« Il faut renforcer la famille en tant que cellule de base de la société » disait Ceausescu dans un récent discours en s’empressant d’ajouter que l’on ne saurait « concevoir une famille sans enfants. » La « Lettre…» qui suit décrit dans le détail les multiples conséquences du natalisme forcené de la direction national-communiste roumaine. Nous l’avons traduit de la revue roumaine en exil Lupta (nº15, avril 1984 ; 125, Bureaux de la Colline, 92213 Saint Cloud).
Quelques précisions : à part le préservatif (souvent introuvable sur le marché), il n’y a pas de moyens contraceptifs en Roumanie (pilule, stérilet,…). L’avortement y est très rigoureusement interdit. Voici à titre d’exemple une information courante dans les rubriques « faits divers » de la presse roumaine : « Pour ses agissements, Z.B. a été jugée et condamnée à 9 ans de prison et les femmes qui avaient sollicité et consenti la provocation illégale de l’avortement ont été jugées et condamnées à leur tour à des peines de privation de la liberté allant de 8 mois à 3 ans. » (Cronica, 16 mars 1984)
Par natalité d’une population, on entend le nombre de nouveaux nés vivants pour 1000 habitants pendant une période déterminée ; par mortalité, le nombre de décès pour 1000 habitants pendant cette même période. La différence s’appelle taux de croissance de la population. C’est la baisse de ce taux qui désespère de plus en plus la direction du parti. […]
En Roumanie, tout le monde connaît le coupable de ce phénomène. Je voudrais argumenter plus concrètement sur le caractère mensonger et délibéré de l’implication prioritaire du corps sanitaire, par la direction du parti, dans un processus conditionné surtout par des facteurs économiques sociaux et politiques. De cette manière, la direction du parti fait endosser au corps médical et sanitaire l’erreur impardonnable d’avoir ruiné économiquement et socialement, ainsi que biologiquement selon les apparences, une nation autrefois florissante. Et pour combler le tout, elle réclame également le miracle d’une solution médicale à ce drame. […] Voilà comment on voit cette situation depuis le cabinet du médecin. […]
Les jeunes des deux sexes sont nettement plus mûrs que les générations précédentes et lorsqu’ils consultent le médecin à 18 – 20 ans, c’est d’habitude pour le traitement de maladies aiguës ou pour la contraception, car ils quittent l’école sans aucune préparation dans ce domaine. Lorsque nous leur recommandons, dans ce contexte, de se marier, ils nous répondent, à quelques nuances près sur le plan de l’expression, mais promptement, par les questions suivantes : « Où allons nous habiter ? », « Avec quoi allons-nous nous entretenir, nous et nos enfants ? ». Et nous savons qu’ils ont raison.
Les filles, même celles du milieu rural, sont beaucoup plus conscientes que leurs mères et leurs grands-mères et souhaitent une vie plus confortable, ce qui est naturel. Exiger qu’elles se marient à 18 – 20 ans, comme dans le passé, ce serait aujourd’hui une cruauté, dans la pauvreté de ces « années lumières ».
Les filles et les femmes de la campagne travaillent dur, tellement dur qu’elles doivent oublier qu’elles sont femmes, puisqu’elles ont à porter sur leurs épaules au même titre que les enfants et les vieillards la « révolution agraire », afin que les hommes fassent l’inévitable navette en ville. Ils accomplissent, eux, le paradoxe communiste qui est de ramener le pain de la ville à la campagne, tandis que les paysannes fonctionnent comme « paysans ». Ce n’est donc pas étonnant si elles ne veulent pas ou ne peuvent pas (physiquement) mener à terme une grossesse. Tout médecin de campagne connaît cela par cœur, de même que les médecins d’entreprise, de la ville, connaissent la vie des ouvrières des usines.
