La Presse Anarchiste

Le surréalisme en Tchécoslovaquie

« Et dans ce décor de cime­tière, je vou­drais des­si­ner ton por­trait, le visage de mon amie de la mer, son image gra­vée dans le mur déla­bré, cou­vert de fis­sures, mouillé par la pluie, imbi­bé d’eau, fen­du par la tem­pête, souillé par le temps. »

Jin­drich Styrs­ky (Le Monde devient tou­jours plus petit)

Si j’ouvre cette pré­sen­ta­tion du sur­réa­lisme en Tché­co­slo­va­quie par les lignes qui pré­cèdent, c’est qu’outre leur charge de « beau­té convul­sive » il s’y lit déjà l’ac­cent déses­pé­ré qu’a pris l’en­tre­prise de chan­ger la sen­si­bi­li­té humaine dans un monde entiè­re­ment domi­né par le mal­heur. Ce monde avait sin­gu­liè­re­ment rétré­ci en 1942, l’an­née où mou­rut Jin­drich Styrs­ky, qui compte par­mi les explo­ra­teurs du rêve les plus har­dis depuis Lau­tréa­mont et qui dans ses écrits, ses col­lages, ses pein­tures n’a ces­sé de sillon­ner l’autre ver­sant de la vie en véri­table spé­léo­logue du psy­chisme humain. Sur­ve­nant huit ans jour pour jour après la fon­da­tion du mou­ve­ment le 21 mars 1934, cette mort clôt, de façon non uni­que­ment sym­bo­lique, la plus belle phase, aven­tu­reuse et créa­trice, du sur­réa­lisme tchèque. La domi­na­tion nazie puis la domi­na­tion sta­li­nienne qui depuis près d’un demi-siècle assurent par leur main­mise sur la ville de Prague l’as­phyxie du centre de gra­vi­té de l’Eu­rope ne pou­vaient que s’en prendre au mou­ve­ment le plus éman­ci­pa­teur qui fût en ces lieux. On ver­ra plus loin dans quelle mesure cette « exter­mi­na­tion morale », pour reprendre l’ex­pres­sion de Bre­ton dési­gnant le réa­lisme socia­liste, a réus­si. Pour le moment, repor­tons-nous à l’is­sue de la pre­mière guerre mon­diale, en 1920, dans la Prague reten­tis­sant du rire liber­taire de Hasek et momen­ta­né­ment indemne des visions pro­phé­tiques de Kafka.

