — poli­tique, sociale, éco­no­mique, cultu­relle, morale, artis­tique, etc. — ne réside pas et ne peut pas rési­der dans la mul­ti­pli­ci­té des jour­naux et des publi­ca­tions, quo­ti­diens, heb­do­ma­daires et revues men­suelles, parce que pré­sen­te­ment tous les indi­vi­dus capables d’in­for­mer et d’é­du­quer leurs contem­po­rains n’ont ni le temps, ni les moyens maté­riels, d’a­voir leur organe par­ti­cu­lier ; et auraient-ils ce temps et ces moyens, que les indi­vi­dus à infor­mer et à édu­quer seraient, eux, dans l’im­pos­si­bi­li­té d’a­voir le temps de lire et les moyens d’a­che­ter tous les organes sus­cep­tibles de les infor­mer et de les édu­quer, quoi qu’en pensent les par­ti­sans de la liber­té totale de l’ex­pres­sion de la pensée. »

Je suis fort aise de repro­duire le pas­sage  qu’on vient de lire, non seule­ment parce qu’il cor­ro­bore ce que j’ai écrit ici-même, mais sur­tout parce  qu’il l’ex­prime plus clai­re­ment que je ne l’a­vais fait. Mon cor­res­pon­dant ajoute plus loin, après des obser­va­tions fort judicieuses :

« Le libé­ra­lisme, la tolé­rance dont je suis lar­ge­ment par­ti­san, dans le domaine des idées, seraient bien mieux concré­ti­sés dans une feuille com­mune que dans la mul­ti­pli­ci­té des feuilles. La liber­té de la presse, qu’il ne faut pas confondre avec la liber­té de créer un jour­nal par tous ceux qui en ont les moyens (car ceux qui n’ont pas ces moyens n’ont pas non plus cette liber­té) trou­ve­rait son plein épa­nouis­se­ment dans le prin­cipe d’un jour­nal com­mun, quo­ti­dien, heb­do­ma­daire et revue men­suelle. Il est évident que je parle de l’in­for­ma­tion et de l’é­du­ca­tion géné­rales, et non des publi­ca­tions spé­cia­li­sées à carac­tère technique. »

Cette der­nière réserve rejoint l’une de mes remarques. Il n’est pas ques­tion de faire fusion­ner Le Pro­grès de la Cor­don­ne­rie avec L’A­mi des Jar­dins, ni Le Petit Phi­la­té­liste avec Le Cour­rier des Ele­veurs. Ce n’est pas là que notre ami veut en venir, mais à une for­mule nou­velle de presse syn­thé­tique, dont un jour­nal, à son échelle unique et par­ti­cu­lière, pour­rait don­ner l’exemple à lui seul en publiant une infor­ma­tion objec­tive et, en même temps, des com­men­taires aus­si nom­breux qu’il y a de façons diverses de la com­men­ter. Un tel jour­nal ver­se­rait au débat le dos­sier entier de chaque cause appe­lée devant l’opinion.

Mon cor­res­pon­dant de Portes est allé beau­coup plus loin que moi en s’ef­for­çant de mon­trer que l’in­con­vé­nient des publi­ca­tions mul­tiples exis­tait déjà, à une échelle plus réduite, dans la presse liber­taire. Il la citait comme exemple parce qu’il la connaît bien, et cet exemple est frap­pant pour nous qui la connais­sons bien aussi :

« II m’ap­pa­raît, écrit-il, que les revues d’i­dées n’ar­rivent guère à grou­per que quelques mil­liers d’a­bon­nés. Je me demande pour­quoi les revues à idées paral­lèles, ou mieux les grou­pe­ments « appa­ren­tés », comme on dit aujourd’­hui, ne sor­ti­raient pas une revue unique en se par­ta­geant les pages pro­por­tion­nel­le­ment au nombre d’a­bon­nés appor­tés par cha­cun de ces grou­pe­ments, les­quels, sans rien abdi­quer, y trou­ve­raient de grands avan­tages maté­riels ; et, de plus, les concep­tions de cha­cun d’eux seraient por­tées à la connais­sance de tous les adhé­rents des autres, donc tri­bune plus vaste et pos­si­bi­li­té de choix pour tous les lecteurs. » 

