Réponse à l’UGAC
L’Union des groupes anarchistes-communistes a envoyé au mouvement anarchiste international une “lettre”, qui propose fort honnêtement et fort ouvertement de dialoguer, d’agir, de critiquer. “Anarchisme et Non-Violence” y est cité explicitement ; mais c’est plusieurs fois au cours de ce texte que les problèmes de la violence et de la non-violence sont soulevés. Notre réponse ne constitue qu’un moment du dialogue ; soulignons encore combien nos camarades ont posé des problèmes justes, actuels, importants, et que nous voudrions voir les confrontations idéologiques s’en tenir à ce niveau, à cette franchise.
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Si l’UGAC reconnaît la violence dans la société, elle conteste deux conclusions des Données fondamentales de notre revue, à savoir :
– Que les anarchistes, en opposant la violence à la violence, l’aient ainsi légitimée : “Ce n’est pas l’opprimé ou le révolté qui décide de la “légitimité”, c’est celui qui assure l’ordre bourgeois ou qui le représente.”
– Que les méthodes non violentes permettent d’éviter les conséquences autoritaires de la violence : “C’est prendre le fait pour la cause et la cause pour le tait.”
Enfin, la position non violente leur “paraît surtout être une certaine infiltration de la pensée religieuse au sein du mouvement anarchiste”, et être opposée à la révolution.
Nous avons eu l’occasion déjà de parler ici de révolution non violente ; il faut s’entendre là-dessus. Si l’on pose qu’il y a violence dans les “choses” – qu’un renversement, donc, ne peut se faire sans violence, que la suppression d’une institution (comme l’autorité) contient une violence – alors il ne peut y avoir d’action non violente. Mais c’est rendre tout débat a priori inutile ; au contraire, c’est toujours à la violence volontaire, à la violence dans les actes que nous nous sommes opposés, définissant ainsi ceux dont elle serait absente.
Car la non-violence n’est pas primordialement une valeur spirituelle, une fin : elle est action allant vers la société d’anarchie, méthode pour cette action. Ce n’est que dans la confrontation permanente avec la réalité, ses conflits, ses contradictions, qu’elle nous sert, non dans l’isolement d’un monastère : elle est image anticipée des relations humaines que nous voudrions voir s’établir, rendant vaine par son action même la “violence” des choses.
Les anarchistes ont toujours reproché aux autres socialistes d’user de moyens contredisant leur fin : les sociaux-démocrates participent aux gouvernements bourgeois et vont de réforme en réforme, les communistes établissent une dictature et un capitalisme d’État prétendument provisoires. Opposition à la participation, aux reformes, aux totalitarismes : la violence seule trouverait-elle grâce aux yeux de nos camarades ? Car on ne peut nier que, moyen révolutionnaire, elle est profondément inadéquate à la société du lendemain de la révolution… À ceux qui nous disent que c’est le tournant entre l’évolution et la révolution, le saut qualitatif qui contient la violence et l’appelle, nous répondons qu’ils la légitiment comme on “légitime” un gouvernement auquel on participe, les moyens de l’adversaire dont on use – quelque horreur qu’on en ait.
Car même s’il y avait violence dans les choses, dans la “nature” comme l’écrit l’UGAC, point n’est besoin que l’action s’y conforme, puisqu’elle est progrès, victoire sur la nature.
Il est vrai que nous n’avons guère de réponses, d’alternatives à proposer aux innombrables cas où nous voyons la violence naître d’une situation intenable. En ce sens la critique de l’UGAC, parce qu’elle vient de l’action, de l’observation concrète de situations réelles, parce qu’elle se fonde dans des révolutions possibles, ou en cours – en particulier celles du Tiers-Monde – a grande valeur, et doit nous faire réfléchir ; les analyses proposées doivent trouver un écho et, si elles sont récusées ou contestées, l’être concrètement, matériellement, et pas au nom de quelque idéal désuet.
Je pourrais avancer avec quelque aisance des contre-arguments aux critiques formulées ; ne serait-ce que pour mettre en garde contre une certaine mystique de la violence – qui la fait imprimer en caractères gras, comme elle fait aimer les manifestations bagarreuses et les coups de matraque qui vous font ressembler à n’importe quel groupe d’activistes. Mais la stérilité de ces propos ferait trop vite place à la mauvaise, et sourde, polémique ; mieux vaut donc se placer sur un terrain plus propice.
Je pense que ce terrain existe réellement entre l’UGAC et nous (et d’autres évidemment).