Alors que dans les pays voi­sins, en Alle­magne, en Suisse, en France, l’a­vant-garde artis­tique enga­gée dans le mou­ve­ment Dada dirige la révolte contre l’art lui-même, les Tchèques vont pas­ser direc­te­ment du cubisme à des pré­oc­cu­pa­tions proches du construc­ti­visme, tel que l’illus­trent en Rus­sie des artistes conne Tat­lin ou El Lis­sits­ky ou le groupe LEF. L’as­so­cia­tion d’a­vant-garde Devet­sil, fon­dée en 1920 par Karel Teige, regroupe de jeunes peintres, archi­tectes, poètes adeptes du mar­xisme révo­lu­tion­naire. Dans un texte de 1921, « Images et pré-images », Teige le for­mule clai­re­ment, l’art doit s’at­ta­cher à la trans­for­ma­tion du monde : « Tout le tra­vail créa­teur de l’homme se trouve aujourd’­hui devant une tâche géante : construire un monde nou­veau. Per­sonne ne pour­ra appor­ter de nou­velles pro­po­si­tions dans l’art moderne qui ne seraient en même temps des plans pour une vie nou­velle, pour une orga­ni­sa­tion nou­velle du monde ». Très vite cepen­dant, sous l’in­fluence du poète Vite­slav Nez­val et sur­tout du peintre Styrs­ky et de sa com­pagne Toyen, jeune anar­chiste de vingt ans auteur de des­sins éro­tiques, une ten­dance com­plé­men­taire s’af­firme dans Devet­sil, fon­dée tant en poé­sie qu’en pein­ture sur l’ex­ploi­ta­tion ration­nelle des res­sources inépui­sables de l’in­cons­cient. Il appa­rait évident que pour chan­ger le monde il faut aus­si chan­ger la sen­si­bi­li­té de l’homme qui opé­re­ra cette trans­for­ma­tion. Ce sera là en quelque sorte le pro­gramme du poè­tisme dont les mani­festes rédi­gés en 1924 quelques mois avant le Mani­feste du Sur­réa­lisme contien­dront des pro­po­si­tions conver­geant remar­qua­ble­ment avec celles que for­mu­lait au même moment André Bre­ton. Une des décou­vertes fon­da­men­tales com­munes aux deux mou­ve­ments rési­dait dans la pra­tique des asso­cia­tions libres comme essence de la pra­tique poé­tique. L’ar­ticle de Nez­val, « Le Per­ro­quet sur la moto­cy­clette », nous donne cette défi­ni­tion : « Asso­cia­tion : alchi­mie plus rapide que les ondes radio. Elle est aus­si tota­le­ment natu­relle que la cir­cu­la­tion san­guine. Ce sont des étin­celles qui sautent d’une étoile à l’autre. Forme par­ti­cu­lière de la pen­sée à l’heure où nous nageons dans l’A­che­ron, atti­rés par des monts magné­tiques dont les pers­pec­tives s’ouvrent à nos yeux. Che­vau­chée sur le manège d’une grotte qui enferme l’ombre entre des oasis vitrées, entre des bou­quets de lumière et des canons à eau. » On retrouve ici, énon­cée en d’autres termes, la fameuse défi­ni­tion de l’i­mage poé­tique comme rap­pro­che­ment de deux réa­li­tés aus­si dis­tantes que pos­sible, pro­po­sée par Rever­dy et reprise par Bre­ton ; seul le mode auto­ma­tique, échap­pant au contrôle de la conscience, du sur­gis­se­ment de l’i­mage fait défaut dans la théo­rie poé­tiste. Reve­nant en 1936 sur cette période, le même Nez­val résume, dans un texte ana­ly­sant le dépas­se­ment par le sur­réa­lisme du poé­tisme, quels furent les fon­de­ments de celui-ci : « La poé­sie n’est pas et n’en­tend pas être la ser­vante de l’i­déo­lo­gie. L’i­déo­lo­gie ratio­cine, alors que la poé­sie est l’ex­pres­sion de l’i­ma­gi­na­tion. Le but de la poé­sie, selon le poé­tisme, est d’être poé­sie, jeu de l’i­ma­gi­na­tion et nour­ri­ture de l’i­ma­gi­na­tion, joie de la pen­sée. L’i­déo­lo­gie et toutes les exi­gences de la logique sont des poids morts pour l’art poé­tique qu’elles troublent et brouillent en l’ar­ra­chant au jeu du merveilleux. »

Pen­dant du poé­tisme en pein­ture, l’ar­ti­fi­cia­lisme fut théo­ri­sé dès le début par Styrs­ky comme « conscience abs­traite de la réa­li­té ». « L’ar­ti­fi­cia­lisme ne nie pas l’exis­tence de la réa­li­té, mais ne tra­vaille pas avec elle. Son inté­rêt se concentre sur la Poé­sie… L’ex­té­rieur est défi­ni par des per­cep­tions poé­tiques de sou­ve­nirs. Par les sou­ve­nirs de sou­ve­nirs. L’i­ma­gi­na­tion ne débar­rasse de ses liens avec le réel. » On a cru voir dans l’ar­ti­fi­cia­lisme une forme pré­mo­ni­toire de l’abs­trac­tion lyrique, mais ce point de vue réduit sin­gu­liè­re­ment la por­tée du mou­ve­ment tchèque : mis à part une ana­lo­gie toute for­melle résul­tant d’un par­ti-pris non-figu­ra­tif com­mun, l’ar­ti­fi­cia­lisme va d’emblée plus loin, en en appe­lant par une véri­table alchi­mie des formes à des émo­tions qui trans­cendent le tableau : « Le tableau arti­fi­ciel » dit Styrs­ky, « nous offre des émo­tions poé­tiques qui ne sont pas seule­ment d’ordre optique. Il n’ex­cite pas notre sen­si­bi­li­té dans le seul domaine visuel. Il arrache le spec­ta­teur à l’or­nière de son ima­gi­na­tion quo­ti­dienne, il ren­verse le sys­tème et le méca­nisme de la logique des idées. »

