La Presse Anarchiste

Points de repère

Réc­on­cili­er l’anarchisme avec la non-vio­lence ou plutôt s’efforcer par la pra­tique d’une méth­ode orig­i­nale, la non-vio­lence, de ten­dre vers un but, l’anarchisme, sans pour autant s’empêtrer dans les con­tra­dic­tions habituelles, tel est notre projet.

Pro­jet qui néces­si­tait un out­il de tra­vail, une plate-forme de cristalli­sa­tion, car nous nous trou­vions face à des idées éparpil­lées dans dif­férentes ten­dances, indi­vid­u­al­ités et sys­tèmes de pen­sée quelque­fois en oppo­si­tion. Il est un fait que le matériel était là avant nous. Le peu d’originalité que nous nous recon­nais­sions, c’était de vouloir une syn­thèse dynamique qui puisse s’insérer dans la réalité.

Aus­si paraît-il néces­saire de recon­sid­ér­er les écrits et les actes passés et de sélec­tion­ner cer­taines idées-forces. D’autre part, il con­vient d’examiner ce que nous pour­rions appel­er des arrêts de l’histoire, des formes de rachitisme dans la doc­trine et l’action de cer­tains courants, quand les idées tour­nent sur elles-mêmes sans efficacité.

Dans un pre­mier tra­vail, nous abor­derons qua­tre points : le paci­fisme, Gand­hi et les croy­ants, l’individualisme anar­chiste et les révolutionnaires.

Barthélemy de Ligt, le pacifisme

Dans le numéro 6 sur la vio­lence et la non-vio­lence dans la révo­lu­tion anar­chiste, nous avons pu remar­quer, à tra­vers les textes présen­tés, une sorte de mon­tée idéologique aboutis­sant à un rameau où la non-vio­lence était par­ti­c­ulière­ment mise en valeur. Le dernier éch­e­lon : Barthéle­my de Ligt : un paci­fiste. Cette évo­lu­tion ne sera sans doute pas recon­nue par l’ensemble des anar­chistes, il n’empêche que nous atteignons de façon de plus en plus pré­cise à une prise de con­science du phénomène non-vio­lence, et que de Ligt, par sa com­préhen­sion, sem­ble la per­son­nal­ité lib­er­taire la plus proche de nous sur ce point. Aus­si ne faut-il pas s’étonner que lorsque des anar­chistes veu­lent met­tre en valeur la non-vio­lence on les qual­i­fie de pacifistes.

Il nous importe cepen­dant d’essayer de situer la non-vio­lence face au paci­fisme, et cela pour lever une équiv­oque impor­tante qui restreint par trop la non-vio­lence à un seul objec­tif : la paix. Il est juste de recon­naître que paci­fistes et par­ti­sans de la non-vio­lence se sont con­fon­dus dans des actes iden­tiques comme par exem­ple l’objection de con­science ou sa défense, mais d’autre part que les paci­fistes, opposés à toute guerre nationale, ne se déclar­ent pas tous con­tre la vio­lence révo­lu­tion­naire ou sim­ple­ment individuelle.

Cela dit, revenons à de Ligt. Nous n’avons pas con­nais­sance qu’il se soit réelle­ment man­i­festé dans la pra­tique de la non-vio­lence, aus­si, faute d’information à ce sujet, nous con­tenterons-nous de son œuvre écrite. Un coup d’œil sur les titres de ses ouvrages nous oblige à con­stater que ses préoc­cu­pa­tions étaient dirigées avant tout con­tre la guerre :

« Con­tre la guerre nou­velle », analyse de la vie politi­co-économique actuelle, de la stratégie mod­erne et des moyens pour ren­dre la guerre désor­mais impos­si­ble (1928).

« La Paix créa­trice », his­toire des principes et des tac­tiques de l’action directe con­tre la guerre (1934).

« Mobil­i­sa­tion con­tre toute guerre », suivi d’un plan de cam­pagne con­tre toute guerre et toute pré­pa­ra­tion de guerre (1935).