Notre ami énu­mère ensuite quelques publi­ca­tions aux­quelles il est abon­né, et quelques autres qu’il « vou­drait pou­voir lire régulièrement » :

« Ma situa­tion ne me per­met pas de dis­po­ser de plus  de 2.000 francs par an pour mes abon­ne­ments ; or, tous ces jour­naux et revues aux­quels je suis abon­né crient : au secours ! La moyenne du prix de leur abon­ne­ment est de 400 à 500 francs. Ceux qui, comme moi, en donnent 2.000 pour plu­sieurs publi­ca­tions dont cer­tains articles font double emploi ne se refu­se­raient pas à faire béné­fi­cier la revue com­mune bien assise de 1.000 ou 1.200 francs par an, qu’ils n’au­raient plus à épar­piller sur des publi­ca­tions appa­ren­tées et plus ou moins vacillantes. »

Au fond, l’exemple de notre ami n’est pas mal choi­si, car la presse liber­taire est un micro­cosme de la presse en géné­ral, et le petit drame qui se joue dans nos milieux reflète exac­te­ment le drame de toute la presse.

Le mou­ve­ment anar­chiste est, de tous les mou­ve­ments, le plus riche en lit­té­ra­ture et le plus pauvre en argent. Toutes les semaines, je reçois des publi­ca­tions nou­velles dont cha­cune offre son inté­rêt, et qui me pro­posent le ser­vice régu­lier contre le règle­ment d’une somme variable. Les cama­rades qui les pro­meuvent sont d’une com­plai­sance infi­nie, puis­qu’ils poussent la déli­ca­tesse jus­qu’à mettre à ma dis­po­si­tion, pour un sur­croît de com­mo­di­té à mon avan­tage, la for­mule de chèque pos­tal libé­ra­toire qu’il me suf­fi­ra de rem­plir pour que je figure à leur fichier. Comme mon cor­res­pon­dant, je dois, la plu­part du temps, réfré­ner mon envie et dédai­gner leur atten­tion, par un ins­tinct de conser­va­tion que me sug­gère mon por­te­feuille et pour des rai­sons pécu­niaires qu’en toute humi­li­té il me déplai­rait d’ex­po­ser ici.

Voyez, par exemple, du côté de l’é­di­tion. On annonce simul­ta­né­ment la publi­ca­tion en librai­rie de trois His­toires de l’A­nar­chie ; l’une est d’A­lain Ser­gent et Claude Har­mel, dont le pre­mier tome a paru ; il coûte 780 francs ; il en paraî­tra encore un ou deux volumes ; la seconde, de J. Mai­tron, est en sous­crip­tion et coûte 1.050 francs, dont 600 francs au pre­mier ver­se­ment ; la troi­sième est de Louis Lou­vet, dont on annonce la publi­ca­tion à rai­son d’un volume tous les trois mois, au prix de 125 francs le volume. Loin de moi la pen­sée de sug­gé­rer que ces livres sont trop chers pour ce qu’ils contiennent : c’est le contraire qui est vrai. Loin de moi la pen­sée d’al­lé­guer qu’ils feront triple emploi, je suis per­sua­dé qu’il n’en est rien. Je n’ai choi­si cet exemple que pour illus­trer la richesse de la lit­té­ra­ture liber­taire dont je par­lais plus haut. Quant à la pau­vre­té des cama­rades à qui ces ouvrages font envie, qui brûlent de les ache­ter et qui ne le peuvent pas, a‑t-elle besoin d’être démon­trée ? La len­teur avec laquelle de tels ouvrages s’a­mor­tissent, même avec le secours de la clien­tèle extra-anar­chiste qui vient en ren­fort si le lan­ce­ment en est adroi­te­ment com­mer­cial, vient l’at­tes­ter péremptoirement.

Ce qui n’est, dans le domaine de l’é­di­tion, qu’une coïn­ci­dence occa­sion­nelle — cette triple publi­ca­tion en est sûre­ment une — consti­tue, dans le domaine de la presse, un phé­no­mène permanent.

