Les fabulistes ont mis l’accent sur le double côté des choses ; ils ont montré que la langue peut indifféremment articuler la vérité et le mensonge, et qu’avec son haleine, l’homme peut, tour à tour, réchauffer ses mains engourdies par le gel et refroidir sa soupe trop chaude.
Il en est ainsi de presque tout ; l’arsenic, la strychnine, la jusquiame, peuvent guérir un malade ou tuer un homme en bonne santé, selon qu’on les emploie comme remèdes ou comme poisons.
Les religions ont leurs saints et leurs fanatiques, les premiers prêts à tout subir, les seconds à tout infliger ; ceux-là aussi sanguinaires que ceux-ci peuvent être miséricordieux, au nom du même précepte qu’ils disent tenir du même dieu.
Toutes les causes ont engendré deux sortes d’hommes, à savoir ceux qui se sacrifiaient à elles, et ceux qui leur sacrifiaient autrui. Les premiers mouraient sur l’échafaud pour édifier les incroyants et les tièdes, les autres faisaient mourir les tièdes et les incroyants sur l’échafaud.
Chaque fois qu’une clarté nouvelle a illuminé l’esprit humain, soit qu’il ait choisi de s’en attribuer la découverte, soit qu’il l’ait reçue comme une révélation d’en haut, cette clarté s’est présentée à lui, en même temps comme une clef et comme une chaîne.
La parole de l’Evangile est une clef qui ouvre la porte de la liberté aux esclaves, mais qui n’a point affranchi l’humanité, parce que cette clef a été promptement mise à la refonte et qu’elle a servi à fabriquer une chaîne, celle de l’Eglise, du dogme, de la pénitence et de l’inquisition.
D’ailleurs, la parole chrétienne n’a point été la seule à connaître cette destinée ; les idées-clefs de Descartes, de Diderot, de Karl Marx, sont devenues les idées-chaînes de plusieurs régimes politiques sous lesquels l’homme fut et demeure entravé par les objets et les principes qui le devaient émanciper.
Le chiffre est, comme l’idée, une clef transformable en chaîne ; à l’aide du chiffre et du calcul, l’homme s’est libéré d’une foule d’incertitudes, a résolu une foule d’inconnues, fait entrer dans le domaine du prouvé et placé sous son contrôle un grand nombre de lois et de phénomènes qu’il ignorait auparavant.
Par malheur, l’application pratique des lois et des phénomènes qu’il a découverts grâce au chiffre et grâce au calcul l’a asservi littéralement à leur tyrannie ; de sorte que ce n’est plus lui qui contrôle ces phénomènes et ces lois, mais eux qui le contrôlent, lui, et qui le subjuguent.
Grâce au chiffre, grâce à l’équation, grâce au théorème, voilà que l’homme, qui avançait chaque jour un peu plus vers l’horizon sans cesse reculant de la connaissance, était en mesure de tout arpenter, d’établir des pronostics cosmiques, de numéroter les astres et les atomes, de dresser la nomenclature des rouages les plus infimes et les plus grandioses du mécanisme universel.
Seulement, la clef est devenue chaîne. Obligé de travailler au centième de seconde, au millième de millimètre, l’homme est menacé d’une vie soumise au chronométrage, à la statistique, à la précision infinitésimale, et mieux il a dominé et compris pour s’en défendre les complications de la nature, plus son existence devient compliquée, si bien qu’il reconnaît dans sa nouvelle chaîne le métal de la nouvelle clef qu’il s’était forgée pour se délivrer.
Les clefs spirituelles — religions et philosophies — deviennent des chaînes spirituelles. Les clefs matérielles — celles des sciences — deviennent des chaînes matérielles. C’est ce que Sébastien Faure appelait les fausses rédemptions.
Il n’est pas une pensée de Pascal, de La Bruyère ou de Valéry, pas un apologue de La Fontaine, quelque libérateurs qu’ils soient pour l’individu qui les déguste et s’en éclaire, qui ne puissent, convenablement triturés et annotés par des exégètes, devenir articles d’orthodoxie, préceptes de Sorbonne ou d’Institut, et immobiliser aussi longtemps les caractères et les consciences que la doctrine aristotélicienne.
De même, il n’est pas un chiffre d’un calcul d’Einstein dont on soit sûr qu’il ne sera pas transposé de telle manière dans la pratique qu’il rive à quelque système des générations tout entières.
