La Presse Anarchiste

Documents sur l’autogestion en Pologne

Pour illus­trer plus concrè­te­ment l’ar­ticle pré­cé­dent, nous avons choi­si trois textes qui nous semblent impor­tants à connaître. Le pre­mier, sur la démo­cra­tie et les élec­tions, montre que l’illu­sion par­le­men­taire qui sévit en Occi­dent n’est pas for­ce­ment le modèle auquel se réfèrent les polo­nais qui ont réflé­chit sur ce sujet. Nous publions des extraits d’un article de W.A. Soko­tows­ki que l’Al­ter­na­tive a publié en entier dans son numé­ro 9, mais la tra­duc­tion est d’Iz­tok car celle de l’Al­ter­na­tive nous a sem­blé appau­vrir gran­de­ment les idées de l’au­teur. Le deuxième texte sur la grève géné­rale active est repris d’Im­pre­cor n°110 du 12/​10/​81 qui a publié des extraits beau­coup plus longs que ceux que nous repre­nons. C’est le texte le plus radi­cal éma­nant de « Soli­da­ri­té ». Le troi­sième teste enfin est repris dans son inté­gra­li­té du quo­ti­dien « Le Monde » du 17 décembre 1981. Son auteur, Zbi­gniew Kowa­les­ki, est aus­si à l’o­ri­gine de la théo­rie de grève géné­rale active. Si nous ne sommes pas d’ac­cord sur tous les points avec cet article, il résume à notre sens le conte­nu le plus posi­tif du mou­ve­ment social en Pologne depuis août 1980. Et il expli­cite tout à fait pour­quoi et avec quoi nous sommes soli­daires vis à vis de la Pologne.

Qu’est-ce que la démocratie ?

La démo­cra­tie est la forme de gou­ver­ne­ment sur une socié­té, non par une per­sonne ni par un groupe, mais par cette socié­té toute entière. Telle est l’i­dée de la démo­cra­tie ; en pra­tique, il n’est jamais vrai­ment pos­sible de la réa­li­ser dans son expres­sion lit­té­rale for­mu­lée plus haut. Au cours de l’his­toire de l’hu­ma­ni­té sont appa­rues d’autres formes de démo­cra­tie. Actuel­le­ment est « en usage » ce qu’on appelle la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive, où les repré­sen­tants élus par la socié­té exercent le pou­voir sur elle.

Le degré de démo­cra­ti­sa­tion de la vie s’é­va­lue en prin­cipe d’a­près le degré de liber­té de ces élec­tions (c’est à dire dans quelle mesure la déci­sion du vote est indé­pen­dantes d’autres per­sonnes) et d’a­près la mesure où la tech­nique d’é­lec­tion appli­quée per­met de choi­sir les per­sonnes les plus com­pé­tentes. Mais cette éva­lua­tion est très sim­pliste. Évi­dem­ment une condi­tion indis­pen­sable est la liber­té des élec­tions, mais ce n’est pas tout. L’é­lec­teur doit encore avoir un choix réel à faire et savoir qui il veut élire. Admet­tons qu’on réa­lise ces condi­tions grâce à une bonne tech­nique et à une culture élec­to­rale ; les gens les plus com­pé­tant, selon les élec­teurs, sont par consé­quent choi­sis. Sur ce, en géné­ral, on croit l’af­faire finie et tout le monde rentre chez soi avec le sen­ti­ment d’a­voir accom­pli un grand acte de démo­cra­tie. C’est en effet un acte, mais ce n’est qu’un acte-démo­cra­tie, c’est à dire que le gou­ver­ne­ment par la socié­té elle-même se ter­mine au moment de l’é­lec­tion de ses repré­sen­tants. Suit une période qui dans la plu­part des sys­tèmes « démo­cra­tiques » fonc­tion­nant dans le monde n’a rien de com­mun avec la démo­cra­tie. Pen­dant cette période, seuls les repré­sen­tants gou­vernent. Ils le font de dif­fé­rentes manières, la plus fré­quente étant le gou­ver­ne­ment d’une per­sonne ou d’un petit groupe consti­tué plus ou moins formellement.