Mais ce qui se passe dans la presse anar­chiste n’est à mes yeux qu’une réduc­tion de ce qui se passe dans la presse d’in­for­ma­tion. Je connais un chef-lieu de dépar­te­ment où, avant la guerre de 1939, pros­pé­rait admi­ra­ble­ment un quo­ti­dien de for­mule et de style com­mer­ciaux. Si on lais­sait de côté son édi­to­rial, inévi­ta­ble­ment  « orien­té » et ten­dan­cieux comme le sont tous les articles de fond, ce jour­nal ne fai­sait guère de poli­tique, et quand il en fai­sait (les périodes élec­to­rales mises à part) il s’ar­ran­geait pour que ce fût une poli­tique vague­ment répu­bli­caine et inco­lore, de sorte qu’or­gane com­mer­cial il pas­sait dans toutes les mains. C’é­tait une bonne affaire, qui gagnait de l’argent. En outre, il don­nait satis­fac­tion à tous, car il accueillait les textes de tous les grou­pe­ments ou par­tis dépar­te­men­taux ou locaux, sans réserve et sans dis­tinc­tion, se bor­nant à les publier sous leur res­pon­sa­bi­li­té propre, ain­si qu’il était natu­rel. Il n’é­tait pas rare d’y voir voi­si­ner, colonne à colonne, un com­mu­ni­qué des Pères du Sacré-Cœur appe­lant les fidèles au pèle­ri­nage du mois de sep­tembre, et un autre com­mu­ni­qué du Par­ti Com­mu­niste, invi­tant les pro­lé­taires à mani­fes­ter sur la voie publique contre la guerre et le fas­cisme. Cela était admis, et ne créait jamais d’incident.

La dic­ta­ture de Vichy est venue, avec, en zone non occu­pée, sa presse unique, éla­bo­rée dans les offi­cines de la cen­sure, et dont l’in­fa­mie est pré­sente à toutes les mémoires, encore que mal connue sous son véri­table jour. Peut-être aurons-nous à reve­nir sur ce sujet. La Libé­ra­tion a réta­bli la presse mul­tiple. Dans notre chef-lieu dépar­te­men­tal, le quo­ti­dien com­mer­cial d’a­vant 1939, com­pro­mis sous la dic­ta­ture, dis­pa­rut et fit place à deux quo­ti­diens poli­tiques, l’un de gauche, l’autre de droite, qui se livrèrent une guerre achar­née. Mais le dépar­te­ment est peu peu­plé, et ne peut faire vivre qu’un seul jour­nal que tout le monde achète, mais non deux qui se dis­putent une clien­tèle par­ta­gée. L’un et l’autre se sont rui­nés, s’obs­ti­nant à paraître mal­gré des dettes crois­santes, cha­cun d’eux avec l’illu­sion qu’il tien­drait plus long­temps que son concur­rent et, vain­queur du der­nier quart d’heure, res­sai­si­rait pour lui tout seul une masse de lec­teurs trop rare pour les faire vivre tous deux. Fina­le­ment, un régio­nal d’un chef-lieu voi­sin les a dépar­ta­gés, en créant une édi­tion dépar­te­men­tale qui n’a rien d’une feuille de com­bat, et les a mis d’ac­cord en ral­liant à lui la majeure par­tie des lec­teurs, excé­dés de leur que­relle, par une pré­sen­ta­tion plus lar­ge­ment libé­rale. L’empiétement, puis l’in­va­sion, puis la vic­toire de ce régio­nal n’au­raient pas été pos­sibles si, au lieu de deux jour­naux enne­mis, il n’y en avait eu qu’un, qui eût accueilli et publié les opi­nions qui s’y éta­laient, si oppo­sées fussent-elles ; car de même que deux per­sonnes pro­fes­sant des idées contraires peuvent vivre en bon voi­si­nage, de même ces idées contraires peuvent se confron­ter fruc­tueu­se­ment dans le même jour­nal. Un jour­nal devrait être une feuille de papier des­ti­née à être ache­tée par tout le monde et dans laquelle cha­cun puisse expri­mer ce qu’il a à dire. Ce ne devrait pas être l’or­gane d’un homme, d’un par­ti, ou d’un grou­pe­ment, qui n’ac­cueille et qui ne publie qu’une frac­tion de l’o­pi­nion, c’est-à-dire ce que quelques-uns seule­ment pensent.