Idées et chiffres, de Pythagore à Painlevé, et de Jésus à Marx, vous n’êtes rien par vous-mêmes, que des signes et des symboles ; nés clefs, vous ne devenez des chaînes que par une conversion fallacieuse ; mais ce tour de passe-passe se renouvelle avec une régularité fatidique.
Clefs aussitôt escamotées, à peine avons-nous eu le temps, grâce à vous, d’entrebâiller une heure la porte de notre prison, que déjà vous êtes devenues des chaînes, et que le lourd vantail se referme pour mille ans.
— O —
Cent ans avant Jésus, six mille arbres funèbres bordaient les voies dallées qui conduisaient à Rome ; sur ces six mille croix expiraient six mille hommes, dont le râle décroissant allait s’affaiblissant dans les ténèbres.
C’étaient les six mille esclaves capturés après la défaite de Spartacus, qui expiaient leur révolte contre une autorité sans frein et des dieux sans miséricorde.
Quand le dernier râle du dernier patient se fut tu, l’autorité romaine respira, les dieux latins se redressèrent ; ils avaient gagné, ils étaient sauvés… Non ! ils étaient perdus.
La religion affirme, mais l’histoire ignore, ce qui se passa cent ans plus tard en Judée. Là, sur un obscur coteau des environs de Jérusalem, mourait un obscur crucifié. Synthèse et symbole des six mille crucifiés de l’armée de Spartacus, il les ressuscitait en un seul.
L’esprit de justice et d’égalité qui avait soutenu dans leur lutte les spartaciens se ranima dans la communauté chrétienne, qui n’était point comme eux guerrière, mais mystique ; il allait, non plus infliger pour vaincre, mais subir pour convertir ; non plus combattre pour la victoire, mais souffrir pour l’exemple.
Que la croix du Golgotha ait occulté sur la ligne de mire des siècles les six mille croix de la campagne romaine, c’est là une des plus trompeuses illusions d’optiques de l’histoire en même temps qu’une des ingratitudes les plus noires dont se soient rendues coupables les générations.
Pour moi, lorsque je me retourne vers ce lointain passé, confus comme une brume et lumineux comme une vision, cette petite croix du Calvaire me paraît solitairement et misérablement perdue dans une forêt d’autres croix, comme le cadavre de monseigneur Affre, sur l’immensité du dix-neuvième siècle, me semble un tout petit cadavre parmi les hécatombes et les barricades qui le hérissent et l’ensanglantent de 1830 à 1848 et du Deux-Décembre à la Commune.
À cent ans d’intervalle, les chrétiens primitifs étaient épris de la même idée que leurs aînés de l’épopée spartacienne ; ils avaient seulement assimilé un élément nouveau ; aux faux dieux, ils en opposaient un autre qu’ils croyaient vrai — et qui avait condescendu à mourir comme mouraient leurs pairs les esclaves romains ; mais à l’autorité, à la hiérarchie, ils opposaient l’égalité sociale qu’ils résumaient dans cet axiome : « Nous sommes tous frères en Christ ». Cependant, parmi ceux qui acceptent de reconnaître cette fraternité égalitaire, s’il en est qui en sont intimement convaincus, par contre il est bien difficile d’empêcher que certains pensent : « Je veux bien admettre notre égalité du bout des lèvres, mais dans le fond, je me considère comme supérieur aux autres, et j’estime qu’ils doivent m’obéir» ; et bien difficile aussi d’éviter que d’autres se disent : « J’ai beau me déclarer l’égal de tous, si quelqu’un voulait me commander, je ne demanderais qu’à le servir. »
Avec de telles pensées et de tels sentiments, la plèbe chrétienne était toute prête à sécréter une nouvelle hiérarchie sociale dans un monde où les inégalités matérielles, n’avaient pas été corrigées, et dans lequel il n’était pas question d’abolir la richesse et de supprimer la pauvreté, mais uniquement de convaincre le pauvre et le riche qu’ils sont et doivent se sentir égaux, comme si c’était là chose possible !