« Pour vain­cre sans vio­lence », réflex­ions sur la guerre et la révo­lu­tion (1935).

« Le prob­lème de la guerre civile » (1937).

Il n’est pas ques­tion de faire grief à de Ligt (mort en 1938) de cette ori­en­ta­tion ; la pri­or­ité qu’il donne à la lutte con­tre la guerre s’explique aisé­ment par l’époque à laque­lle il vivait. Mais où nous nous éton­nons beau­coup, c’est de voir, encore main­tenant, l’ascendant du paci­fisme, qui est une fin, sur la non-vio­lence, qui est essen­tielle­ment une méth­ode. Nous ne fer­ons que citer la con­clu­sion de l’article de Hem Day dans le numéro 1 de notre revue :

« Il nous restera à rechercher quelles seront les méth­odes qui pour­raient rem­plac­er avec effi­cac­ité la lutte néces­saire et indis­pens­able pour le ren­verse­ment de l’iniquité sociale présente, méth­odes paci­fistes et non vio­lentes qui liq­uideraient la guerre, toutes les guerres. »

Et nous préférerons ce pro­pos de de Ligt (p. 237, « Pour vain­cre sans violence »):

« La lutte antiguer­rière doit être une lutte non vio­lente, économique et sociale menée par les mass­es pop­u­laires elles-mêmes – par­tie sec­ondaire d’ailleurs, quelque impor­tante qu’elle soit, d’une lutte de beau­coup plus grande enver­gure : celle pour la jus­tice et la lib­erté sociales. »

Il con­vient de remet­tre les choses en place et de retrou­ver ain­si les vraies pri­or­ités. Mais il nous faut con­stater que toute l’énergie de de Ligt a été mobil­isée vers le but paci­fiste, et que si la ten­ta­tive a été faite de dot­er le paci­fisme d’un instru­ment effi­cace, c’est avec comme con­trepar­tie l’abandon, ou plutôt, le manque de recherch­es de per­spec­tives révo­lu­tion­naires. Il sera pour­tant néces­saire de revenir sur ce point, car les derniers écrits de de Ligt infir­ment notre pro­pos par trop catégorique.

Si nous con­sul­tons plus par­ti­c­ulière­ment « Pour vain­cre sans vio­lence », nous con­sta­tons que lui-même a créé une con­fu­sion dès les pre­mières pages : après avoir défi­ni la vio­lence, il en donne des exem­ples qui sont essen­tielle­ment mil­i­taires. Page 22, il oppose 3 130 années de guer­res à 227 années de paix. Page 23 : « Car pour sur­mon­ter la vio­lence et la guerre…»; plus loin : « Ne sont forts que ceux qui ont déjà vain­cu en eux-mêmes la vio­lence et la guerre ». Le chapitre II a pour titre : « La vio­lence et la guerre dans l’histoire ».

La vio­lence col­lec­tive et la guerre seront les deux phénomènes qu’il analy­sera au cours des pages en les liant tou­jours très forte­ment et sans bien met­tre en valeur que la guerre n’est qu’un aspect de la vio­lence, sans doute le plus spec­tac­u­laire­ment hon­teux ; il n’insistera pas sur le fait qu’arrêter la guerre, qui n’est que la con­séquence des struc­tures sociales nation­al­istes, cap­i­tal­istes et éta­tiques, ne mod­i­fie en rien ses caus­es, et que la prochaine nous retrou­ve tout aus­si bien conditionnés.

Il y a donc pour le moins une faute qual­i­ta­tive à met­tre sur un même plan la vio­lence et la guerre. La sec­onde est une com­posante de la pre­mière qui par son car­ac­tère par­ti­c­ulière­ment total­i­taire tend à la dépass­er, à l’englober enfin. Sur le plan des idées, il est aisé face à la guerre, et par une sorte de dés­espoir, de vouloir la paix à tout prix. Alors que la solu­tion doit se chercher dans le dépasse­ment des deux phénomènes. À not­er que la paix est tou­jours la paix d’un vain­queur. Cepen­dant l’originalité de de Ligt sera d’avoir ten­té de don­ner à la paix son instru­ment adéquat : la non-violence.