Mal­gré la proxi­mi­té des points de vue, l’at­trait exer­cé sur les Tchèques par les recherches sur­réa­listes et le séjour de quatre ans que feront à par­tir de 1925 Styrs­ky et Toyen à Paris, arti­fi­cia­lisme et poé­tisme pour­sui­vront leur déve­lop­pe­ment propre pen­dant plu­sieurs années. La décou­verte de Lau­tréa­mont par Styrs­ky, qui consacre en 1928 un cycle de des­sins aux Chants de Mal­do­ror, fixe­ra de façon déci­sive son inté­rêt pour l’o­ni­risme et l’in­ves­ti­ga­tion de l’in­cons­cient, et le rap­pro­che­ra impé­rieu­se­ment du sur­réa­lisme. « Regar­der » dira-t-il « cela signi­fie aus­si dans une cer­taine mesure être aveugle, car il y a des pay­sages visibles et des pay­sages invi­sibles ». D’autre part, l’a­dop­tion dans le Second Mani­feste des thèses du maté­ria­lisme dia­lec­tique per­met d’é­ta­blir avec les Tchèques un ter­rain idéo­lo­gique com­mun. En 1930 V. Nez­val crée une revue Le Zodiaque, d’ins­pi­ra­tion net­te­ment sur­réa­liste, où l’on trouve à côté de poèmes et de repro­duc­tions de tableaux, des études de Freud et d’Ot­to Rank, et sur­tout la tra­duc­tion inté­grale du Second Mani­feste. Dès lors les cla­ri­fi­ca­tions et les regrou­pe­ments néces­saires s’o­pèrent : Devet­sil éclate ; Styrs­ky lance en 1930 la Revue Éro­tique où parai­tront notam­ment des enquêtes sur l’a­mour, et fonde les Édi­tions 69 qui publie­ront Jus­tine de Sade et ses propres textes, col­lages et pho­to­mon­tages éro­tiques ; le 21 mars 1934 enfin Toyen, Styrs­ky et Nez­val fondent le groupe sur­réa­liste de Tché­co­slo­va­quie, que Karel Teige rejoin­dra quelques mois plus tard. Du même coup les échanges avec le groupe pari­sien sous forme d’ex­po­si­tions, de tra­duc­tions, de confé­rences se multiplient.

L’an­née 1935 consacre l’ex­ten­sion du sur­réa­lisme au niveau inter­na­tio­nal. La déci­sion est prise de publier un Bul­le­tin Inter­na­tio­nal du Sur­réa­lisme : le pre­mier numé­ro voit le jour à Prague le 9 avril 1935. Pré­sen­té sur deux colonnes, en tchèque à gauche, en fran­çais à droite, le texte s’ouvre sur une décla­ra­tion d’in­ter­na­tio­na­lisme on ne peut plus claire : « Dès lors que le sur­réa­lisme a trou­vé, dans l’i­dée dia­lec­tique de l’u­ni­té du monde exté­rieur et du monde inté­rieur ; le moyen d’é­qui­li­brer d’une manière per­ma­nente la balance qu’est l’homme face au monde réel et de lui-même ; dès lors qu’il a ces­sé de croire à l’exis­tence d’une bar­rière entre la veille et le som­meil, entre le conscient et l’in­cons­cient, entre la réa­li­té et le rêve, entre l’ob­jec­ti­vi­té et la sub­jec­ti­vi­té, com­ment pour­rait-il tenir compte des fron­tières qui séparent encore les nations et les langues, com­ment pour­rait-il ne pas entrer, pra­ti­que­ment, dans la sphère de l’ac­ti­vi­té inter­na­tio­nale vers laquelle il s’est orien­té depuis tou­jours par sa recon­nais­sance en même temps que par sa néga­tion des anti­no­mies arti­fi­cielles ? Le psy­chisme humain est inter­na­tio­nal comme sont inter­na­tio­nales les condi­tions d’une connais­sance par­faite du deve­nir ou du chan­ge­ment de l’in­di­vi­du humain. »