Ce faux départ allait entraîner les conséquences que nous connaissons maintenant. Il fut admis que le royaume de Dieu n’était décidément pas de « ce monde », invitation tacite à faire de « ce monde » le royaume du mal, c’est-à-dire la vallée de larmes qu’il avait toujours été pour les pauvres ; et l’accession de ceux-ci à la félicité connue des possédants seuls cessa d’être une revendication d’ici-bas pour devenir une espérance immatérielle, une utopie posthume, une revanche céleste, interdites à la vie, à la chair et à la raison. Une nouvelle aristocratie se constitua, qui fut, tantôt l’émanation même du christianisme, issue de sa plèbe et de son clergé, tantôt un produit de classes déjà régnantes, mais opportunément ralliées. Ce phénomène est rendu assez imprécis par le fait qu’il se superpose aux grands bouleversements qui lui sont contemporains, c’est-à-dire aux invasions qui, vers la même époque, modifièrent complètement la répartition ethnique européenne. La civilisation chrétienne commençait, et chaque siècle de son ère allait consommer un peu plus la négation de ses promesses originales et sa rupture avec ses prémices révolutionnaires ; car elle n’était pas née seulement des trois gouttes de sueur mortuaire qui ont perlé sur le calvaire, mais aussi de tout le sang tombé des croix des voies romaines. Le jour où le premier serf médiéval courba le front devant son baron, ce jour-là seulement Spartacus fut enfin vaincu par les patriciens ; ce jour-là seulement fut le dernier jour avant longtemps, de la révolte des esclaves.
Et de siècle en siècle, s’est répétée la transmutation fabuleuse et maléfique des messages-clefs en dogmes-chaînes.
Les esclaves sont devenus les serfs, puis la plèbe du servage est devenue le prolétariat. Comme il y eut des révoltes d’esclaves, il y eut des révoltes de serfs, et il y a des révoltes de prolétaires. On a vu la noblesse affaiblie crouler en 1789 et la bourgeoisie lui succéder au pouvoir. « La bourgeoisie, disait Victor Hugo, n’est pas une classe, c’est la partie repue du peuple. » Comme les chrétiens primitifs, la bourgeoisie a proclamé la liberté, l’égalité, la fraternité ; nous sommes tous égaux, nous sommes tous frères, nous sommes tous libres, trois idées qui sont communes aux chrétiens des catacombes et aux bourgeois de la Convention.
Mais — et nous n’avons qu’à recopier ce que nous écrivions quelques lignes plus haut — ceux qui, parmi les bourgeois, clamaient ces principes avec le plus de voix, étaient ceux qui brûlaient le plus de commander ou d’obéir ; et ceci dans un monde où les inégalités matérielles subsistaient et dans lequel il n’était point question d’abolir la richesse et de supprimer l’indigence ; il s’agissait de convaincre le riche et le pauvre qu’ils étaient égaux et frères, et pareillement libres, non plus devant Dieu, mais devant la Loi — comme si c’était là chose possible !
Le prolétariat n’est plus dupe de cette égalité conventionnelle du pauvre et du riche, mais comme il ne se résout à renier une duperie qu’après qu’il en a fait l’épreuve, malgré les mises en garde de ses guides les plus clairvoyants, qui, lorsqu’un principe est fallacieux, n’ont pas besoin que celui-ci ait été appliqué pour en prévoir les dangers et en dénoncer les pièges, il semble qu’une duperie nouvelle se présente à lui en notre siècle tourmenté avec un succès non moins grand que celui des précédents appeaux auxquels il a successivement succombé.
Un nouveau système s’édifie, qui a paru révolutionnaire et chargé d’espoirs pour le prolétariat parce qu’il a tendance à s’imposer par la force brutale, qu’il est né d’événements sanglants, qu’il a supprimé la propriété individuelle, placé tous les pouvoirs et remis toutes les initiatives entre les mains de l’Etat, et qu’il s’est baptisé lui-même du nom de régime socialiste.
Ce régime, qui s’arroge le contrôle de tout ce que fait chaque individu, se targue de libérer les peuples, qui seront collectivement d’autant plus libres que les individus seront plus censurés ; ce régime proclame que tous les hommes sont égaux, et leur fraternité est si parfaite que, de même que les chrétiens sont tous frères en Jésus-Christ, ils sont tous camarades en Marx, hormis les hérétiques, schismatiques et autres gentils. Les prolétaires encore soumis à la domination bourgeoise soupirent dans l’attente de leur délivrance, et œuvrent pour la hâter, enviant ceux que le socialisme enfin édifié a affranchis.