Dès leur jeune âge, les ouvrières de la ville sont très fatiguées à cause des normes, des récupérations du retard le dimanche. Mal nourries de surcroît, leur désir de fonder un foyer comme leur capacité de reproduction ont beaucoup à souffrir. Les médecins d’entreprise reçoivent continuellement des instructions énergiques ― de la part de la direction de l’entreprise et du Ministère de la Santé ― afin de n’accorder les arrêts maladie seulement dans des « conditions exceptionnelles ». Une femme qui se plaint au cabinet d’un épuisement dû à une ménorragie d’effort (ce qui est parfois l’expression d’un avortement spontané à 2 ou 3 semaines), ce n’est pas une « situation exceptionnelle ». Au lieu de lui accorder un arrêt maladie, le médecin est contraint de l’envoyer chez le gynécologue, auquel il ne restera plus à constater que la femme « n’est pas enceinte », et c’est tout. La cause réelle de la situation demeure pendant les mois qui suivent et la femme n’ira plus au cabinet médical non plus, vu qu’elle n’a rien de bon à en attendre.
Il y a des entreprises, comme l’Usine de Machines-Outils de Bucarest et la Filature Roumaine de Coton, où les salariées n’osent pas se présenter sans avoir de la température au cabinet, si malades soient-elles. Elles finissent chez nous, médecins des polycliniques et des hôpitaux, dans des situations inadmissibles en milieu urbain. Là, elles avouent avoir ajourné leur visite afin de ne pas s’absenter du travail, même pour des raisons justifiées, par crainte des « restructurations ». Sur la liste des « restructurations » des quatre entreprises dont proviennent nos malades, les femmes sont les plus nombreuses, notamment celles qui ont des maris salariés et qui peuvent donc être entretenues. Les célibataires, elles, sont plus rassurées évidemment pour leur emploi. Les autres, qui ont appris du socialisme qu’elles sont égales aux hommes et qui ont travaillé en conséquence, se rendent compte qu’elles sont de nouveau dépendantes matériellement, désorientées au sein de leurs propres familles, déracinées de manière aberrante de la campagne (également par le socialisme), insuffisamment intégrées dans la surpopulation industrielle. Elles n’ont aucune raison de désirer des enfants. Comment le médecin ou la sage-femme pourraient-ils les persuader qu’en ayant des enfants, elles seraient plus heureuses ?
Étant donné qu’elles ne peuvent plus, conformément au décret 770 récemment « amélioré », recevoir des conseils confidentiels et sincères allant dans le sens de leurs options personnelles, comme il serait normal de la part de leur médecin, les femmes arrivent à des « échanges d’expériences » pour ainsi dire, très empiriques et dont les résultats peuvent leur être fatals. Elles adoptent des solutions les plus étranges, supposées spermicides, qui sont parfois corrosives et même cancérigènes, ou tentent des méthodes d’avortement les plus barbares. Beaucoup d’entre elles tombent sous la coupe d’accoucheuses improvisées dans des cuisines ou des caves clandestines, car le personnel qualifié ne s’expose presque jamais à de tels risques réciproques.
Ce n’est pas étonnant que l’état de nombreuses femmes soit dégradé par de telles situations. La plupart arrivent à l’hôpital dans un état plus ou moins grave. Depuis quelques temps elles se font hospitaliser le plus tard possible, parce qu’elles ont appris grâce à l’expérience des autres et à la presse qu’avant d’être admises, elles doivent subir une enquête très poussée du parquet, qui prolonge délibérément leur douleur, leur hémorragie et leur stress. Quels sentiments peut éprouver la femme qui est emmenée par l’ambulance à « l’inquisition » avant de recevoir tout secours médical ? Dans le cas, courant, d’un avortement infecté, chaque instant perdu peut être fatal. Dans ces circonstances, le nombre de décès dû à une infection post-abortive a quasiment doublé. Il suffit de jeter un coup d’œil avisé sur la rubrique nécrologique des journaux pour se faire une idée du nombre de jeunes femmes mortes parce qu’elles n’ont pas voulu, et surtout parce qu’elles ne veulent plus, devenir mères. D’autres femmes meurent en raison du fait que la grossesse ou l’accouchement n’étaient pas recommandés dans leur cas (à cause de différentes maladies). Et ceci parce que les commissions d’approbation des avortements tergiversent au-delà de 4 mois, conformément à des instructions non écrites mais fermes émanant de la direction du parti.