— O —

Il m’est plus dif­fi­cile de dis­cu­ter de la  lettre que j’ai reçue d’un cor­res­pon­dant  de Cli­chy. Il  com­mence en ces termes :

« Votre article sur la liber­té de la presse m’a vive­ment inté­res­sé. D’au­tant plus que j’es­time qu’on ne sau­rait se dire anar­chiste si l’on n’ad­met pas la contra­dic­tion. Or, nous savons qu’il n’existe pas de jour­nal ou de revue anar­chiste qui soit capable d’ac­cep­ter la contra­dic­tion dans ses colonnes. Ain­si donc, et aus­si incroyable que cela puisse paraître, ceux qui se pro­clament anar­chistes ne sont pas liber­taires ! »

J’hé­site à suivre mon cor­res­pon­dant dans sa cri­tique, parce que j’ai, dans mes articles de novembre et décembre, bien spé­ci­fié que je met­tais en cause la presse d’in­for­ma­tion en sa for­mule actuelle, et non la presse d’o­pi­nion, d’i­dée, de com­bat, qui est à mes yeux une presse spé­cia­li­sée. Par­ler de celle-ci sys­té­ma­ti­que­ment alors que je par­lais de celle-là, c’est ame­ner dans la dis­cus­sion une dévia­tion qu’il me faut d’a­bord signa­ler pour bien faire remar­quer qu’elle ne vient pas de moi. À mes yeux, un jour­nal com­mu­niste, un maga­zine catho­lique, une revue anar­chiste, sont des organes spé­cia­li­sés au même titre que Le Chas­seur Fran­çais et Science et Vie ; on ne peut pas davan­tage repro­cher à Défense de l’Homme de ne pas publier les ency­cliques du saint Père qu’à Science et Vie de s’abs­te­nir de par­ler du der­nier roman de Maxence van der Meersch. L’un et l’autre sont spé­cia­li­sés ; et de même que Les Nou­velles Lit­té­raires ne dis­cu­te­ront pas de la meilleure manière de pêcher le bro­chet, de même, sans qu’on les en puisse cri­ti­quer, les revues anar­chistes se refu­se­ront à accueillir les articles de pro­pa­gande étran­gers à leur ligne de conduite. Un ser­mon de carême serait aus­si dépla­cé dans L’I­dée Libre qu’un article de Loru­lot dans un bul­le­tin parois­sial, tan­dis que dans un quo­ti­dien d’in­for­ma­tion neutre ils pour­raient fort bien voi­si­ner sans que cela soit cho­quant. Si donc, je milite pour que la presse d’in­for­ma­tion échappe à toute spé­cia­li­sa­tion idéo­lo­gique et s’en délivre, en revanche j’es­time nor­mal que chaque idéo­lo­gie veuille avoir ses organes spé­cia­li­sés de lutte et de dif­fu­sion, tout comme chaque acti­vi­té humaine telle que la chasse, la pêche, le tri­cot, la pein­ture, la poé­sie, est fon­dée à avoir les siens. Les incon­vé­nients d’un émiet­te­ment exa­gé­ré exigent seuls qu’on en limite la mul­ti­pli­ca­tion, ain­si que je l’in­di­quais plus haut dans la pre­mière par­tie de cet article.