Si nous regardons ce socialisme avec des yeux moins circonvenus, nous y discernons cependant des singularités qui nous rappellent toutes les anomalies des rédemptions antérieures. Libres, ces peuples proclament qu’ils le sont, mais ces peuples sont constitués d’individus dont les uns commandent aux autres de travailler, de combattre, de mourir, et d’individus qui travaillent, qui combattent, et qui meurent ; il y a parmi eux des généraux et des soldats, et les premiers ont le droit de vie et de mort sur les seconds ; égaux, on a dit à ces hommes qu’ils le sont, mais certains d’entre eux gagnent deux fois, dix fois, cent fois plus que certains autres, et ceux qui reçoivent les plus hauts salaires ne sont point obligatoirement ceux qui font le plus de travail, ce sont ceux qui les commandent, ou qui les regardent ! Camarades, ils le sont, comme les chrétiens sont frères, simplement parce qu’ils s’appellent ainsi entre eux ; en fait, la camaraderie d’un soldat envers son général n’a pas plus de sens que la fraternité d’un évêque qui dit « mon frère » à un mendiant.
Puisque les générations vont d’illusion en illusion, rampent de mirage en mirage, il n’est pas impossible que le prolétariat qui s’est soulevé avec Karl Marx se contente, cent ans plus tard, de ce socialisme-ci ; de même que la plèbe romaine qui s’est insurgée avec Spartacus se contentait, un siècle après, de ce christianisme-là.
Pourtant, il restera des incrédules, des hommes de peu de foi, mais de beaucoup de raison, pour dire que l’égalité théorique n’existe pas ; que, même en régime socialiste, s’il y a des riches et des pauvres, vouloir que les pauvres et les riches se sentent égaux et le soient, c’est vouloir une chose impossible. Le christianisme, pour qui l’égalité ne fut qu’un postulat mystique, laissa subsister l’inégalité des fortunes ; la révolution bourgeoise, qui arbora l’égalité à ses frontons, maintint l’inégalité des conditions ; le socialisme, qui prétend supprimer les classes, n’a point diminué l’inégalité entre les hommes.
Qui nierait qu’il y ait des pauvres et des riches, des déshérités et des privilégiés, là où l’autorité d’un homme seul peut suffire à mettre en mouvement des millions d’individus impuissants à se désolidariser de lui s’ils en conçoivent l’intention ; où chaque citoyen a moins le contrôle de ses propres gestes que ceux qui le commandent n’en ont la direction, de sorte que sa volonté ne compte que pour presque rien dans son propre comportement en comparaison des volontés extérieures auxquelles il ne peut jamais échapper ; où celui qui assure la planification du travail à faire ou la statistique du travail fini est, en qualité de technicien, rémunéré de façon beaucoup plus avantageuse que celui qui l’exécute en qualité d’ouvrier ou de manœuvre ?
En régime socialiste, ce général constellé de brisques qui plastronne devant les recrues qu’il enverra au feu, c’est un riche, c’est un privilégié ; ce misérable fantassin qui défile, c’est un déshérité, c’est un pauvre. Ce technocrate, ce fonctionnaire de parti, ce directeur d’usine, ce chef de la police qui veille à ce que rien ne cloche dans l’ordre silencieux de ce régime inégalitaire, ce sont des privilégiés ; ces clients des coopératives, ces gens qui s’entassent dans les trains miniers, ces ouvriers des usines de guerre, même s’ils ont les assurances sociales et les soins gratuits, ce sont des prolétaires, et dans le partage ils ont les restes. Mais-personne ne peut plus broncher, personne ne peut émettre une réflexion amère ou critique dans l’immense ergastule socialiste, non plus qu’on ne saurait péter dans une église. Quand le prolétariat voudra en sortir, il constatera avec désespoir qu’il a perdu la clef avec laquelle il est entré, croyant entrer dans le régime de l’égalité véritable ; la clef d’or est devenue une chaîne d’acier…
Et pour qu’un peuple puisse rompre sa chaîne un jour, il faut qu’il l’ait usée d’abord pendant des siècles.
— O —
Il n’importe pas que ces sociétés soient grandes, que ces nations soient fortes et prestigieuses, que ces régimes élèvent jusqu’au zénith leurs palais, leurs cathédrales, leurs Manhattans et leurs Babels. Ce qui importe, c’est que disparaisse l’inégalité sociale d’où naissent toutes les injustices. Or, toutes les formes de société connues jusqu’à présent l’ont maintenue comme une chose divine et sacrée, instaurée par la providence ou imposée par la fatalité.