Ain­si donc des élec­tions démo­cra­tiques seules ne règlent rien encore – une socié­té don­née qui se gou­verne vrai­ment démo­cra­ti­que­ment décide non pas qui a été élu mais com­ment et dans quels inté­rêt se com­por­te­ra le gou­ver­ne­ment après les élec­tions. Comme on ignore géné­ra­le­ment, ou bien on ne tient pas compte de ce fait, en consé­quence la plu­part des repré­sen­tants, même élus le plus démo­cra­ti­que­ment du monde, sont fer­me­ment per­sua­dés que le man­dat obte­nu les auto­rise à agir comme bon leur semble, c’est à dire confor­mé­ment à leur point de vue per­son­nel dans les cas où ils ont à déci­der comme repré­sen­tants de leurs élec­teurs. Ils consi­dèrent qu’en leur don­nant sa voix, l’é­lec­teur recon­naît comme siens leurs inté­rêts et leur façon de pen­ser. Et pour­tant c’est (ou cela doit être!) le contraire : l’é­lec­teur qui donne sa voix à un can­di­dat don­né consi­dère que jus­te­ment le can­di­dat, quand il sera élu, pen­se­ra et sen­ti­ra comme lui, agi­ra comme lui aurait agi à sa place.

Et la dif­fé­rence entre la démo­cra­tie simu­lée (sous la masque de laquelle se cache plus d’une fois une dic­ta­ture ordi­naire) et la démo­cra­tie véri­table se trouve jus­te­ment là : dans cette der­nière le repré­sen­tant élu subor­donne ses inté­rêts aux inté­rêts de ceux qu’il repré­sente, et non le contraire comme cela se passe habituellement…

Rendre publics les résul­tats d’un vote a une impor­tance capi­tale pour le fonc­tion­ne­ment de la véri­table démo­cra­tie. Avant tout, cela per­met la remise en marche n’im­porte quand du méca­nisme la plus « rouillé » de la démo­cra­tie – la révo­ca­tion d’un délé­gué par ceux qui l’ont élu. Ce n’est qu’en ren­dant publics les résul­tats des votes qu’on peut esti­mer véri­ta­ble­ment l’at­ti­tude d’un délé­gué. Rendre publics les résul­tats des votes per­met aus­si de fixer pré­ci­sé­ment, donc jus­te­ment, la sphère de res­pon­sa­bi­li­té de cha­cun de ceux qui prennent part aux « déci­sions col­lé­giales ». Cela empêche les vain­queurs du vote d’u­sur­per une force plus grande que celle dont ils dis­posent effec­ti­ve­ment et cela garan­tit au moins à ceux qui étaient contre ou se sont abs­te­nus de ne pas endos­ser la res­pon­sa­bi­li­té des erreurs des autres.

Le pro­blème de la majo­ri­té lors du vote demande aus­si expli­ca­tion. On pense en géné­ral que le prin­cipe selon lequel « la majo­ri­té décide » est le plus équi­table et beau­coup le consi­dèrent comme l’u­nique prin­cipe de déci­sion. Et pour­tant on peut com­mettre les plus grands crimes en l’ap­pli­quant. On connaît dans l’his­toire des cas où l’on a déci­dé avec le vote légal de la majo­ri­té le « mas­sacre jus­qu’au der­nier » de mino­ri­tés consti­tuant plus d’une fois une grande par­tie de ces sociétés.

W.A. Soko­tows­ki,
« Soli­dar­nosc » n°26 (04/​12/​80)

La grève active

Les formes de lutte de Soli­da­ri­té, y com­pris et sur­tout son arme ultime, la grève de masse, devraient être subor­don­nées à son but stra­té­gique. La grève d’oc­cu­pa­tion, telle qu’elle a été pra­ti­qué jus­qu’à pré­sent par Soli­da­ri­té – c’est à dire pas­sive – est comme une arme à double tran­chant. L’in­ter­rup­tion du pro­ces­sus de pro­duc­tion, sui­vant sa lon­gueur et son exten­sion, freine tou­jours plus ou moins la pro­duc­tion de biens maté­riels et, par là même, peut limi­ter les pos­si­bi­li­tés de satis­faire les besoins sociaux. Face à l’ap­pro­fon­dis­se­ment de la crise éco­no­mique et de la pénu­rie, face à l’ef­fon­dre­ment dra­ma­tique de pro­ces­sus de repro­duc­tion sociale, la grève de masse appa­raît bien comme une arme à double tranchant. […]

Pen­dant la grève d’oc­cu­pa­tion pas­sive, les com­mis­sions d’en­tre­prise de Soli­da­ri­té, trans­for­mées en comi­tés de grève, prennent auto­ma­ti­que­ment le pou­voir à l’in­té­rieur de l’en­tre­prise. Ils doivent agir de même pen­dant la grève active. La dif­fé­rence entre ces deux formes de grève d’oc­cu­pa­tion est qu’a­près un court arrêt de la pro­duc­tion, c’est à dire une grève pas­sive, les comi­tés de grève en assurent la reprise, contrô­lant la pro­duc­tion et d’une manière géné­rale toute l’ac­ti­vi­té de l’en­tre­prise. En outre, après la fin de la grève, contrai­re­ment à ce qui se passe en cas de grève pas­sive, le pou­voir dans l’en­tre­prise ne retourne plus à ceux qui l’exer­çaient aupa­ra­vant, mais il est trans­mis aux organes de l’au­to­ges­tion ouvrière. […]