Que les organes idéo­lo­giques spé­cia­li­sés soient quel­que­fois sec­taires, cela est pos­sible, et si tel est l’a­vis de mon cor­res­pon­dant de Cli­chy, je n’en­tre­pren­drai pas de l’en dis­sua­der. Néan­moins, j’ob­ser­ve­rai que, dans L’U­nique et dans Défense de l’Homme, j’ai déjà eu plu­sieurs fois des débats à sou­te­nir avec la contra­dic­tion. Dans la revue d’Ar­mand, j’eus à dis­cu­ter avec un cama­rade qui n’é­tait pas d’ac­cord avec moi sur le sens du mot « révo­lu­tion­naire» ; et, ici aus­si, on se sou­vient peut-être d’une ami­cale contro­verse sur la poé­sie entre Pierre Bou­jut et Roger Bour­na­zel d’une part, l’au­teur de ces lignes d’autre part, contro­verse qui confron­ta des points de vue très diver­gents, et qui se dérou­la dans une par­faite liberté.

Je conti­nue à repro­duire la suite de la lettre de mon cor­res­pon­dant de Clichy :

« II faut obser­ver que, depuis la Libé­ra­tion, seuls ont droit à la parole ceux qui ont som­bré dans l’im­pos­ture anti-fas­ciste ou dont le com­por­te­ment conti­nue d’ac­cré­di­ter celle-ci au sein du pro­lé­ta­riat, ce qui n’est guère réjouis­sant pour un esprit libre. » 

Arrê­tons-nous un ins­tant sur cette « obser­va­tion », pour signa­ler que l’an­ti-fas­cisme a été, certes, le pré­texte à mainte com­bi­nai­son déma­go­gique, depuis le Front Popu­laire de 1936 jus­qu’au tri­par­tisme de 1945, mais qu’il n’est pas obli­ga­toi­re­ment une impos­ture ; on peut être anti­fas­ciste sans être un impos­teur, et la plu­part des anti­fas­cistes sont réel­le­ment sin­cères ; pour ma part, je suis anti­fas­ciste en ce sens que le fas­cisme don­nant la pré­do­mi­nance à l’E­tat dans tous les domaines et s’op­po­sant réso­lu­ment à l’i­ni­tia­tive et à la pen­sée indi­vi­duelles, je le réprouve et le com­bats. Je com­bats le fas­cisme qui a pros­crit la libre opi­nion d’I­ta­lie, qui a fait des feux de joie en Alle­magne avec les plus hauts chefs-d’œuvre de l’es­prit, et qui, en Espagne, a réta­bli les prêtres dans leurs pri­vi­lèges abu­sifs et détruit les orga­ni­sa­tions ouvrières les plus créa­trices et les plus éclai­rées. Sans alié­ner mon droit de cri­tique envers l’an­ti­fas­cisme et les anti­fas­cistes, je suis donc anti­fas­ciste, et je ne crois pas être un imposteur.

Mon cor­res­pon­dant pour­suit en dénon­çant « les anar­chistes d’u­nion sacrée qui sont tou­jours contre la guerre en prin­cipe, mais qui, chaque fois qu’elle éclate, ne manquent pas de la faire comme les autres en invo­quant le même pré­texte : celui du gou­ver­ne­ment ». Il a rai­son contre ceux qu’il gour­mande ain­si ; cepen­dant, ils ne sont que la mino­ri­té d’une mino­ri­té, et les rangs de la majo­ri­té qui fait et qui subit les guerres ne s’ac­croît que bien fai­ble­ment de leur ché­tif appoint. D’ailleurs, cela nous écarte du sujet, auquel nous ramène la suite de la lettre :

« Pour ce qui est de la liber­té de la presse, pen­sez-vous que ces soi-disant anar­chistes puissent admettre la contra­dic­tion dans leur propre jour­nal ou revue, alors que tout laisse sup­po­ser qu’ils n’ad­met­traient même pas la publi­ca­tion, en France, d’un jour­nal hit­lé­rien ou fran­quiste par exemple ? »