Tous égaux en Jésus ! crient les premiers chrétiens ; mais ils mettent au ban de la chrétienté Carpocratès, qui voulait traduire ce principe dans les faits et, d’un précepte moral, faire une réalité terrestre.
Fraternité ! écrit la bourgeoisie de 1789 sur les frontispices de ses monuments ; mais elle envoie à l’échafaud Babeuf et ses affiliés de la Conjuration des Egaux qui aspiraient à concrétiser ce qui n’était qu’une déclamation.
Plus de classes sociales ! proclame le socialisme russe de 1917, mais à peine quelques années se sont-elles écoulées qu’il rétablit la hiérarchie des grades, des emplois, des conditions et des salaires selon une disproportion plus accentuée encore, et écrase Makhno et les siens qui tentaient l’essai d’une communauté égalitaire.
De telles remarques nous font perdre beaucoup d’illusions, car du moment que ceux qui clament le plus haut leur amour de l’égalité sont les premiers à persécuter quiconque apporte une solution pour la réaliser sur terre, on est conduit à se demander à qui se fier, et à penser que la plupart des hommes, s’ils en cultivent l’aspiration idéale, n’en désirent point pour autant l’avènement dans la pratique ; tels ces dieux qu’ils vénèrent en image .ou en effigie, mais qu’ils sacrifient dans la personne vivante en qui ils les croient incarnés.
À la question : « Pourquoi les régimes post-révolutionnaires retombent-ils régulièrement dans les erreurs, les défauts et les lacunes qui avaient caractérisé les régimes antérieurs et motivé les révolutions ? » nous n’essaierons pas de répondre aujourd’hui. Cette question est, certes, intéressante et les avis fort partagés. Les uns pensent que, de même que, selon la parole de Robespierre, « les richesses corrompent ceux qui les possèdent et ceux qui les convoitent », de même le pouvoir gâte ceux qui le revendiquent aussi bien que ceux qui l’exercent ; ils en concluent que, le pouvoir ne pouvant s’exercer que du supérieur sur l’inférieur, son existence même implique celle d’une multitude d’inégalités intermédiaires, et qu’il est fatal que quiconque convoite ou possède l’autorité fasse naître des inégalités, fût-ce en remplacement de celles qu’il a supprimées pour la conquérir. D’autres estiment que c’est de la masse même que provient la résistance à l’égalité sociale, et que les hommes politiques, le voudraient-ils, sont impuissants à la réaliser parce que le peuple s’y oppose et se recrée spontanément une hiérarchie. Enfin, d’autres encore font observer que la morale de la pensée est différente de la morale de l’action ; ils citent, de cela, des exemples : le christianisme pensé par Chateaubriand, la révolution pensée par Rousseau, ne ressemblent guère au christianisme agi par Torquemada, à la révolution agie par Fouquier-Tainville ; ils disent qu’une observation du même genre peut être faite à l’égard de l’anarchisme et des anarchistes ; ils en déduisent que les doctrines qui utilisent la violence bien qu’elles prêchent la concorde, ne peuvent éviter d’utiliser, dans leur application, les inégalités et autres imperfections sociales qu’elles réprouvent dans leurs critiques, et que, même si ces contradictions ne sont que temporaires, voire apparentes, elles ne peuvent être évitées. De toutes ces hypothèses, laquelle est la bonne ? Encore une fois, nous ne tenterons pas d’en faire le départ aujourd’hui.
Il est, en tout cas, certain, qu’il est difficile qu’une chose survienne si personne ne la veut ; et l’égalité économique, qui corrigerait les inégalités de la nature au lieu que les injustices actuelles en procèdent et les aggravent, n’est pas près d’exister si elle est combattue en haut et en bas, et si un nombre suffisant de personnes ne sont pas persuadées au préalable de ses bienfaits au point d’en désirer l’avènement.
Certaines inégalités devraient pourtant ouvrir les yeux des moins clairvoyants. Un linotypiste ne gagne certes pas trop ; mais pourquoi un monteur en chaussures gagne-t-il moitié moins qu’un linotypiste ? Ce n’est cependant pas parce que les souliers sont meilleur marché que les livres, car c’est le contraire qui est vrai. Pourquoi, de deux magasins pareillement achalandés, l’un fait-il le double de bénéfices de l’autre, bien que les deux commerçants aient la même compétence professionnelle et la même capacité stomacale, et les objets vendus la même utilité ? Pourquoi le professeur qui enseigne l’enfant du laboureur gagne-t-il beaucoup plus que l’ouvrier agricole qui sème le blé pour nourrir le professeur, et pourquoi le bistrot du coin gagne-t-il à lui seul plus qu’eux deux ?