Problèmes des mouvements de libération et des révolutions des pays du Tiers-Monde ; problèmes de l’action directe et de l’autogestion comme modèle social ; problèmes du chef, de son rôle et de son influence.
L’UGAC parle de la prise directe des moyens de production, de la liquidation de l’État par la gestion directe ; c’est un aspect de ce que nous appelons action directe, un aspect que nous jugeons non violent dans sa réalisation – même si l’acquisition en a été violente – puisque construction anticipée de la société future, réalisation d’“institutions parallèles”. Reste à savoir comment éviter que ces institutions ne deviennent réformistes, instruments de conservatisme ; la réponse ne peut se donner que dans la pratique sociale, qui met à l’épreuve aussi les moyens d’établissement de l’autogestion : les révolutions. L’UGAC, dans son “soutien total sous toutes les formes possibles” aux mouvements révolutionnaires, court à n’en pas douter le risque du nationalisme autoritaire ; nous, dans notre méfiance à l’égard de toute violence, courons à n’en pas douter le risque d’un “humanisme” peu efficace. Mais les non-violents ne retirent pas leur épingle du jeu, du drame : “Dans différents domaines, écrit Barthélemy de Ligt, il leur est possible de collaborer avec les révolutionnaires partisans de l’action violente traditionnelle, par exemple, sous certaines conditions, dans les mouvements de masse, contre le fascisme, le colonialisme et la guerre. S’il y a des conflits armés entre les pouvoirs réactionnaires et les masses en révolte, les tenants de l’action révolutionnaire non violente seront toujours du côté des révoltés, même quand ceux-ci ont recours à la violence.”
La non-violence n’est pas, pour nous anarchistes, un article de foi : elle est une méthode expérimentale. S’il en est de même pour la violence – et je crois qu’une entente est possible, puisque l’UGAC trouve une expérience comme la nôtre “souhaitable” – alors il faut se rencontrer sur des plans concrets, dans des actions concrètes. Anarchistes, nous n’aimons que trop les discussions idéologiques et les pseudo-professions d’anti-dogmatisme (d’où le bonzisme que dénonce l’UGAC avec raison); il s’agit une bonne fois de savoir ce qui peut être fait, dans la société actuelle, dans notre situation concrète. Mettant avant toute chose le socialisme et la liberté, il n’y a pas de raison que nous ne nous entendions pas.
Marie Martin
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Pour permettre aux lecteurs de se faire une idée plus juste des thèses en présence, nous avons cru nécessaire de publier quelques passages de cette “lettre” nous concernant plus particulièrement, mais nous vous signalons que la brochure en question, “Lettre au mouvement anarchiste international”, peut être obtenue contre la somme de 3 F en timbres-poste à l’adresse suivante : Edith Dard, BP 114, Paris 10. (sans autres mentions).
Les opposants de “principe”
Mais Bontemps pose aussi un autre problème lorsqu’il parle de la Révolution qui se fait par des moyens qui “nient d’avance l’anarchisme même”. Voilà donc l’Anarchisme en pleine contradiction et placé dans un cercle vicieux dont on ne voudrait pas que nous sortions. Ainsi, pour réaliser l’Anarchisme, il faudrait sortir des principes anarchistes et les trahir tandis que si nous respectons les principes nous ne réaliserons jamais l’Anarchisme. La question peut encore se poser autrement : est-il possible de rester à la fois anarchiste et révolutionnaire ?
L’affirmation la plus simple selon laquelle la Révolution s’opposerait à l’Anarchisme est qu’elle est un bouleversement violent alors que les principes mêmes de l’Anarchisme s’opposent à la violence. On aurait pu croire ce débat clos dans nos milieux, mais c’est un fait que l’opposition à toute violence empêche certains camarades de s’engager dans une quelconque action révolutionnaire actuelle. Ils préconisent à la place un ralliement du mouvement anarchiste aux méthodes des non-violents. S’il s’agissait de faire admettre aux révolutionnaires que les méthodes des non-violents peuvent être efficaces et employées dans la lutte sociale générale “au même titre que d’autres”, de nous faire admettre que dans certaines situations données, elles peuvent être “plus efficaces” que certaines méthodes violentes, nous approuverions ces camarades. Nous pensons d’ailleurs qu’il est souhaitable que certains anarchistes expérimentent ces méthodes et en fassent part à tout le mouvement international. Mais il ne s’agit pas “que” de cela et c’est bien une nouvelle doctrine que l’on veut nous proposer. C’est bien au niveau des principes anarchistes que l’on veut nous placer. C’est pourquoi, il nous faut discuter.