Mais nous sommes oblig­és de remar­quer qu’il n’a pas été suivi par les paci­fistes : ces derniers parais­sent avoir très mal com­pris et vrai­ment nég­ligé les pos­si­bil­ités de l’action non vio­lente pour cul­tiv­er par con­tre les protes­ta­tions énergiques, le moral­isme antiguer­ri­er, le ver­biage, et qui en fin de compte, parce que privés de moyens et d’habitudes d’action, se sont lais­sés entraîn­er dans le trou­peau, dans la guerre. Rares ont été les résis­tants, ceux pour qui le dernier recours était l’objection. Pen­dant la guerre d’Algérie, nous avons pu voir, et aujourd’hui encore nous le con­sta­tons, le peu d’intérêt que témoignent les paci­fistes pour la pra­tique de l’action non vio­lente. Sur un autre point, il faut sig­naler que la con­fu­sion créée entre « paix et non-vio­lence » opposés à « guerre et vio­lence » a con­tribué à frap­per de stéril­ité, de paralysie l’idée de non-vio­lence, idée qui par elle-même con­tient un cer­tain poten­tiel et une logique qu’il nous fau­dra déter­min­er et approfondir.

*
*  *

En con­sid­érant l’héritage lais­sé par nos prédécesseurs, surtout pour la pre­mière moitié de ce siè­cle, il nous est dif­fi­cile de renier cer­taines fil­i­a­tions, mais notre dette recon­nue, nous dis­ons qu’il y a une lacune, et même une nég­li­gence, dans la recherche d’une solu­tion cohérente et pos­i­tive au prob­lème de la vio­lence anar­chiste. Ain­si notre revue est-elle syn­thé­tique et faisons-nous œuvre de révisionnisme.

Quoi qu’on dise, il nous sem­ble que la prise de con­science, de façon absol­u­ment claire, des pos­si­bil­ités d’action sociale non vio­lente soit vrai­ment nou­velle et accom­pa­gne le début du siè­cle. En ce sens, Gand­hi doit être regardé comme un précurseur. Et ce n’est que depuis peu que des mil­i­tants (athées et croy­ants) se sont attachés à débar­rass­er la non-vio­lence de son cadre religieux, et qu’ils ten­tent de l’introduire dans les con­tes­ta­tions du monde du tra­vail. Jusqu’alors les révo­lu­tions sociales avaient mar­qué le tri­om­phe de la vio­lence et de l’autoritarisme.

Si, en épou­sant les révoltes, les luttes pop­u­laires, en par­tic­i­pant aux révo­lu­tions social­istes qui ont véri­ta­ble­ment, et à juste rai­son, braqué les atten­tions sur elles, les anar­chistes ont accep­té les méth­odes tra­di­tion­nelles, employ­ant la vio­lence et se lais­sant aus­si entraîn­er vers le pou­voir, il nous faut recon­naître que depuis tou­jours les écrits anar­chistes témoignent d’une sus­pi­cion, d’une oppo­si­tion plus ou moins refoulée envers la vio­lence sys­té­ma­tique et la vio­lence tout court. Que cette ten­dance se soit con­fon­due avec un cer­tain réformisme anar­chiste, nous le pen­sons ; par-là elle se con­damnait ! Que cette volon­té paci­fique, inef­fi­cace ait été bafouée, la patience lassée, tournée en révolte, exprimée en ter­reur, c’est un fait ! Qu’en dehors de l’anarchisme cer­taines formes de non-vio­lence aient par trop coïn­cidé avec des sys­tèmes religieux prêchant la pas­siv­ité, la résig­na­tion, la soumis­sion, cela a été mille fois dénon­cé ! Mais les actes spec­tac­u­laires et momen­tanés des ter­ror­istes, les néces­sités, les oppor­tunismes révo­lu­tion­naires ne doivent pas pour autant étouf­fer tout un domaine de l’anarchisme : celui que nous voulons remet­tre en valeur.