Pourquoi le dessinateur vend-il son dessin une fois pour toutes, tandis que l’écrivain recevra sa pige à chaque reproduction de son texte, et le photographe ses droits à chaque reproduction de son cliché ? Pourquoi l’auteur ne touche-t-il que dix pour cent sur le livre qu’il écrit, quand le libraire touche trente pour cent sur le livre qu’il vend ? Parce que les uns se sont mieux débattus, mieux défendus, mieux servis que les autres ; parce qu’ils ne sont pas égaux. Bien sûr, cette inégalité est plus stable, apporte à chacun plus de sécurité, chacun y trouve mieux son compte, que s’il n’y avait que la foire d’empoigne, la jungle humaine, la grande barbarie des temps de catastrophe et d’invasions ; mais puisque les hommes parviennent à s’entendre sur un statut qui leur accorde des droits inégaux dont les plus avantageux sembleront toujours des privilèges en comparaison des plus modestes, il est étrange qu’ils n’aient pu encore s’unir assez nombreux pour faire triompher un statut qui leur en garantisse d’égaux.
Il y a bien, de-ci, de-là, quelques caricatures d’égalité, quelques simulacres et même quelques balbutiements. Un Polonais famélique venu en France vers 1929 me disait alors : « Vous, tous égaux ici ; dans la rue, pas reconnaître un ouvrier d’un patron, ils ont tous deux le même chapeau ! » Evidemment… Il y a aussi l’industriel millionnaire, le gars de ferme à qui le juge de simple police inflige identiquement la même amende pour défaut de catadioptre, le premier à son automobile, le second à sa bicyclette. Mais selon que vous écrasiez avec votre voiture, si vous en avez une, le lampiste XY ou M. le Commandant intendant militaire YZ, vous verrez si votre compagnie d’assurance aura la même somme à débourser. Depuis quinze ans que je vois plaider des affaires d’accidents de la route, j’ai constaté qu’un orteil d’officier supérieur valait plus qu’une jambe entière de civil rémunéré au taux du salaire moyen départemental ; on le savait déjà sur les champs de bataille, mais ce n’est pas moins vrai aux simples carrefours dangereux des chemins de grande communication. Si l’on choit jusqu’aux économiquement faibles, la dépréciation atteint un coefficient qui fait tomber la vie humaine aux environs du franc symbolique de dommages-intérêts.
Plus nous examinons les réalisations connues du socialisme, plus nous nous persuadons qu’il ne modifie point cette inégalité entre les hommes dans un sens qui les atténue. Certes, les socialistes promettent d’atteindre la liberté et l’égalité par la dictature du prolétariat, mais nous accueillons cette promesse avec un scepticisme auquel les expériences socialistes déjà riches de résultats ne donnent que trop raison. La dictature, qu’elle soit exercée par une classe ou par une autre, ne peut avoir pour aboutissement, naturel ou intentionnel, la liberté ; de tout temps, la liberté a été obtenue en combattant et en renversant les dictatures, jamais en les intronisant et en les défendant ; d’autre part, il faudrait être naïf pour croire qu’il en peut découler l’égalité, c’est-à-dire la suppression des classes sociales.
En effet, pour que le prolétariat exerce sa dictature, il est nécessaire qu’il existe un prolétariat, c’est-à-dire une fraction du peuple qui produit et qui reste pauvre ; si cette fraction exerce une dictature sur d’autres fractions du peuple, c’est qu’il subsiste plusieurs classes ; en admettant que celles-ci soient en voie de disparition et qu’il ne s’agisse que d’une phase transitoire devant se terminer le jour où elles auront disparu, il est inévitable que, dans l’intervalle, une partie des citoyens mettent la période dictatoriale à profit — avec ses inégalités prorogées temporairement — pour constituer à leur tour, ainsi qu’il est dans la nature humaine et dans la tradition historique, une nouvelle classe privilégiée.