Je me suis fait scru­pule de repro­duire cette phrase pour mon­trer à nos lec­teurs qu’il n’est guère d’ar­gu­ment dont n’usent nos cor­res­pon­dants pour essayer de nous mettre dans l’embarras. Car ceci est le type même de la ques­tion mal posée ; et natu­rel­le­ment, notre cor­res­pon­dant s’at­tend à ce que nous don­nions à une ques­tion mal posée, une réponse cor­recte ; il estime avoir droit à ce que nous dénouions de façon per­ti­nente un dilemme arran­gé en piège. Selon notre cor­res­pon­dant, les anar­chistes sont de « soi-disant anar­chistes » s’ils refusent de don­ner, dans leurs jour­naux, la parole aux pro­pa­ga­teurs des doc­trines hit­lé­riennes ou fran­quistes ; selon nous, ils ne seraient guère plus anar­chistes s’ils ouvraient lar­ge­ment les colonnes exi­guës de leurs maigres jour­naux aux doc­trines qu’ils com­battent, alors que ces jour­naux sont déjà trop irré­gu­liers et trop petits pour conte­nir et répandre les thèses qu’ils se donnent mis­sion de faire connaître.

La ques­tion est mal posée ; il n’ap­par­tient pas à des organes de petit for­mat, à paru­tion pré­caire, d’of­frir l’hos­pi­ta­li­té aux défen­seurs des pou­voirs et des auto­ri­tés dont ils dénoncent la mal­fai­sance ; leur spé­cia­li­sa­tion s’op­pose à ce que ce confu­sion­nisme soit per­mis, et ceux qui les dirigent feraient tout sim­ple­ment le jeu de leurs adver­saires en s’y prê­tant. D’ailleurs, les anar­chistes que notre cor­res­pon­dant incri­mine n’ont jamais eu assez de pou­voir pour empê­cher la presse hit­lé­rienne de s’im­pri­mer pen­dant douze ans en Alle­magne et pen­dant quatre ans en France, ni pour empê­cher la presse fran­quiste de paraître en Espagne depuis qua­torze ans, sans par­ler des jour­naux pro-fran­quistes qui fleu­rissent ça et là. Par contre Hit­ler et Fran­co ont sup­pri­mé toute presse anar­chiste pen­dant toute la durée de leur règne. S’il existe une impos­ture, il n’en est guère de pire que celle qui consiste à repro­cher aux vic­times les griefs qui doivent s’ap­pli­quer aux bour­reaux, et à dénon­cer chez les défen­seurs de la liber­té des tares inhé­rentes à ceux qui l’ont anéantie.

Tou­te­fois, s’il se pré­sen­tait un contra­dic­teur qui prît la défense et embras­sât la cause de Hit­ler et de Fran­co, je le dis tout net, et ceci doit ras­su­rer mon cor­res­pon­dant : je plai­de­rais pour qu’on lui accor­dât la parole, parce que je sais que, par­mi les col­la­bo­ra­teurs de cette revue, il n’en est pas un qui ne pût triom­pher de ses argu­ments par une réfu­ta­tion sereine et convain­cante. En outre, quand je dis que je suis par­ti­san de créer une presse d’in­for­ma­tion objec­tive qui soit ouverte aux com­men­taires de toutes les nuances de l’o­pi­nion, j’a­joute que je consen­ti­rais, bien enten­du, à ce que les hit­lé­riens (s’il en reste) et les fran­quistes (s’ils le dési­rent) y puissent expri­mer leur point de vue ; je le sou­hai­te­rais même, afin que, pre­miè­re­ment, cette presse ne soit pas accu­sée d’in­ter­dire ses colonnes à cer­taines opi­nions, fussent-elles les plus indé­si­rables à nos yeux, et que, deuxiè­me­ment, les lec­teurs de bonne foi soient à même de com­pa­rer et de choi­sir entre toutes les thèses sans excep­tion, faci­li­té pour eux qui serait une sécu­ri­té pour nous, car j’ai confiance dans l’is­sue de ce choix et dans le résul­tat de cette com­pa­rai­son ; ce serait de bonne guerre, ce serait jouer franc-jeu, que de per­mettre qu’à côté des dizaines d’autres opi­nions qui s’é­ta­le­raient dans une telle presse pût figu­rer celle du der­nier nazi ou de n’im­porte quel fran­quiste, tant pour com­plé­ter la docu­men­ta­tion et l’é­di­fi­ca­tion per­son­nelle du lec­teur, que pour bien lui prou­ver qu’on ne triche pas avec lui ; et bien enten­du les points de vue liber­taires y devraient figu­rer aus­si, et je suis cer­tain — c’est ce qui me fait dési­rer la confron­ta­tion des com­men­taires oppo­sés sans jeter l’in­ter­dit sur aucun — que notre posi­tion à nous sor­ti­rait, non pas affai­blie, mais ren­for­cée, de la pré­sence des thèses adverses tout à proxi­mi­té des nôtres. Le com­men­ta­teur fas­ciste serait, en quelque sorte, l’a­vo­cat du diable dont l’ar­gu­men­ta­tion, oppo­sée aux autres, achè­ve­rait de les valo­ri­ser a contra­rio.