Une cas­sure a été faite par les hommes et l’histoire jetant dans la réac­tion pour incom­pat­i­bil­ité révo­lu­tion­naire les par­ti­sans de la non-vio­lence. Le temps est venu pour nous, main­tenant que la vio­lence et l’autorité ont fait ample­ment leurs preuves, de ten­ter autre chose. Ce qui nous amène à regarder d’un œil cri­tique le passé anar­chiste. Sans pour cela ne pas recon­naître comme bien à nous les expéri­ences accu­mulées, il est clair que nous nous refu­sons à les refaire toutes. Les temps ont changé.

Dans cette pre­mière approche sans doute allons-nous nég­liger des don­nées impor­tantes et insis­ter sur d’autres qui le parais­sent moins. Nous le recon­nais­sons au départ et nous essayerons d’y revenir. Dis­ons aus­si que nous accepterons des leçons venant d’ailleurs que de l’anarchisme et que nous recon­naîtrons nos dettes envers cer­tains mou­ve­ments plus spé­ciale­ment religieux.

Gandhi et les croyants

Puisque la « non-vio­lence » est le terme que nous plaçons à la suite de celui qui nous est plus habituel, l’«anarchisme », dis­ons main­tenant qu’il faut recon­naître en Gand­hi sinon le précurseur du moins celui qui a cristallisé la non-vio­lence par l’action. S’il n’a rien inven­té lui-même, s’il est le rameau extrême d’une longue tra­di­tion mys­tique par­ti­c­ulière­ment floris­sante en Inde, s’il a su pren­dre quelques notions à l’Occident chez Thore­au, La Boétie, Tol­stoï et d’autres, il fut le pre­mier a en dégager les lignes de forces pour une théorie et une pra­tique de l’action. Sa per­son­nal­ité, son engage­ment total et d’un loy­al­isme par­ti­c­uli­er dans l’expérimentation de la non-vio­lence, l’importance des mass­es humaines déployées par son action, l’image qui reste dans les mémoires de ce phénomène his­torique, tout cela a mar­qué d’une manière qui sem­ble inef­façable ce nou­veau type d’action. Aus­si nous faut-il lut­ter pour nous en dégager nous-mêmes pour sor­tir du cadre dans lequel on veut nous enfer­mer ; de la même manière, d’un autre côté, on nous veut vio­lents et pagailleurs parce que anar­chistes. Nous serons amenés à soulign­er son par­tic­u­lar­isme indi­en, ses attach­es à la bour­geoisie marchande, un loy­al­isme pro­gou­verne­men­tal exces­sif, un cer­tain nom­bre « d’originalités » quant à la nour­ri­t­ure, la sex­u­al­ité. Il fau­dra dire aus­si que son suc­cesseur désigné, Vino­ba, don­nera à la non-vio­lence un car­ac­tère plus social, moins poli­tique, plus libertaire.

Sans Gand­hi y aurait-il eu en Angleterre les march­es de la paix que l’on sait, y aurait-il eu en France Lan­za del Vas­to, fon­da­teur de la com­mu­nauté de l’Arche, source de l’Action civique non vio­lente ? Seri­ons-nous là nous-mêmes ? La fil­i­a­tion qui aurait pu naître d’un Tol­stoï a fait long feu : l’absence d’action directe sociale, la préférence don­née à l’écrit, la pra­tique de la char­ité en pleine sit­u­a­tion révo­lu­tion­naire en sont la cause.

Ain­si sommes-nous trib­u­taires de reli­gions dif­férentes de l’hindouisme au chris­tian­isme, sujet qui sera plus par­ti­c­ulière­ment traité dans un numéro en préparation.

Individualisme anarchiste

Il est car­ac­téris­tique qu’en France les deux per­son­nal­ités anar­chistes qui firent la part belle à la pen­sée non vio­lente furent anar­chistes indi­vid­u­al­istes. Le pre­mier, E. Armand, en pub­liant de nom­breuses études sur les sectes religieuses non vio­lentes comme les doukhobors, sur le tol­stoïsme et en met­tant en valeur les écrits de Thore­au. Le sec­ond, Han Ryn­er, dans des con­tes et des romans, imag­i­na dif­férentes démarch­es non vio­lentes : l’objection de con­science dans « le Crime d’obéir », une société future non vio­lente agressée dans « les Paci­fiques », la vio­lence engen­drant la vio­lence dans « le Sphinx rouge », etc.