Le comi­té de grève doit dis­po­ser, au nom des tra­vailleurs et au nom de l’in­té­rêt social, du bien natio­nal confié à l’en­tre­prise, et déci­der de toutes les affaires impor­tantes concer­nant l’ac­ti­vi­té pen­dant la durée de la grève active. Aucune déci­sion essen­tielle, prise soit par le direc­teur, soit par la per­sonne res­pon­sable, n’est valable si elle n’a pas été ava­li­sée par le comi­té de grève. La direc­tion ou le comi­té de ges­tion qui la rem­place exé­cutent les déci­sions prises par le comi­té de grève et en est res­pon­sable uni­que­ment devant lui et les travailleurs. […]

En pre­nant leur indé­pen­dance par rap­port aux Asso­cia­tions indus­trielles, les entre­prises ne risquent pas de man­quer d’in­for­ma­tions sur les entre­prises coopé­rantes pos­sibles, car celles-ci leur sont par­fai­te­ment connues. C’est pour­quoi l’en­tre­prise, connais­sant ses coopé­rants, doit éta­blir avec eux des rela­tions hori­zon­tales. Tou­te­fois, elle doit conti­nuer à assu­rer les livrai­sons de la part de ses coopé­rants obli­ga­toires jus­qu’à ce qu’elle trouve des coopé­rants volon­taires. Il convient d’a­na­ly­ser l’é­tat actuel des rela­tions de coopé­ra­tion et d’exa­mi­ner les pos­si­bi­li­tés de rap­pro­cher les entre­prises coopé­rantes des entre­prises de pro­duc­tion finale, pour obte­nir ain­si des éco­no­mies sub­stan­tielles en trans­port, en com­bus­tible, etc. Sur l’i­ni­tia­tive des tra­vailleurs, les entre­prises doivent s’en­tendre entre elles, signer des enga­ge­ments pour bri­ser ain­si les obs­tacles administratifs. […]

Une autre tâche non moins impor­tante de la direc­tion régio­nale doit être l’ex­ploi­ta­tion de toutes les res­sources qui per­mettent d’as­su­rer l’ap­pro­vi­sion­ne­ment des villes par les cam­pagnes à un niveau suf­fi­sant pour satis­faire les besoins de la base de popu­la­tion cita­dine. Il est pos­sible, en coopé­rant avec le mou­ve­ment syn­di­cal indé­pen­dant des pay­sans indi­vi­duels, d’en appe­ler à la soli­da­ri­té entre les pay­sans et les ouvriers. Mais il existe éga­le­ment d’autres moyens, comme par exemple la mise en route ou l’aug­men­ta­tion de la pro­duc­tion de pro­duits indus­triels, ne fût-ce que d’é­qui­pe­ments méca­niques, dont les pay­sans res­sentent cruel­le­ment le besoin ; on peut aus­si les aider aux tra­vaux des champs en envoyant des bri­gades ouvrières à par­tir des entre­prises dont la pro­duc­tion est arrê­tée. Dans le même sens, il faut empê­cher, par l’ins­ti­tu­tion d’un contrôle, la dis­cri­mi­na­tion dans les livrai­sons de four­rages, de com­bus­tibles, d’en­grais, dans l’aide appor­tée par les centres tech­niques, d’une res­source sociale impor­tante pour la classe ouvrière à savoir les ouvriers pro­prié­taires de par­celles, les ouvriers-pay­sans et les pay­sans-ouvriers qui habitent à la cam­pagne et vont tra­vailler à la ville et qui sont des pro­duc­teurs impor­tants de den­rées alimentaires. […]

Z. Kowa­lews­ki,
« De la tac­tique de la grève active »,
bro­chure publiée à Lodz fin 81.

L’affaire de tous les travailleurs.