Au prin­temps 1935, André Bre­ton et Paul Eluard viennent à Prague et défi­nissent les posi­tions poli­tiques et sociales du sur­réa­lisme. Voi­ci ce qu’on pou­vait lire dans Rude Pra­vo, l’or­gane cen­tral du PC tchèque, le 3 avril 1935, sous le titre « La véri­table poé­sie lutte contre le capi­ta­lisme » : « Invi­tés par le Front Gauche, deux poètes, les plus grands de la France contem­po­raine, ont pro­non­cé lun­di der­nier une confé­rence dans la salle de la biblio­thèque cen­trale de Prague. Le poète V. Nez­val ayant ouvert la séance par un salut adres­sé aux deux poètes, André Bre­ton prit la parole. Après avoir appré­cié l’im­por­tance et le tra­vail du Front Gauche comme orga­ni­sa­tion de l’in­tel­li­gence révo­lu­tion­naire, il déve­lop­pa la ques­tion des rap­ports réci­proques de l’a­vant-garde artis­tique et poli­tique démon­trant avec force que le sur­réa­lisme veut unir sa mis­sion artis­tique à la lutte révo­lu­tion­naire poli­tique. Il défen­dit son point de vue déjà connu que l’ar­tiste ne peut pas ser­vir le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire direc­te­ment. » Il est remar­quable que cinq ans après le Congrès Inter­na­tio­nal des Écri­vains Révo­lu­tion­naires de Khar­kov, où avaient été jetées les bases du réa­lisme socia­liste, un par­ti com­mu­niste conti­nue de mani­fes­ter une telle indé­pen­dance à l’é­gard de Mos­cou dans la poli­tique cultu­relle. L’ar­ti­san de cette dévia­tion idéo­lo­gique est sans aucun doute le théo­ri­cien Zavis Kalan­dra, auteur d’une remar­quable étude du livre de Bre­ton Les Vases Com­mu­ni­cants paru en tra­duc­tion tchèque en 1934. Dans sa défense constante du sur­réa­lisme contre les attaques répé­tées venant de Mos­cou, Kalan­dra déclare : « L’exemple du peintre Cour­bet ou du poète Rim­baud au temps de la Com­mune de Paris per­met à Bre­ton de démon­trer que l’ac­ti­vi­té révo­lu­tion­naire de l’ar­tiste se révèle en rap­port par­fait avec le carac­tère de son œuvre artis­tique, même quand thé­ma­ti­que­ment il n’y fait pas entrer les évè­ne­ments ou les mots d’ordre poli­tiques… Tout cela ne veut pas dire que le sur­réa­lisme s’i­den­ti­fie avec le for­ma­lisme ou avec les ten­dances de l’art pour l’art. Au contraire, les sur­réa­listes refusent la devise de l’art pour l’art, aus­si fausse que serait la devise de la révo­lu­tion pour la révo­lu­tion. Plus de conscience de classe, tou­jours et par­tout, mais aus­si plus de conscience psy­cho­lo­gique, voi­là la devise du sur­réa­lisme sur la route qu’il suit avec le pro­lé­ta­riat pour arri­ver à son but final : à la déli­vrance de l’homme. » Les bureau­crates qui condam­nèrent Kalan­dra à la pen­dai­son en 1950 n’a­vaient certes pas oublié de telles décla­ra­tions et ne per­daient pas de vue, dans l’op­tique du pou­voir, la néces­si­té de main­te­nir sépa­rées la conscience psy­cho­lo­gique et la conscience de classe pour mieux les neu­tra­li­ser l’une et l’autre. Le sta­li­nien et ex-sur­réa­liste Paul Eluard qui applau­dit à l’exé­cu­tion de son ancien ami ne l’ou­bliait pas non plus…

Avec Karel Teige, c’est un théo­ri­cien de pre­mier ordre qui fait son entrée dans le groupe de Prague. Renouant avec la cri­tique de Nietzsche, il dirige d’a­bord ses coups contre l’es­thé­tique et la morale dés­in­car­née qui la pro­meut : « Afin de s’as­su­rer contre la révolte des homme qu’elle pré­tend libres, la morale chré­tienne des esclaves a contraint l’es­thé­tique à exal­ter les nobles idéaux abs­traits et abs­ti­nents du beau et à nier que les images de la pein­ture, de la sculp­ture, du théâtre et de la poé­sie, loin d’être sim­ple­ment les fruits de l’i­déa­li­sa­tion et de la spé­cu­la­tion esthé­tiques, ont un sens ins­tinc­tif pro­fond et latent, qu’elles sont l’in­car­na­tion du désir éro­tique qu’elles objec­tivent par le moyen de la sub­sti­tu­tion ou de la méta­phore et que la poé­sie nait du pro­ces­sus de la réa­li­sa­tion méta­pho­rique de ce désir ; que les élé­ments les plus hété­ro­clites d’un tableau ou d’un poème sont donc unis, en l’ab­sence de toute liai­son logique, par des rela­tions vitales, ins­tinc­tives, que la pein­ture est en véri­té comme le dit Huys­mans mariage et adul­tère des cou­leurs. Nous ne croyons pas que la poé­sie puisse être émas­cu­lée ou qu’on puisse regar­der les tableaux de façon « pure­ment esthé­tique » sans être pro­fon­dé­ment ému, sans une exal­ta­tion des forces ins­tinc­tives et exci­ta­tion des zones éro­gènes. Ni la Venus Capi­to­line, ni la Venus à la Four­rure ne sont nées d’une spé­cu­la­tion pure­ment esthétique. »