Au printemps dernier, la camarade Alexandrina Gainuse, ministre de la Santé, lors de la réunion de la commission démographique, transmettait une indication de la « direction supérieure » selon laquelle les médecins des commissions d’approbation des avortements doivent réserver leurs décisions jusqu’à la « limite de la viabilité maternelle. » Littéralement ! Et sans commentaire. Cette idée, à laquelle s’ajoute l’obligation civique de faire des enfants pour le « destin de notre nation », me fait penser à l’époque où, adolescent, j’entendais à Radio Berlin le délire adressé aux Aryens par leur « fils le plus aimé ». […]
N. Ceausescu reconnaît dans un discours que sur les 420.000 avortements enregistrés en 1983, 9% seulement faisaient suite aux recommandations des médecins. Pourquoi donc son Altesse ne se préoccupe-t-elle pas des 91% restant, qui ne sont pas dûs à des raisons médicales ? Pourquoi ne donne-t-il pas le nombre exact des mères décédées au cours de cette même période ? Pour elles aussi, il aurait peut-être pu récolter des « applaudissements tumultueux », comme on dit dans les journaux.
Les médecins et les infirmières sont critiqués et menacés à cause de la situation démographique « inadmissible ». Ceux qui osent expliquer de manière réaliste la situation et ses causes reçoivent la réponse-type : « Vous devez chercher des solutions médicales, le reste n’est pas votre affaire. » Et lors des réunions suivantes sur le thème des « facteurs de responsabilité », ceux qui avaient osé dire quelque chose sont omis des listes des invités. De l’expérience de nombreuses têtes éclairées tombées dans de pareilles circonstances, les lâches et les opportunistes apprennent à recevoir et à approuver n’importe quelle indication, sans la moindre réplique. C’est ainsi que l’on nous a transmis, à tous les médecins, la recommandation de convaincre les familles d’avoir des enfants, de la part de la « haute tribune ». […]
La mortalité infantile est un indicateur fidèle du niveau de vie, et si je disais qu’en Roumanie cet indicateur est vingt fois plus important qu’en Suède, je serais, je pense, tout à fait convaincant. En passant outre les mauvaises conditions matérielles des maternités (les très basses températures dans les salons, les salles d’attente et d’opération, l’alimentation en dessous de toute critique et l’interdiction de l’améliorer avec des produits provenant de l’extérieur), la mère, comme toutes les mères, espère qu’au moins ça ira bien pour le nouveau-né. Mais hélas, ces deux ou trois dernières années, il y a eu de longues périodes pendant lesquelles le savon et l’alcool faisaient défaut dans les maternités. Cela semble incroyable, mais ceux qui ont été hospitalisés dernièrement le savent parfaitement. Ce qu’ils ignorent et que nous, le personnel médical, savons très bien, c’est que dans les hôpitaux, les polycliniques et les dispensaires, même dans la capitale, on ne fournit qu’un quart de la quantité obligatoire de substances (détergents, chloramine…) pour le nettoyage et la désinfection de base. Si l’on ajoute l’économie d’électricité étendue jusqu’à la stérilisation des instruments, on ne s’étonnera point du nombre important de mères et d’enfants qui quittent la maternité… avec des infections. Certains enfants qui sortent des maternités meurent quelques mois après, à cause justement de ces infections dues aux conditions précaires d’hygiène. Et c’est ainsi que le taux démographique baisse.
À défaut d’une alimentation adaptée à l’âge, d’une température ambiante normale pour le nouveau-né, pourvu parfois par la maternité de la « dot » bactériologique évoquée plus haut, que va devenir le petit enfant mis au monde par les sentiments les plus patriotiques ?
Qui pourra accomplir le miracle d’augmenter la natalité et de faire baisser la mortalité sans améliorer les conditions de vie de la mère et de l’enfant, sans les médicaments de base, sans une éducation sanitaire intense utilisant les moyens d’information de masse, sans une stérilisation correcte et sans le désir légitime des couples d’avoir des enfants ? Si c’est cela que vous espérez, c’est de sorciers et non de médecins dont vous avez besoin […]
Ceux qui vous promettent un tel miracle sont les chefs médicaux promus tels par les adeptes de Mitchourine du parti grâce à l’anti-sélection. Ceux qui aiment leur fauteuil au point de faire tout ce qu’on leur demande, indépendamment des conséquences à l’échelle nationale de ce qu’ils ont approuvé et promis. Ceux qui ont soulevé honnêtement les problèmes afin de trouver de véritables solutions lors des réunions précédentes ne se retrouvent plus parmi les orateurs des travaux de la réunion plénière du Conseil Sanitaire Supérieur. […]
Un médecin anonyme