Pour ma part, je n’ai jamais deman­dé mieux que de dis­cu­ter avec des hit­lé­riens ou des fran­quistes, voire avec Hit­ler et Fran­co en per­sonne, sur des sujets qui les inté­ressent, par exemple l’ex­cel­lence de la cen­sure, ou l’op­por­tu­ni­té des camps de concen­tra­tion ; je ne crains point une telle dis­cus­sion, m’i­ma­gi­nant que mes argu­ments contre valent bien leurs argu­ments pour. Mal­heu­reu­se­ment, Hit­ler et Fran­co ont agi sans nous per­mettre de par­ler, et nous avons dû nous taire sans pou­voir les empê­cher d’a­gir. J’ai vu des hit­lé­riens et aus­si des mili­ciens de Dar­nand pen­dant la guerre, plus que je n’eusse sou­hai­té ; leur aspect seul décou­ra­geait toute vel­léi­té de dis­cus­sion loyale : ils avaient tou­jours un revol­ver à por­tée de la main. Dres­sés au com­man­de­ment auto­ma­tique et à l’o­béis­sance aveugle, ils pen­daient ou abat­taient volon­tiers leurs adver­saires, sans aucune espèce de sentimentalité.

Mon cor­res­pon­dant de Cli­chy le sait bien, ce n’est pas nous qui fuyons la dis­cus­sion. Nous dis­cu­te­rions avec les hit­lé­riens et les fran­quistes comme avec n’im­porte qui, s’ils accep­taient de dis­cu­ter ; mais ce ne sont pas des gens qui consentent à lais­ser dis­cu­ter leurs idées, ils les imposent sans réplique et tirent le glaive contre qui­conque ne les admet pas. La liber­té de la presse ne les inté­resse pas, puis­qu’ils ins­tallent la cen­sure dès qu’ils sont au pou­voir ; ils doivent être, par consé­quent, les der­niers à la reven­di­quer quand ils ne détiennent pas le gou­ver­ne­ment. Ceci s’ap­plique aus­si aux socia­listes tota­li­taires, qui adoptent les mêmes méthodes, exi­geant dans l’op­po­si­tion des liber­tés qu’ils refusent lors­qu’ils sont les déten­teurs de l’au­to­ri­té. Les mes­sia­niques — nazis, fran­quistes, socia­listes auto­ri­taires — coupent court à la concur­rence des idées en réser­vant le droit d’ex­pres­sion pour les leurs, ce qui prouve en fait, non pas que leurs idées sont les seules bonnes, mais qu’ils n’ont pas la tran­quille assu­rance de les voir triom­pher d’une équi­table com­pa­rai­son. Aux uns comme aux autres, l’in­to­lé­rance qu’ils mani­festent dans les pays dont ils régissent l’E­tat ne donne guère envie de faire de cadeaux dans ceux où ils militent ou intriguent pour le conquérir.