Dans un texte inti­tu­lé « Le Sur­réa­lisme n’est pas une école artis­tique », Teige défi­nit très pré­ci­sé­ment son acti­vi­té et celle de ses amis : « En pre­nant le risque d’une cer­taine impré­ci­sion propre à tout sché­ma, on peut divi­ser l’ac­ti­vi­té sur­réa­liste en trois sphères : poé­tique, expé­ri­men­tale et cri­tique. L’ac­ti­vi­té poé­tique repré­sente cet aspect du sur­réa­lisme qui, en gros, s’ap­proche le plus de ce qu’on a l’ha­bi­tude d’ap­pe­ler art, l’ac­ti­vi­té expé­ri­men­tale, à la char­nière de l’art et de la science, s’ap­proche plu­tôt de cette der­nière et l’ac­ti­vi­té cri­tique débouche sur un tra­vail révo­lu­tion­naire sur le plan social, théo­rique comme pra­tique. Ces trois types et aspects prin­ci­paux de l’ac­ti­vi­té sur­réa­liste ne sont pas sépa­rés et s’in­ter­pé­nètrent mutuel­le­ment. » La poé­sie elle-même reçoit une défi­ni­tion qui la libère d’une simple acti­vi­té sur la sphère du lan­gage et des signes et l’é­tend à toute forme de pra­tique créa­trice authen­tique : « La poé­sie (…) est ce que le mot poiè­sis signi­fiait pour les Grecs : une créa­tion libre et sou­ve­raine. La poé­sie, ce ne sont pas seule­ment les vers ou les poèmes en prose : la poé­sie, c’est la qua­li­té de cer­taines choses et fonc­tions qui existe même là où il ne s’a­git pas d’art. En dehors du domaine de la pro­duc­tion artis­tique et esthé­tique, il existe des objets et des évè­ne­ments, des êtres et des vies poé­tiques. La poé­sie, ce ne sont pas les bouts rimés ; ce sont les décharges élec­triques par quoi l’homme exprime son affec­ti­vi­té. La poé­sie est pré­sente dans tout ce qui libère l’es­prit humain et, n’é­tant pas limi­tée au domaine de l’art, se trouve réduite, oppri­mée, broyée par tout ce qui asser­vit cet esprit ; elle est fonc­tion de la liber­té et de sa recherche, de la révolte et de la révolution. »

La poli­tique cultu­relle du par­ti com­mu­niste tchèque favo­rable au sur­réa­lisme repo­sait en fait sur un fra­gile équi­libre. Au cours de l’hi­ver 1937 – 1938, on assiste à un ali­gne­ment sur les thèses sta­li­niennes du réa­lisme socia­liste. Comme il arrive sou­vent dans l’his­toire, cer­tains scé­na­rios se répètent : à la lamen­table affaire Ara­gon exclu en 1932 du groupe pari­sien pour son ali­gne­ment incon­di­tion­nel sur les thèses de Khar­kov, répond six ans plus tard l’af­faire Nez­val. Mais cette fois-ci, à la dif­fé­rence de ce qui dans le pre­mier cas peut paraître une pitoyable bouf­fon­ne­rie, l’an­nonce par Nez­val de la dis­so­lu­tion du groupe sur­réa­liste tchèque en dehors de toute noti­fi­ca­tion directe aux inté­res­sés prend l’al­lure sinistre d’un putsch. Tel Ara­gon chan­tant le « monde réel » avec la méthode du « men­tir-vrai », Nez­val fit aus­si­tôt allé­geance en célé­brant en Sta­line « le grand accor­deur des pia­nos qui a arra­ché sans pitié les cordes pour­ries ». On devine ce que ces piètres images sous-réa­listes entendent glo­ri­fier en pleine période des pro­cès de Mos­cou. Pour faire bonne mesure dans l’ab­jec­tion, Nez­val se livra à des pro­pos natio­na­listes et anti­sé­mites, diri­gés notam­ment contre le Cercle Lin­guis­tique de Prague, ani­mé par Jakob­son et Muka­rovs­ky, qui entre­te­naient des rela­tions étroites avec les sur­réa­listes. Dans la bro­chure Le sur­réa­lisme contre le cou­rant, Teige fait jus­tice du « geste liqui­da­teur » de Nez­val et démonte point par point les argu­ments déma­go­giques par les­quels l’A­ra­gon tchèque ten­tait de dis­cré­di­ter le sur­réa­lisme. « Nous croyons à la pro­phé­tie conte­nue dans la phrase de Lau­tréa­mont (« La poé­sie doit être faite par tous non par un »). Cepen­dant, elle ne sau­rait ser­vir de masque à ceux qui, pour toute poé­sie, pro­duisent une lit­té­ra­ture de misère… La poé­sie qui sera faite par tous dans la socié­té sans classe du com­mu­nisme ne sera pas la poé­sie que nous connais­sons aujourd’­hui ; la quan­ti­té des poètes trans­for­me­ra la qua­li­té de la poé­sie d’une manière que l’on ne peut ima­gi­ner aujourd’­hui que très vague­ment. Nous nous inté­res­sons de près depuis tou­jours à tout le domaine de la créa­ti­vi­té non-cultu­relle, qui va de ces « pein­tures idiotes » des baraques foraines qu’ad­mi­rait Rim­baud à ces pro­diges qui se nomment le doua­nier Rous­seau ou le fac­teur Che­val, en pas­sant par cer­tains élé­ments du folk­lore… L’in­té­rêt pour la créa­ti­vi­té popu­laire ne doit tou­te­fois pas être confon­du avec l’in­dul­gence envers la non-créa­ti­vi­té et l’im­puis­sance des dilet­tantes, envers le dilet­tan­tisme au mau­vais sens du terme. Même la confiance inébran­lable en la future vali­di­té uni­ver­selle de Lau­tréa­mont ne nous débar­rasse pas de notre scep­ti­cisme à l’é­gard des slo­gans sur la « popu­la­ri­sa­tion de l’art » qui sont à nou­veau à la mode, envers le misé­rable ama­teu­risme lit­té­raire ou envers les ten­ta­tives de pla­cer des sta­kha­no­vistes dans les cou­veuses du par­ti pour en faire des écri­vains révolutionnaires. »