Si dans leur vie ils eurent à accom­plir cer­tains actes non vio­lents, jamais leur action ne se situa au-delà de l’individu et du petit groupe ; cepen­dant leurs pen­sées se rejoignent pour éclair­er forte­ment tous les dan­gers de la vio­lence révo­lu­tion­naire organ­isée ; mais, de par leur indi­vid­u­al­isme, ils se tien­nent à l’écart des grandes bagar­res sociales, évi­tant ain­si volon­taire­ment l’affrontement de la vio­lence. Résis­tance pas­sive indi­vidu­elle serait le terme plus pro­pre à ce genre de non-violence.

Actuelle­ment, par le tra­vail d’un C.-A. Bon­temps se des­sine une ten­dance « indi­vid­u­al­iste sociale » qui pour­rait être une cor­rec­tive à l’œuvre des prédécesseurs, un peu trop repliés sur les prob­lèmes de l’individu opposé irré­ductible­ment, absol­u­ment, à la société.

Nous voulons égale­ment citer les mul­ti­ples ten­ta­tives faites pour met­tre en place des « colonies », autrement dit des com­mu­nautés. Ne croy­ant pas ou plus à la Révo­lu­tion, voulant pour­tant vivre à leur manière, des indi­vid­u­al­istes s’essayèrent à vivre ensem­ble, sur eux-mêmes, avec le moins de rap­ports pos­si­bles avec la société qu’ils ne pou­vaient trans­former. Si main­tenant, il nous faut met­tre en avant le besoin com­mu­nau­taire, ce sera en ten­ant compte des échecs, en ten­dant à des struc­tures plus sou­ples d’où ne seront pas exclues les pos­si­bil­ités urbaines, et avec une dou­ble per­spec­tive : la sol­i­dar­ité pour le bien-être, une plate-forme d’appui pour l’action extérieure.

Accen­tu­ant l’importance de la révo­lu­tion indi­vidu­elle d’abord, favorisant l’éducation du « moi », don­nant la pri­or­ité au prob­lème moral avant toutes les ques­tions économiques, les indi­vid­u­al­istes peu­vent se situer en par­al­lèle à cer­taines écoles spir­i­tu­al­istes elles aus­si réti­centes, sinon opposées à tout bran­le-bas révolutionnaire.

Révolutionnaires

Pour les révo­lu­tion­naires, la vio­lence est la grande accoucheuse de la société meilleure;; ils ne man­quent jamais de se jus­ti­fi­er en arguant de la vio­lence adverse et de la néces­sité d’y répon­dre. Et d’ajouter que si la philoso­phie anar­chiste est non vio­lente par essence, la réal­ité se moque de l’idéal et impose sa loi. Ain­si con­sta­tons-nous que les révo­lu­tion­naires anar­chistes se sont pliés à la « néces­sité his­torique » de la vio­lence alors qu’ils en ont repoussé une autre : la prise du pou­voir poli­tique, de l’État, comme instru­ment de révo­lu­tion sociale.

Il faut cepen­dant dire, si l’on veut bien excepter Netchaïev, que la vio­lence pour les anar­chistes n’a jamais été une fin en soi, et que toute révo­lu­tion lib­er­taire ne se conçoit qu’avec le min­i­mum néces­saire de vio­lence, que la majorité des anar­chistes a tou­jours été opposée à toute forme d’organisation mil­i­tarisée insti­tu­tion­nal­isée, que leur préférence s’est faite en faveur des mil­ices pop­u­laires, volon­taires, respon­s­ables et décen­tral­isées. Quant aux ter­ror­istes, par le sac­ri­fice de leur vie, ils sem­blent incon­sciem­ment avoir voulu com­penser l’aspect négatif de leur acte de révolte.