L’argumentation des partisans de la non-violence se résume ainsi (d’après la revue “Anarchisme et Non-Violence”):
– Les structures de la société étatique ne peuvent se maintenir que par la violence.
– Les anarchistes préconisent une société où la violence ne se manifesterait plus dans les rapports sociaux.
– En opposant la violence à la violence, les anarchistes l’ont légitimée.
– La violence est impuissante devant le “gigantisme” des forces répressives.
– Les méthodes non violentes sont les plus conformes aux théories anarchistes. “Elles constituent une force qui permet d’éviter les conséquences autoritaires de la violence.”
La première proposition, à savoir que les structures de la société étatique ne peuvent se maintenir que par la violence est indiscutable et aucun anarchiste ne la conteste.
Dans le chapitre II de “Formes et tendances de l’anarchisme”, notre camarade René Fugler note : “La révolte individuelle et collective n’est que la poussée libératrice d’une vie neuve qui fait éclater une carapace trop étroite… et comme toute existence a son mouvement propre, toute tentative extérieure de la dévier ou la réprimer apparaît comme une fondamentale violence faite à sa liberté…”
C’est la forme même de la société qui engendre la violence. La deuxième proposition est tout aussi juste ; nous luttons pour l’avènement d’une société où “la violence sera bannie”.
Il est non moins vrai que l’éthique anarchiste est fondamentalement opposée au principe de la violence. Mais il est vrai aussi que notre démarche vise à détruire la société qui engendre cette violence et qu’actuellement nous vivons dans cette société et que la violence nous est imposée, que cela nous plaise ou non. La position de principe des anarchistes sur cette question a été constante même chez les individualistes. Ainsi, Stephen Byington écrivait (édition de l’“En dehors” d’E. Armand): “Les anarchistes souhaitent l’avènement d’une ère d’harmonie où nulle violence ne serait employée contre qui que ce soit. Mais ils reconnaissent que cet idéal ne peut être atteint actuellement, ils constatent en effet que certains individus se servent de la violence et c’est aux autres de décider si la violence ne doit pas répondre à la violence. Si une brute s’efforce de me jeter dans un étang, si je lui résiste et j’essaie de lui résister, mon acte peut-il être comparé à son agression?”
Le Congrès anarchiste international de 1949 déclare : “L’anarchisme ne peut condamner la violence tant que les causes qui en rendent l’usage nécessaire n’auront pas disparu, de même que l’anarchisme ne peut la prôner comme nécessité permanente étant donné que l’action violente répugne naturellement même à ceux qui l’acceptent comme manifestation accidentelle nécessaire.” C’est l’évidence même.
Quant à l’affirmation selon laquelle les anarchistes ont légitimé la violence en l’employant, elle est tout de même très peu sérieuse. Ainsi, selon cette théorie vraiment curieuse, on devrait conclure que si nous n’avions pas employé la violence, celle de l’État et des exploiteurs ne serait pas légitime Et alors ? ce n’est pas l’opprimé ou le révolté qui décide de la “légitimité”, c’est celui qui assure l’ordre bourgeois ou qui le représente. C’est Louis XIV qui disait : “C’est légal parce que je le veux.” Devons-nous conclure que ces camarades sont surtout choqués du fait que nous avons reconnu l’existence de la violence et non par la violence elle-même ? Légitime ou non, la violence est un fait non seulement dans les sociétés mais – nous le verrons plus loin – dans la nature elle-même. “Ce sont les causes de la violence que la révolution prétend supprimer.” Nous dirons, sans y insister, que cette position nous paraît surtout être une certaine infiltration de la pensée religieuse au sein du mouvement anarchiste.
Et qu’est-ce donc que cet aveu d’impuissance devant les forces répressives sinon le début d’une préparation à l’acceptation de la violence de fait ?
Quant à dire que la méthode non violente permet d’éviter les conséquences autoritaires de la violence, cela nous paraît d’une naïveté insondable. C’est de toute manière prendre le fait pour la cause et la cause pour le fait.
Après le succès des mouvements d’émancipation du tiers monde, peut-on affirmer que la “violence insurrectionnelle paraît impuissante”? (même texte cité).
Pour nous – et nous y reviendrons pour situer notre conception de la révolution – il y a une violence révolutionnaire qui est riposte à une agression permanente, laquelle est la véritable violence parce qu’elle porte le masque du dogme et d’une prétendue nécessité sociale qui se nomme encore contrainte et “coercition”.