Le démem­bre­ment de la Tché­co­slo­va­quie et l’oc­cu­pa­tion hit­lé­rienne ont évi­dem­ment contraint les sur­réa­listes à dis­pa­raître de la scène publique. Suite aux défec­tions sta­li­niennes ou à l’exil, le groupe se voit réduit après la mort de Styrs­ky en 1942, à trois membres : Teige, Toyen et un nou­veau venu, Jin­drich Heis­ler, qui devra, du fait de ses ori­gines juives, se cacher pen­dant toute l’oc­cu­pa­tion dans l’ap­par­te­ment de Toyen. Les Édi­tions Sur­réa­listes Clan­des­tines publie­ront mal­gré tout quelques ouvrages, notam­ment un texte de J. Heis­ler dont le titre plein d’hu­mour blas­phé­ma­toire fait son­ger à Ben­ja­min Péret : Seules les cré­ce­relles pissent tran­quille­ment sur le Déca­logue.

A la libé­ra­tion, le groupe sur­réa­liste ne se recons­ti­tue pas en tant que tel, mais cha­cun de ses anciens par­ti­ci­pants publie ou expose. Citons les cycles de des­sins de Toyen Tir avec un texte de Teige et Cache-toi, guerre ! avec un poème de Heis­ler parus en 1946. De cette époque éga­le­ment date l’es­sai de lavis Kalan­dra sur « Le paga­nisme tchèque » dont un pas­sage mérite d’être cité pour son orien­ta­tion net­te­ment hété­ro­doxe : « Le mythe de l’âge d’or est à l’o­ri­gine quelque chose de plus qu’un éloge du bon vieux temps. Il est par­fai­te­ment conce­vable du point de vue de la pers­pec­tive du pré­sent ; il est quelque chose du plus que la pro­jec­tion idéo­lo­gique sur l’é­cran du désir d’un pas­sé incon­trô­lable. C’est une forme idéo­lo­gique pri­mi­tive de la révolte des oppri­més contre le pou­voir de l’É­tat, il est la néga­tion de sa pré­ten­due posi­tion au des­sus des classes, une attaque contre son affir­ma­tion selon laquelle il veille­rait aux inté­rêts de toute la popu­la­tion. C’est par là que les gens s’ef­forcent de faire la « preuve his­to­rique » que le bien-être com­mun est le mieux assu­ré par l’i­nexis­tence de l’É­tat qui, en réa­li­té, détrui­sait le bien com­mun de naguère pour le rem­pla­cer par un sys­tème dans lequel les uns doivent être les esclaves des autres. L’i­déo­lo­gie van­tée par les oppres­seurs dresse devant l’hy­po­thèse popu­laire sur l’o­ri­gine de l’É­tat sa thèse cen­trale : l’É­tat est un bienfait. »

