En 1983, les éditions indépendantes AB de Budapest ont fait paraître un livre intitulé « L’œil et la main ― Introduction à la politique » de Miklos Tamas Gaspar. Nous vous présentons la traduction de la biographie de l’auteur, qui se trouvait sur la jaquette, de l’introduction et de la préface de ce livre. C’est le premier essai d’un point de vue libertaire écrit et publié en Hongrie qui aborde la situation actuelle et qui ne se confine pas à l’histoire. La traduction complète du texte et sa publication est à l’étude.
Il a publié de nombreux articles dans des revues, mais aussi un dialogue dans l’anthologie intitulée « Szövegek és körülméyek » (Textes et Conditions), une collection d’essais intitulée « A teόria esélyei » (Les Chances de la Théorie), et une édition de Descartes commentée (Kriterion Bucarest, Kolozsvàr, 1974, 1975, 1977). Ces dernières années, ses essais importants ont paru surtout dans Hid (Pont) et Uj Symposion (Nouveau Symposium), revues hongroises publiées en Yougoslavie. Il a publié deux essais aux Éditions Indépendantes AB, et trois dans les Magyar Füzetek (Cahiers hongrois), édités à Paris. Ses écrits ont été traduits en plusieurs langues étrangères.
(Miklos Tamas Gaspar est aussi un membre actif et en vue de l’opposition hongroise. Il fait ainsi partie des 19 signataires hongrois de la « déclaration de soutien » publiée en mars 1984 à Budapest à un appel lance conjointement par Solidarność et la Charte 77 en faveur de la libération des prisonniers politiques et de la lutte pour le respect des droits de l’homme. ― note d’Iztok).
Préface
Ce texte est un essai politique et philosophique. Je n’ai pas voulu le charger de citations savantes et de polémiques. Les spécialistes reconnaîtront mes sources, et aussi les œuvres avec lesquelles de toute évidence je ne suis pas d’accord. En majorité, les lecteurs s’intéressent peu à ces divergences d’opinion ― je ne cite d’autres auteurs que pour illustrer mon propos.
Mon point de vue politique est issu de la tradition anarchiste, socialiste, syndicale. Je le dis en guise d’avertissement, car je sais qu’au cours des quatre décennies d’hégémonie de la conception marxiste, cette tradition est presque tombée dans l’oubli et que ne persistent à son sujet que de vagues superstitions. Le lecteur qui voudra bien parcourir mon essai ne pensera sûrement pas que mon scepticisme vis-à-vis de la gauche, historiquement motivé, concerne aussi le socialisme inexistant. Mais il pourrait avoir d’autres suspicions. J’ai fait de mon mieux pour que l’on ne puisse opposer à mes prises de position les arguments d’Alexis de Tocqueville et de Benjamin Constant.
Le lecteur verra qu’il ne s’agit pas d’un calme exposé de théories. Mes pensées sont nourries par la même passion que tous les sentiments de révolte : la limitation de ma liberté par la force me semble moralement inadmissible et humiliante, même si en conséquence de l’anonymat du pouvoir et de la supériorité de sa force, je ne suis pas dans l’obligation de cautionner cette humiliation et de commettre ainsi une action immorale. Quoi qu’il en soit, l’État est un mal : nous devons hâter son dépérissement.
Conclusion, Le « socialisme existant » et le socialisme inexistant
Le « socialisme existant » (l’étatisme redistributif, le collectivisme bureaucratique, la dictature sur les besoins, le capitalisme d’État qui jouit de tous les monopoles, le socialisme d’État « asiatique », la société de type soviétique ― ceux qui y vivent l’appellent : le Système), dans sa forme néo-totalitaire actuelle, représente sans aucun doute un nouveau chapitre de l’histoire de l’injustice. Il faut s’occuper brièvement de changement intervenu en ce qui concerne la légitimation du régime.