Je concède à mon cor­res­pon­dant qu’être anar­chiste implique que l’on soit, et sup­pose que l’on est, liber­taire et tolé­rant. Mais à une condi­tion sine qua non,qui est la réci­pro­ci­té. Un homme, anar­chiste ou non, qui accorde à autrui des droits sans deman­der en retour la recon­nais­sance et la garan­tie de droits équi­va­lents, est une dupe et un imbé­cile. Or, les hit­lé­riens et les fran­quistes ont inter­dit nos jour­naux, brû­lé nos livres, tué nos mili­tants ; quelque désir que nous ayons de contro­ver­ser avec eux sur un ton cour­tois, il faut bien conve­nir que de tels pré­cé­dents ne nous ins­pirent aucune confiance et que nous sommes fort excu­sables de témoi­gner si peu de hâte à faire la cau­sette avec eux ! Ceux qui exigent de nous que nous mani­fes­tions à leur égard notre tolé­rance doc­tri­nale et natu­relle doivent s’at­tendre à ce que nous ne leur don­nions satis­fac­tion que dans la mesure où, par réci­pro­ci­té, ils nous garan­ti­ront de leur part une tolé­rance égale ; et rien ne sert davan­tage les ten­dances auto­ri­taires, rien n’est plus contraire à la liber­té d’ex­pres­sion, que d’ac­cor­der celle-ci à qui nous la refuse. Il serait plai­sant de voir ceux dont la liber­té d’ex­pres­sion fut bafouée, et qui en souf­frirent, s’empresser de l’of­frir par prio­ri­té à qui la leur enleva.

L’é­co­no­mie anar­chiste, c’est le libre-échange des pro­duits à par­tir et à des­ti­na­tion des indi­vi­dus ou des groupes ; la phi­lo­so­phie anar­chiste, c’est le libre-échange des idées à par­tir et à des­ti­na­tion des groupes ou des indi­vi­dus. Qui­conque reven­dique le pri­vi­lège d’af­fir­mer et confisque à autrui la facul­té de lui répondre n’a pas à invo­quer notre tolé­rance pour exi­ger notre hos­pi­ta­li­té. De ces deux libres-échanges, l’un maté­riel, l’autre intel­lec­tuel, les hit­lé­riens, les fran­quistes, les socia­listes auto­ri­taires, sont mal venus à sol­li­ci­ter l’a­van­tage puis­qu’ils en repoussent le pos­tu­lat qu’ils excluent du droit natu­rel et de la réa­li­té sociale.

Dans la suite de sa lettre, mon cor­res­pon­dant sou­lève quelques autres ques­tions, celle des camps de concen­tra­tion, celle des Juifs ; dési­rant m’en tenir aux pro­blèmes qui me sont fami­liers — car, à vou­loir dis­ser­ter sur ce qu’on ne connaît pas bien, on risque de par­ler à tort et à tra­vers — je rom­prai le débat sur ces ques­tions-là. En un pas­sage, il met en cause l’es­prit de la résis­tance, qui, dit-il, « conti­nue d’a­ni­mer la presse ». Je dirai une autre fois ce que je pense des  deux phé­no­mènes his­to­riques qu’on a appe­lés la « col­la­bo­ra­tion » et la « résis­tance» ; pour aujourd’­hui, ce serait trop long, il faut savoir se limiter.

Enfin, mon cor­res­pon­dant conclut ain­si : « Quand on voit tout ça, et qu’on est capable de pen­ser libre­ment, on ne com­prend pas que des esprits soi-disant révo­lu­tion­naires puissent encore espé­rer et croire pos­sible une trans­for­ma­tion sociale dans le sens de la jus­tice et de la liber­té pour tous. » Évi­dem­ment, nous oscil­lons tous entre un opti­misme qui nous porte à croire pos­sible cette trans­for­ma­tion parce qu’elle est sou­hai­table, et un pes­si­misme qui nous en dis­suade parce que l’exemple des siècles et celui de chaque jour nous rendent scep­tiques sur son éventualité. 

Quoi qu’il en soit, je remer­cie mes cor­res­pon­dants de leurs marques d’in­té­rêt ; je les en remer­cie sans dis­tinc­tion, sans mesu­rer ma gra­ti­tude au degré de l’af­fi­ni­té ou du désac­cord qui peut exis­ter entre nos opi­nions res­pec­tives ; car à mes yeux leurs lettres pos­sèdent le même prix, soit qu’elles me pro­posent une contra­dic­tion que j’ac­cepte, soit qu’elles m’ap­portent une appro­ba­tion que je n’ai pas quêtée.

Pierre-Valen­tin Berthier


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