Au plus fort de la guerre, cepen­dant, une nou­velle géné­ra­tion se récla­mant du sur­réa­lisme appa­rait. En 1943, se consti­tue le Groupe de Spo­ri­lov (du nom du quar­tier de Prague où se tiennent les réunions) auquel par­ti­cipent l’his­to­rien Robert Kali­vo­da et le psy­cha­na­lyste et poète Zby­nek Hav­li­cek. En 1946, J. Ist­ler, L. Kun­de­ra, Z. Lorenc fondent le groupe Ra, proche du Sur­réa­lisme Révo­lu­tion­naire et de l’Inter­na­tio­nale des artistes expé­ri­men­taux de Chris­tian Dotre­mont et Asger Jorn. Un inté­rêt com­mun pour l’art popu­laire les anime, et on pour­ra lire des textes d’Ist­ler et de Kun­de­ra dans les deux pre­miers numé­ros de Cobra et en retour des contri­bu­tions de Jorn et Dotre­mont dans la revue Blok publiée à Brno par L. Kun­de­ra. Le coup d’É­tat sta­li­nien de février 1948 met un terme à ce renou­veau d’ac­ti­vi­tés inter­na­tio­nales. Le groupe Ra est dis­sous (ses membres sont trai­tés de révi­sion­nistes sur­réa­listes) et la revue Blok doit ces­ser de paraître.

Avec le départ défi­ni­tif en France de Toyen et Heis­ler, qui pour­sui­vront jus­qu’à leur mort une acti­vi­té de pre­mier ordre, il ne reste sur place de groupe d’a­vant-guerre que Karel Teige. Autour de lui se reforme en 1948 un petit noyau aux acti­vi­tés for­cé­ment clan­des­tines com­pre­nant des par­ti­ci­pants plus jeunes (V. Effen­ber­ger, M. Medek, E. Med­ko­va). La prin­ci­pale acti­vi­té de ce groupe consis­te­ra en dix volumes de tra­vaux dac­ty­lo­gra­phiés inti­tu­lés Signes du Zodiaque où l’on trouve textes poé­tiques, essais théo­riques et repro­duc­tions d’œuvres plas­tiques. Une enquête sur le sur­réa­lisme est lan­cée dans un cercle très res­treint vu les cir­cons­tances. A la ques­tion « Consi­dé­rez-vous sur­réa­lisme comme une étape de l’é­vo­lu­tion de l’art ou lui accor­dez-vous une impor­tance plus pro­fonde ? », K. Teige apporte cette réponse défi­ni­tive : « Par son idéo­lo­gie et par son œuvre poé­tique, le sur­réa­lisme agit sur l’homme et change sa vie sans média­tion poli­tique et c’est, avant tout, en libé­rant les forces et valeurs essen­tielles de l’hu­ma­ni­té, en ouvrant sur le plan des mœurs l’homme à la liber­té et aux mul­tiples visages de l’a­mour et en lui don­nant l’au­dace d’en décou­vrir les pro­fon­deurs. Il éveille en l’homme un sens pour les dons que sont les hasards de la vie et les miracles des ren­contres, il mène l’homme dans le royaume des rêves, il lui enseigne un nou­veau regard sur des réa­li­tés pas­sées sous silence et lui per­met de les inter­pré­ter pour lui-même dans le sens de son désir. Le sur­réa­lisme a ouvert ou entrou­vert la porte d’un nou­veau mer­veilleux. Il crée le mythe nou­veau de notre réa­li­té exis­ten­tielle. On ne peut pas encore éva­luer toute l’am­pleur des trans­for­ma­tions opé­rées par le sur­réa­lisme ― ou qui peuvent être mises en cor­ré­la­tion avec les décou­vertes et les œuvres de la créa­tion poé­tique sur­réa­liste ― sur la condi­tion humaine et sur ce que notre vie a de plus intime et de plus secret. La ten­dance vers un mode de vie sur­réa­liste à une échelle qui dépasse le simple niveau per­son­nel et intime se heurte à de nom­breux obs­tacles maté­riels et sociaux qui l’empêchent de se réa­lisr plei­ne­ment. Tou­te­fois, cette impos­si­bi­li­té et ce conflit eux-mêmes exa­cerbent en l’homme le désir de liber­té ». Ce texte qu’on peut consi­dé­rer comme le tes­ta­ment de Teige ― il meurt en octobre 1951 ― clôt une époque. Après quelques années de sur­vie en vase clos, le sur­réa­lisme semble être mis par se pro­ta­go­nistes entre paren­thèse au pro­fit de formes d’ex­pres­sion non-figu­ra­tives, infor­melles ou sim­ple­ment « ima­gi­na­tives », terme qui ne dis­si­mule guère un appau­vris­se­ment mani­feste du conte­nu des œuvres et un glis­se­ment vers l’es­thé­tisme fan­tas­tique. Plus tard en 1966, V. Effen­ber­ger res­sus­ci­te­ra sous une forme momi­fiée le groupe sur­réa­liste. Une cer­taine libé­ra­li­sa­tion auto­rise la paru­tion d’ar­ticles sur le sur­réa­lisme (dans la revue Vyt­varne Ume­ni), la publi­ca­tion de l’an­tho­lo­gie Magne­ti­cka Pole, et du pre­mier volume des œuvres com­plètes de Teige ; une expo­si­tion « Sym­boles de mons­truo­si­té » a lieu pen­dant quinze jours à Prague en 1966. Au prin­temps 1968 V. Effen­ber­ger orga­nise à Brno, Prague et Bra­ti­sla­va l’ex­po­si­tion « Le prin­cipe de plai­sir » avec le concours du groupe pari­sien. Mal­heu­reu­se­ment celui ci ne put appor­ter que les piteux résul­tats de vingt ans de fos­si­li­sa­tion pro­gres­sive. La très confuse et très inutile Plate-forme de Prague com­mune aux deux groupes où, à côté de la réité­ra­tion des prin­cipes cano­niques du sur­réa­lisme, on célèbre encore en avril 1968 la « recons­truc­tion du socia­lisme à Cuba », marque la pro­fonde décon­nec­tion du mou­ve­ment avec la par­tie révo­lu­tion­naire qui en France comme en Tché­co­slo­va­quie allait se jouer dans la rue.

