Le surréalisme n’est pas le phénomène purement et simplement culturel à quoi on se plaît à le ramener. Ce mouvement s’était proposé dès le départ un but bien plus vaste et autrement passionnant qu’un simple bouleversement en matière picturale et littéraire.
S’il nous a semblé intéressant d’aborder le thème du surréalisme dans Iztok, c’est en fonction de la dimension extra-culturelle du mouvement, c’est-à-dire en fonction du projet qui est à la racine du surréalisme, celui, selon le mot de Rimbaud, de « changer la vie. » Les textes composant le dossier attesteront, espérons-nous, cet aspect essentiel du surréalisme.
Bien que l’influence du surréalisme soit sensible en Pologne et en Hongrie, notre enquête ne porte que sur la Yougoslavie, la Tchécoslovaquie et la Roumanie : nous avons délibérément écarté les pays où l’influence du surréalisme n’a pas dépassé le cadre étroit de la pratique individuelle pour ne retenir que ceux où le surréalisme s’est manifesté en tant que phénomène collectif (du reste, la situation est identique avant et après la guerre).
Quel a été le destin du surréalisme en Yougoslavie, en Tchécoslovaquie et en Roumanie, dans les nouvelles conditions créées par la « libération » de ces pays par l’Armée rouge, puis par leur stalinisation ?
Durant l’immédiat après-guerre, qui constitue une période transitoire de relative liberté pour l’ensemble des démocraties populaires, la vie culturelle apparaît riche en initiatives, diverses et turbulentes, traversée qu’elle est, notamment, par le débat entre réalisme et surréalisme et celui entre réalisme et art abstrait. À partir de 48, du fait de la satellisation de ces pays par l’URSS, la vie culturelle s’appauvrit progressivement, le parti s’arrogeant le droit absolu de la diriger (cela se vérifie y compris en Yougoslavie malgré l’échec de l’opération de colonisation menée par Staline).
En Roumanie, pendant les années 45 – 47, le groupe surréaliste fait montre d’une activité aussi méconnue qu’originale. Ainsi Trost s’en prend-il au « maniérisme surréaliste» ; G. Luca propose « l’érotisation sans limites du prolétariat » comme mode d’agitation générale et tente d’inventer de « nouveaux désirs ». Mais en 47, le groupe est contraint au silence par une censure totale (interdiction du recueil « le blanc de l’os » de G. Naum) et, les uns après les autres, les surréalistes s’exilent : Trost dès 48, puis Luca en 52 et Paun en 61, Naum enfin, sauf Teodorescu qui devint le chantre du premier camp de travail forcé en Roumanie et continue depuis en écrivant des odes à Ceausescu. Nous donnerons dans le prochain numéro quelques extraits des textes surréalistes de cette époque.
En Yougoslavie, pendant et après la guerre, seul le groupe théâtral La Compagnie des Jeunes réuni autour de Radovan Ivsic témoigne dans ses recherches de préoccupations qui sont celles du surréalisme. En 48, le réalisme-socialiste s’impose en Yougoslavie comme partout ailleurs en Europe de l’Est et finit par rendre impossible les activités de la Compagnie des Jeunes. Le climat de relative tolérance, qui s’est instauré depuis (mais jusqu’à quand?) fait qu’actuellement le surréalisme est, sous forme d’une inoffensive esthétique de l’insolite, officiellement admis. Diverses expositions, à Belgrade en 69 par exemple, et publications, ainsi la revue Vidici dans son numéro de novembre 79 (« Marxisme, surréalisme et création ») en font foi. Cela peut encore aller plus loin, puisque la radio d’État a programmé en septembre 79 une traduction intégrale des Entretiens de Breton tous les dimanches à heure de grande écoute. Positivement, ce climat rend aussi possible des interventions comme celles que nous publions ci-après.
Le surréalisme en Tchécoslovaquie a connu après la guerre une évolution différente de celle des surréalismes serbe et roumain, puisqu’il s’est d’une certaine façon perpétué jusqu’à aujourd’hui. En 45, on assiste à une reprise rapide des activités d’exposition et d’édition. Après le Coup de Prague, la nouvelle politique culturelle imposant le réalisme-socialiste comme dogme met un terme pour plusieurs années à toute activité publique. Malgré les condamnations publiques du Nadrealisme slovaque et de Karel Teige (disons le Breton tchèque) en 50 puis la mort de celui-ci en 51 (il était le seul surréaliste du groupe de 34 à être demeuré à Prague), par delà les mises en question successives du surréalisme en 51, 53 et 58 et quoi qu’elle s’éloigne plus ou moins selon les cas du surréalisme, l’activité théorique et artistique se poursuit. En 66, une partie du groupe rassemblé autour d’Effenberger s’identifie à nouveau au surréalisme et renoue contact avec le groupe de Paris. Profitant d’une relative libéralisation, le groupe se manifeste publiquement entre 66 et 69. Puis c’est le rétablissement de la censure, le deuxième numéro d’Analogon, revue surréaliste, est interdit. Depuis le groupe de Prague poursuit ses recherches à huis clos. Dans le prochain numéro, nous reviendrons sur l’évolution du surréalisme en Tchécoslovaquie et nous présenterons un certain nombre de productions récentes.
Pour conclure, on peut dire que l’étouffement des mouvements surréalistes ne représente qu’un cas particulier de l’anéantissement de l’ensemble de la vie intellectuelle. Cependant l’élimination du surréalisme comporte une signification historique particulière et lourde de conséquences sur le contenu des mouvements d’émancipation à l’Est. À l’absence de groupe porteur du projet de subversion de la vie quotidienne et agissant dans ce sens correspond une contestation qui en reste seulement au niveau politique. Une telle situation ne laisse pas d’être inquiétante, lorsqu’on songe au poids dont a pesé le christianisme sur le mouvement révolutionnaire polonais. Car il est clair que cette faiblesse, qu’on l’explique à la manière des sociologues par le catholicisme ontologique des Polonais ou qu’on l’esquive comme le fait l’auteur de La Contre-révolution polonaise par ceux qui l’ont faite, trouve en grande partie son explication dans l’absence tragique de revendication au niveau des moeurs, absence qui a laissé le champ libre à une morale aussi rétrograde que la morale chrétienne.
D.S.
Surréalisme et anarchie, bibliographie :
– Surréalisme et anarchie, José Pierre, Plasma, 1983.
– Surréalisme et anarchisme, Pietro Ferrua, 1982.
– « La claire tour » in La clé des champs A. Breton, réed. Pauvert, 1967.
– André Breton, M. Bonnet, Corti, 1975.
– « Anarchie » in L’Arc no91 – 92, éd. Le jas, 1984.
– Position politique du surréalisme, A. Breton, Belibaste, 1970.
– Ode à Charles Fourier, A. Breton, Klincksieck, 1961.