Nous pou­vons dire que la vio­lence con­serve un car­ac­tère lib­er­taire dans la mesure où elle s’exerce spon­tané­ment, dans la mesure où elle reste d’émanation pop­u­laire et indi­vidu­elle, quand elle est légitime défense au sens large du mot.

Mais force est de con­stater que lorsque la vio­lence se veut créa­trice, con­struc­tive, révo­lu­tion­naire, elle change de car­ac­tère, qu’elle pos­sède, comme tout phénomène, sa logique pro­pre. De même, l’exercice du pou­voir, l’étatisme, même révo­lu­tion­naire, a démon­tré qu’il était fac­teur de cer­taines con­séquences inélucta­bles et antirévo­lu­tion­naires. En oppo­si­tion à ce mou­ve­ment, nous avons cru dis­cern­er que les expéri­ences non vio­lentes tendaient à dégager, d’une part, l’affirmation de la con­science indi­vidu­elle et de la respon­s­abil­ité, d’autre part, sur le plan social, la néga­tion affir­mée de l’État. Faut-il citer Thore­au et Tol­stoï, Dol­ci et Vino­ba ? Nous ne pen­sons pas que les cam­pagnes pour l’inscription élec­torale d’un Luther King, que les pro­pos du « chef » de tribu Luthuli con­tre­dis­ent absol­u­ment ces ten­dances. Il importe d’analyser de près tous ces phénomènes. Aus­si faudrait-il, dans un pre­mier stade, moins chercher à con­damn­er absol­u­ment la vio­lence et ériger la non-vio­lence en panacée que de décou­vrir les impli­ca­tions et poten­tial­ités de l’une et de l’autre.

D’autre part, il con­vient de déter­min­er ce que nous voulons con­serv­er, sans restric­tion aucune, du phénomène révo­lu­tion­naire. En pre­mier lieu met­tre l’accent sur le retour des moyens de pro­duc­tion aux mains des tra­vailleurs par l’autogestion, et sig­naler que tout phénomène révo­lu­tion­naire se dis­tingue essen­tielle­ment par la créa­tion d’un pou­voir économique décen­tral­isé ten­dant à ren­dre inutile tout pou­voir éta­tique. Ain­si devri­ons-nous arriv­er à dégager tous les aspects révo­lu­tion­naires de la non-vio­lence et les favoris­er, Sur le plan plus par­ti­c­uli­er du syn­di­cal­isme et de la grève, une étude sera néces­saire pour envis­ager les moyens pra­tiques de dépass­er le moment où une grève (qui n’est en soi qu’un refus de tra­vail ni vio­lent ni non vio­lent) devient insur­rec­tion­nelle pour décou­vrir une issue non vio­lente positive.

Nous nous refu­sons enfin à oppos­er sys­té­ma­tique­ment l’individualiste au révo­lu­tion­naire, recon­nais­sant dans l’un le com­plé­ment néces­saire de l’autre, et nous reprenons à notre compte les exi­gences fon­da­men­tales de chacun.

*
*  *

Il ne faut pas con­clure trop rapi­de­ment ni tir­er un trait défini­tif ; il ne faut pas tout rejeter en bloc ni con­damn­er sans recours. Il con­vient de rester ouvert aux esprits religieux proches de nous qui valent bien cer­tains cama­rades anar­chistes allant au groupe comme on va au culte le dimanche. Il est enten­du qu’il n’y a pas d’anarchisme sans indi­vid­u­al­isme, et que la paix qui est main­tenant syn­onyme de survie doit nous préoc­cu­per. Révo­lu­tion­naires, nous voulons l’être, mais en tirant des leçons de l’Histoire, en définis­sant les con­di­tions où l’exercice de la non-vio­lence lié à l’anarchisme s’intégrera dans les habi­tudes sociales à venir.

André Bernard


Dans le même numéro :


Thèmes


Si vous avez des corrections à apporter, n’hésitez pas à les signaler (problème d’orthographe, de mise en page, de liens défectueux…

Veuillez activer JavaScript dans votre navigateur pour remplir ce formulaire.
Nom