Les conquêtes de la grève natio­nale d’août 1980 ont ouvert une nou­velle phase de la lutte des tra­vailleurs polo­nais déci­dés à prendre leurs affaires en main. Aujourd’­hui la contre-révo­lu­tion est une réa­li­té en Pologne. Le pou­voir bureau­cra­tique, plon­gé depuis des mois dans une crise sans pré­cé­dent, use de ses der­nières armes. Devant l’i­ner­tie de l’ad­mi­nis­tra­tion civile de l’É­tat, qui avait per­du toute capa­ci­té à diri­ger le pays, et devant la décom­po­si­tion des bases du POUP, le pou­voir a consi­dé­ré que sa der­nière planche de salut rési­dait dans son appa­reil mili­taire. L’É­tat de guerre ins­tau­ré par le géné­ral Jaru­zels­ki contre la classe ouvrière et contre la socié­té toute entière tente d’é­cra­ser la révo­lu­tion ouvrière par des méthodes qui relèvent d’un véri­table ter­ro­risme d’État.

Ces der­niers mois, l’in­ca­pa­ci­té de l’ap­pa­reil d’É­tat et du par­ti au pou­voir à satis­faire les besoins maté­riels les plus élé­men­taires est deve­nue évi­dente aux yeux de tous. Néan­moins, les tra­vailleurs met­taient leurs espoirs dans la réforme éco­no­mique fon­dée sur l’au­to­ges­tion ouvrière qui devait entrer en vigueur à par­tir de jan­vier 1982, les libé­rant d’un strict contrôle de la bureau­cra­tie cen­trale et leur per­met­tant de prendre le pou­voir dans les entre­prises. Le déve­lop­pe­ment d’un contrôle social sur la poli­tique éco­no­mique et la pers­pec­tive des pre­mières élec­tions libres aux par­le­ments locaux ; le prin­temps pro­chain, ren­for­çaient ces espérances.

Au mois de novembre, l’a­ban­don inat­ten­du de la part du gou­ver­ne­ment de son propre pro­jet de réforme éco­no­mique et la déci­sion de concen­trer encore plus le pou­voir éco­no­mique entre les mains de l’ap­pa­reil bureau­cra­tique pro­voque une grande ten­sion sociale. Dans de nom­breuses entre­prises et cer­taines régions, les tra­vailleurs de Soli­da­ri­té com­men­cèrent dès lors à se pré­pa­rer à la grève active afin d’exer­cer un contrôle sur les moyens de pro­duc­tion et de dis­tri­bu­tion, d’ins­tau­rer une véri­table auto­ges­tion ouvrière et d’im­po­ser une réforme éco­no­mique par le bas, au tra­vers d’un vaste mou­ve­ment de masse.

Simul­ta­né­ment, pour assu­rer l’au­to­dé­fense en vue de la prise en main des entre­prises et de leur ges­tion par les tra­vailleurs, Soli­da­ri­té com­men­ça à pré­pa­rer la mise en place de gardes ouvrières. La ques­tion de savoir qui devait déte­nir le pou­voir – une mino­ri­té pri­vi­lé­giée ou les masses labo­rieuses elles-mêmes – com­men­ça à être dis­cu­tée au sein de Soli­da­ri­té. Une situa­tion direc­te­ment révo­lu­tion­naire sur­git dès lors en Pologne. C’est alors que la hié­rar­chie de l’ar­mée polo­naise déci­da de mener à terme les pré­pa­ra­tifs du coup d’É­tat pour impo­ser sa dic­ta­ture. Pré­pa­ra­tifs qui avaient com­men­cé depuis un an mais aux­quels, diri­geants de Soli­da­ri­té, nous avions prê­té une atten­tion insuffisante.

Aujourd’­hui le recours aux baïon­nettes sur­prime non seule­ment la pos­si­bi­li­té d’un socia­lisme ouvrier et auto­ges­tion­naire auquel aspirent les syn­di­cats libres et les masses labo­rieuses polo­naises, mais éga­le­ment les droits élé­men­taires de l’homme, du citoyen et du travailleur.

La révo­lu­tion polo­naise, qui consti­tue l’une des expé­riences les plus avan­cées et les pus auda­cieuses au monde du point de vue de l’é­man­ci­pa­tion des tra­vailleurs, court le péril de se voir écra­sée. La classe ouvrière et le peuple polo­nais sont déci­dés à résis­ter, mais ils ont besoin d’un appui uni­taire et déter­mi­né de la part des tra­vailleurs du monde entier, et en pre­mier lieu des puis­santes orga­ni­sa­tions syn­di­cales d’Eu­rope occi­den­tale. La défaite de Soli­da­ri­té repré­sen­te­rait leur propre défaite. Ce qui se passe aujourd’­hui en Pologne est l’af­faire de tous les travailleurs.

Z. Kowa­lews­ki,
membre du pré­si­dium de Soli­da­ri­té de la région de Lodz, en exil en France.


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