L’utilisation de l’idéologie originelle du mouvement « communiste », afin de légitimer le système stalinien, a suscité une curieuse situation qui a perturbé l’opinion de beaucoup de braves gens sur les communistes et l’Union Soviétique. Le communisme devait son succès mondial au fait d’être basé sur le mensonge, tandis que le fascisme annonçait la couleur en toute franchise. Un homme honnête pouvait se dire communiste, car beaucoup d’éléments de l’idéologie du mouvement ― la libération du prolétariat, l’internationalisme, l’adoption « substantielle » du slogan Liberté, Égalité, Fraternité, la dénonciation du statu quo de répression et d’exploitation, la solidarité avec la majorité opprimée, etc. ― semblaient acceptables pour un grand nombre d’âmes pures. Par contre le fascisme, ouvertement brutal et égoïste, d’un élitisme insensé, d’une amoralité orgueilleuse, permettait de comprendre d’emblée qu’il s’agissait d’un mouvement de malfaiteurs. Le masque de conservatisme et d’organisation ajouté à l’assassinat et au pillage ne pouvait plaire aux adeptes de la justice. Par conséquent, les bolcheviks ont séduit une grande partie du monde, mais les éléments indestructiblement libérateurs de leur idéologie ont pu activer de multiples fois l’éclosion de la révolte. Des gens prêts à se sacrifier ont maintes et maintes fois essayé de retourner à l’enseignement originel et pur de l’opposition ouvrière soviétique, des insurgés de Kronstadt et des trotskystes jusqu’aux révisionnistes marxistes des années 50 et 60 en Europe de l’Est et aux révisionnistes de droite et de gauche. Peut-être n’apprécions-nous pas énormément l’enseignement de Marx, pourtant nous devons admettre que l’on pouvait y puiser une instigation à la révolte, même aux époques des pires tyrannies. L’histoire de tout mouvement marxiste est l’histoire du révisionnisme. Ainsi les révoltes contre les systèmes « communistes » sont simplement des luttes morales menées en faveur de la vérité et contre le mensonge.
Naturellement, le « socialisme existant » n’a aucun rapport avec le marxisme. C’est un ancien régime d’un conservatisme congénital qui s’en rend compte de plus en plus consciemment. Bien entendu, on n’hésite pas à parler du peuple, mais un Bourbon, le roi Charles X, l’avait fait également. La nature remplacée par la nécessité économique, la stabilité choisie comme mot d’ordre de la moralité publique, les membres de la nomenklatura et les spécialistes désignés comme l’élite prétendument élue pour exercer un règne paternaliste, la prédominance du parti et le mépris à peine dissimulé des misera plebs contribuens, ne sont pas des nouveautés.
Mais un nouveau problème a surgi : le marxisme a déçu presque en même temps les privilégiés et les opposants. Tous les critiques du « socialisme existant », les réformistes révisionnistes et les « conspirateurs » gauchistes, avaient dans le passé essayé de « prendre au mot » le système. Ils ne le font plus. La nouvelle opposition démocratique en Europe centrale et de l’Est n’est plus marxiste (à l’exception peut-être de la RDA), et ne peut l’être. Par conséquent, il n’y a plus de dénominateur commun entre l’idéologie du pouvoir et celle de l’opposition ; les deux parties ne peuvent plus mener une discussion, même illusoire, sur la légitimation. Nous n’avons pas grand-chose à espérer de la discussion entre les conservateurs au pouvoir et ceux de l’opposition, car ces derniers préféreraient simplement une variation de l’élite étatique appartenant à une tradition culturelle différente (élite théocratique, élite des intellectuels nationalistes, etc.) laquelle n’apporterait rien de plus que des querelles partisanes.
Évidemment, cette situation a aussi un avantage : le langage de la pensée politique ne peut plus être le jargon marxiste des initiés dont l’utilisation adroite permettait d’entrer dans la vie publique. Le cercle s’est refermé. Les reproches subtils et scolastiques des hérésies marxistes ne nourrissent plus la pensée oppositionnelle. Il faut recommencer du début, envisager les faits et les idées sans préjugés généralement acceptés.