Le prolétariat, qui travaille toute la journée, qui a autre chose à faire, hélas ! que veiller à chaque instant sur lui-même, n’exercera jamais une dictature que par personne interposée, par le truchement et la délégation d’une prétendue élite de fonctionnaires, d’hommes de parti et de politiciens, qui ne tarderont pas à former une classe à part, et cette classe exercera effectivement une dictature, de l’intérieur de ses bureaux, de ses sièges, de ses permanences et de ses ministères, elle l’exercera officiellement au nom du prolétariat, mais en réalité sur le prolétariat, tels ces tribunaux qui, au nom du peuple français, prononcent des sentences qui sont de véritables défis à ce peuple et de véritables condamnations contre lui.
Pour toute classe dirigeante — donc privilégiée — le secret du pouvoir consiste à faire admettre au peuple gouverné qu’elle s’identifie avec lui ; en effet, qu’elle impose sa loi au nom de la nation, ou qu’elle exerce sa dictature au nom du prolétariat, elle se déconsidérerait aux yeux de ceux qu’elle gouverne si elle reconnaissait le faire pour asseoir ses privilèges et consolider ses intérêts. Elle n’en inflige pas moins des chaînes au peuple qui lui a confié ses clefs.
L’évidence de ces faits, prouvés par les expériences socialistes de la première moitié du XXe siècle, et l’aveuglement de tant d’hommes obstinés à ne les pas admettre nonobstant ces preuves, ne découragent pas certains militants, qui pensent qu’il peut exister un autre socialisme que celui-là. Ils ont peut-être raison. J’aime ceux qui n’abandonnent pas et qui persistent malgré tout. Il y a des chrétiens qui ne se dissimulent aucune des tares ni aucun des échecs du christianisme depuis dix-neuf cents ans, et qui restent quand même chrétiens et continuent à croire à la mission sociale du christianisme et au salut du monde par lui ; il est donc normal qu’il subsiste des socialistes qui, voyant les échecs et les tares du socialisme depuis quarante ans, persévèrent à penser qu’il fera le producteur libre et la société égalitaire. Nous n’écrirons pas une ligne qui puisse laisser supposer que nous voulons tenter de les dissuader.
Comme eux, nous aspirons à une société où la tendance de chaque homme normal à surpasser ses pairs et à se surpasser lui-même se traduise en émulation exclusive de toute recherche à acquérir sur autrui des pouvoirs et des privilèges matériels ou politiques ; comme eux, nous aspirons à une cité où chacun, certes, rêvera d’être supérieur aux autres par la qualité de ses œuvres, l’utilité de ses efforts, la valeur de sa personnalité, sans en vouloir retirer ces avantages d’autorité ou de fortune qui, dès qu’un régime les accorde, finissent toujours par échoir aux plus cyniques et récompenser les moins scrupuleux.
Si nous n’évoquons pas ces aspirations avec un excès de foi, c’est que nous ne savons pas feindre. Mais nous devons, même incrédules, même blasés, rester fidèles aux crucifiés et aux martyrs du peuple, que leur sang ait coulé à Rome ou à Jérusalem, à Paris ou à Chicago, à Cronstadt ou à Barcelone. Tant qu’il y a des inégalités, nous devons les combattre et défendre ceux qu’elles favorisent, même quand ceux qu’elles défavorisent les soutiennent ; car ils les soutiennent quelquefois. J’ai déjà cité ce syndicat de dockers réclamant à la fois l’augmentation de la paye et le maintien de la hiérarchie des salaires, c’est-à-dire en même temps une atténuation à la misère des travailleurs et le renforcement de l’un des principes qui la causent.
Et même lorsque, devenu sa propre dupe, le prolétariat subit une dictature qu’il est réputé exercer parce que ses hommes de confiance l’exercent en son nom contre lui, nous ne devons pas abjurer cette fidélité sous prétexte qu’il s’est donné des chaînes.
Des chaînes, l’homme s’en est toujours forgé, depuis les temps les plus reculés de son histoire. Il les a faites du métal des clefs de ses paradis successifs, de même qu’il a toujours fait la guerre au nom des religions et des doctrines qui, selon lui, devaient pacifier le monde. Que, du moins, notre bref passage sur la terre ne soit pas consacré à accroître ses souffrances, sa servitude, ses désespoirs et ses erreurs, mais au contraire mis à profit pour seconder les courants d’idées, même chimériques, et les entreprises, même dérisoires, qui lui donnent l’envie de s’en affranchir et une chance de s’en évader.
Pierre-Valentin Berthier