Pen­dant un an envi­ron après l’in­ter­ven­tion russe, une acti­vi­té édi­to­riale put être main­te­nue : le pre­mier numé­ro de la revue Ana­lo­gon, une antho­lo­gie (Point de départ sur­réa­liste), le livre des Rêves de Styrs­ky furent publiés. Depuis, c’est de nou­veau la clan­des­ti­ni­té. Une troi­sième géné­ra­tion de jeunes gens nés dans l’im­mé­diat après-guerre conti­nue de se réfé­rer posi­ti­ve­ment au sur­réa­lisme et à pro­duire des œuvres. Un cer­tain nombre d’entre elles, poèmes, des­sins, col­lages, par­viennent à tra­ver­ser les fron­tières. Signa­lons les col­lages de Karel Sebek, les objets de Milos Siko­ra et sur­tout les extra­or­di­naires récits déli­rants de Pavel Rez­ni­cek, dont Le Pla­fond, qui vient d’être tra­duit en fran­çais. En Tché­co­slo­va­quie, le sur­réa­lisme, à la dif­fé­rence du Pop-art et d’autres formes inof­fen­sives et décom­po­sées de l’art moderne, conti­nue d’être tenu pour une héré­sie dan­ge­reuse. Ain­si une expo­si­tion sur le thème du rêve, qui devait se tenir en pro­vince en novembre 1983 et avait reçu un accord de prin­cipe des auto­ri­tés locales a été inter­dite au der­nier moment par la police…

Joël G.

Bibliographie accessible

La dis­per­sion extrême des textes sur­réa­listes tchèques, la médio­cri­té de nom­breuses tra­duc­tions, le point de vue sec­taire ou œcu­mé­nique de cer­tains com­men­ta­teurs, créent des dif­fi­cul­tés d’in­ter­pré­ta­tion consi­dé­rables. Une réelle éva­lua­tion his­to­rique du sur­réa­lisme en Tché­co­slo­va­quie n’au­ra lieu que lors­qu’on dis­po­se­ra de tra­duc­tions com­plètes des œuvres de Teige, Styrs­ky, Heis­ler, Nez­val. Pour le moment, les seuls docu­ments aisé­ment acces­sibles sont les suivants :

  • Styrs­ky, Toyen, Heis­ler : cata­logue de l’ex­po­si­tion du Centre Beau­bourg, 1982
  • R. Ivsic, Toyen, ed. Fili­pac­chi, 1974
  • Revue Change n° 25, 1975
  • Pein­ture sur­réa­liste et ima­gi­na­tive en Tché­co­slo­va­quie, ed. Gale­rie 1900 – 2000, 1983
  • Petr Kral, Le sur­réa­lisme en Tché­co­slo­va­quie (choix de textes, 1934 – 1968) , ed. Gal­li­mard, 1983
  • Pavel Rez­ni­cek, Le Pla­fond, ed. Gal­li­mard, 1983
  • J. Heis­ler, Sur les aiguilles de ces jours, pho­tos de Styrs­ky, ed. La Sirène, Ber­lin, 1984

En tchèque :

  • J. Heis­ler, Sans que le mou­ve­ment devienne visible, poèmes ras­sem­blés par V. Lin­har­to­va, ed. Six­ty-Eight Publi­shers, Toron­to, 1977

La suite et la fin de notre dos­sier sur le sur­réa­lisme à l’Est, consa­crée à la Rou­ma­nie, est repor­tée au pro­chain numé­ro par manque de place.


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