Ce qui précède indique que j’ai choisi le socialisme libertaire qui correspond à mes convictions. Le socialisme libertaire n’est ni une hérésie, ni la conception de l’une des sectes révisionnistes, car il se rattache au socialisme latin, à l’anarchisme, à l’anarcho-syndicalisme ― et il sympathise avec la sociale-démocratie en tant que mouvement d’ordre pratique. Mais ces traditions séduisantes ne couvrent pas tout son contenu qu’il doit justifier par lui-même. Le maintien du mot « socialisme » (les gens bornés pourraient se tromper) exprime ma fidélité aux revendications des opprimés de la société moderne, mon acceptation de l’esprit de solidarité et de la tradition de l’internationalisme anti-étatique. De ce point de vue je suis comme tout hongrois, socialiste et démocrate, l’élève d’Ervin Szabó, il ne s’agit donc pas d’une position doctrinaire.
Le socialisme inexistant, le vrai socialisme, rejette le « socialisme existant » car celui-ci n’offre aucune garantie contre le règne de l’élite étatique et contre l’inégalité. Il ne fait de concessions de temps à autre que dans l’intérêt de sa propre stabilité. Le pouvoir de l’État dans le « socialisme existant » n’est limité que par l’économie secondaire, la propagation des méthodes du « lobbying », la corruption, ainsi que la dépendance économique de l’Occident, les considérations militaires et la crainte de la perte de prestige. Le « socialisme existant » est la culture de l’oppression et de la servilité, mais celle-ci n’a pas eu le temps de devenir une culture aristocratique. Les leurres et les mensonges « égalitaires » du bolchevisme originel permettent aux maîtres-penseurs officiels d’échapper aux scrupules moraux qui assaillent parfois les conservateurs élitistes : plus ils prennent le parti de l’injustice et des privilèges de classe de la « religion de l’égalité », plus ils se croient souples, progressistes et libéraux. Et pourtant la fausse note égalitaire ouvriériste n’est chantée dans le chœur de l’État que par quelques dinosaures en voie de disparition.
« Introduction à la politique » signifie aussi dans le cadre du « socialisme existant » tenter d’introduire la politique. Car dans le « socialisme existant », on peut envisager de nombreux moyens pour résoudre les conflits et les maux sociaux, à l’exception de la politique. Des résolutions administratives et étatiques ou des solutions individuelles sont possibles, mais la confrontation publique des arguments et des forces de la communauté, la réflexion et la décision libres et publiques de la communauté sont exclues. L’homme privé ne peut jamais savoir à quel moment son aspiration légitime d’acquérir certains avantages ― du bien-être, du temps libre, son développement corporel et intellectuel, de l’influence, du renom, de la sympathie, des relations, la possibilité de se déplacer, la satisfaction de sa curiosité et de son désir d’apprendre ― deviendra injuste parce que dans ce système on ne peut pas évaluer les aspirations car l’existence, la consistance et l’étendue des privilèges sont des secrets. Ainsi la compensation devient impossible : personne ne peut savoir à qui a pu nuire l’un de ses acquis. La compensation et son équivalent moral, la réconciliation (la base archaïque de toute justice) sont inimaginable.
La différence entourée de secret corrompt cette société d’une façon quasi inégalée (d’ailleurs, cela déstabilise un peu aussi la pensée de la nouvelle opposition démocratique : l’indépendance de l’esprit, la liberté de jugement, penser « différemment », sont-ce des privilèges injustes que l’on peut compenser ? Je ne le crois pas mais je ne peux pas en apporter la preuve). Comme on ne peut acquérir des avantages que par des moyens et des chemins informels et secrets (en dehors de l’appartenance à l’élite étatique, du conformisme et de la servilité), l’action fructueuse, dictée par le désir justifié d’améliorer sa vie, n’a pas de normes connues. Mais les normes des avantages acquis à l’aide du conformisme ne sont pas connues non plus, les normes diffusées publiquement sont tout simplement invraisemblables. Dans toute société, aussi imparfaite et tachée de crime qu’elle soit, et même dans celles où la morale revêt la forme d’une exigence sans espoir, il doit y avoir un lieu public ― appelons-le symboliquement agora ― où l’on peut évaluer les privilèges et les désavantages pour découvrir la raison et le degré des inégalités, où il faut justifier et faire approuver les décisions officielles, où les gens se rencontrent pour se mettre d’accord au sujet du moindre mal, pour convaincre et se laisser convaincre. Pour être en mesure de formuler simplement l’exigence d’une moralité publique, il faut que fonctionne au moins le symbole d’une agora, qui n’est peut-être qu’une illusion, mais qui vaut mieux que rien.
Le « socialisme existant » interdit non seulement l’agora, mais aussi son symbole illusoire, à la grande surprise d’un courant important du marxisme révolutionnaire, des communistes favorables aux conseils ouvriers (Korsch, Pannekoek, Mattick, Rühle). Car c’était dans l’intérêt de la démocratie directe des conseils qu’ils avaient rejoint le mouvement ; par la suite, ils n’ont cessé de le critiquer, avec perspicacité et rudesse.
Sans agora, il n’y a pas de vie politique, on ne peut parler que d’une espèce d’administration publique, naturellement inefficace, négligente, corrompue et tyrannique. De façon caractéristique, le mot « politique » signifie tout simplement « État » dans la langue hongroise officielle de nos jours. « La politique adopte l’opinion…» écrit-on, ou « les points de vue de la politique culturelle » (ce sont les points de vue de l’État, à la fois mécène et censeur). Pour les scribes de la presse du parti, la politique est un ministère, un organisme, une autorité suprême, ce n’est pas une activité.
Ce que décrit Castoriadis dans « La société instituante » et dans « Au carrefour du labyrinthe », d’une façon nuancée et précise, a aussi des conséquences intellectuelles et morales. L’opinion publique croit que la justice et l’équité sont des visions fiévreuses de rêveurs fanatiques car on ne les a jamais évaluées et exercées sur la place publique. Les gens croient que les seigneurs et les serviteurs ont toujours existé et existeront toujours ; ils savent aussi que s’ils le déclarent par rapport au « présent socialiste » et à « l’homme socialiste », des ennuis les attendent, mais aussi qu’ils auraient des ennuis s’ils n’en tenaient pas compte dans la vie pratique. L’opinion publique sait que le citoyen sans défense ne peut tenir tête au pouvoir que par la tricherie et le mensonge ― les limites s’effacent entre la révolte et la malhonnêteté astucieuse. Mais les maraudeurs et les voleurs de nos jours sont plus rarement des brigands au grand coeur et distribuent peu souvent le butin parmi le peuple. Voudraient-ils le faire, dans le « socialisme existant » le peuple n’est plus qu’une réminiscence de l’idéologie préhistorique.
Le socialisme inexistant, le vrai, aspire avant tout à une agora où il puisse être pesé. De ce point de vue, le vrai socialisme veut la même chose qu’un démocrate libéral. Mais sur l’agora symbolique, il veut présenter ses propres propositions, ce qu’il trouve juste. Il trouve juste ce qui est bon pour tous. Il désire la justice et il souhaite la réconciliation. Il pense que la justice apportera du bien-être même à ceux qui ont profité de l’injustice. Mais il n’annonce pas le pardon : pardonner est un acte d’orgueil.
Nous sommes des êtres pensants, nous avons le droit de prendre la place du secret et d’utiliser notre cerveau pour trouver la bonne voie et pour mieux vivre. Nous ne pouvons nous contenter de moins. Car commande à notre coeur le mot dont la signification a été redécouverte pour nous tous par les ouvriers polonais : la solidarité ― ciel nouveau, terre nouvelle, Jerusalem nouvelle.
Gáspár Miklós Tamás
(traduit du hongrois par Véronique Charaire)