La Presse Anarchiste

Autour du procès de Belgrade

L’heb­do­ma­daire anar­chiste ita­lien Uma­ni­ta nova (Viale Mon­za 255 — 20126 Mila­no, Ita­lie) a publié dans son numé­ro du 10 février 1985 une longue inter­view ano­nyme sur la You­go­sla­vie à l’oc­ca­sion du pro­cès de Bel­grade (voir Iztok n°10). Nous repre­nons ici quelques extraits de cette inter­view, qui ont été tra­duits et publiés par la revue anar­chiste suisse MA ! n°3, été 85 (C.P. 167 — 1211 Genève 4, Suisse).
Dissidence sociale

Les mar­gi­naux sont les jeunes qui ne trouvent pas de tra­vail. Mais il ne leur est pas pos­sible de mani­fes­ter leur désap­pro­ba­tion, parce que la répres­sion est très dure. Il y a plus de tolé­rance envers les grou­pe­ments pro­fes­sion­nels qui existent pour les prin­ci­pales caté­go­ries de métiers : méde­cins, avo­cats, ingé­nieurs, socio­logues, etc. Beau­coup de ces groupes, sur­tout s’ils s’oc­cupent de sciences humaines, peuvent faire des cri­tiques au régime, pour­vu que cela reste interne à leurs réunions. Le texte des débats est sujet à la cen­sure et la publi­ca­tion est consen­tie pour autant qu’il n’at­taque pas le sys­tème social.

Sou­vent, les jour­naux remettent en cause ce qui est affir­mé dans ces réunions, et le public peut ain­si par­ve­nir à savoir, au ton des attaques ou des insultes, que cer­tains ne sont pas d’ac­cord. Mais le conte­nu des cri­tiques (faites lors de ces réunions) n’est jamais rapporté.

Celui qui n’est pas consi­dé­ré comme pro­fes­sion­nel n’a pas de moyens d’ex­pri­mer son mécon­ten­te­ment. Les grèves sont fré­quentes et ne durent pas long­temps, parce que les reven­di­ca­tions éco­no­miques des tra­vailleurs sont en géné­ral rapi­de­ment accep­tées. Cela évi­dem­ment pour empê­cher que la grève éco­no­mique se trans­forme en ini­tia­tive poli­tique, effi­cace aus­si à l’in­té­rieur de l’u­sine. Les actes de grève aug­mentent, ain­si que le sabo­tage de la pro­duc­tion : des clous, par exemple, avaient été intro­duits dans des fla­cons de médi­ca­ments qui, ven­dus à l’é­tran­ger, furent refu­sés et ren­voyés ; les cou­pures d’élec­tri­ci­té volon­taires sont fré­quentes, ain­si que les dom­mages aux machines, et ain­si de suite. Les auteurs de ces sabo­tages ne sont presque jamais décou­verts, en rai­son de la soli­da­ri­té des travailleurs.

Les jour­naux ne rap­portent pas de nou­velles de grèves ou de sabo­tages, pour ne pas démen­tir la thèse qui veut que, dans une éco­no­mie auto­gé­rée, il ne peut y avoir de grèves. Mais il publient plus ou moins une fois par an des sta­tis­tiques de ces grèves, et l’ex­pli­ca­tion qui en est don­née est que dans ces usines l’au­to­ges­tion n’é­tait pas assez déve­lop­pée. Il est dit éga­le­ment que la grève visait à rem­pla­cer par une ges­tion auto­ri­taire l’au­to­ges­tion. Il n’y est pas ques­tion de motifs économiques.

Dissidence culturelle

Il existe un théâtre poli­tique, qui traite d’ar­gu­ments déli­cats : l’ex­clu­sion de Dji­las du par­ti à la fin 1953, satires sur l’au­to­ges­tion, sur les figures sacrées du monde mar­xiste, Lénine, Marx. Il est fait réfé­rence aux hommes poli­tiques you­go­slaves à tra­vers des per­son­nages qui leur res­semblent, mais portent un nom dif­fé­rent. Il est aus­si fait réfé­rence à cer­tains épi­sodes pas­sés ou à la grave situa­tion éco­no­mique actuelle. Ce théâtre poli­tique est aus­si vive­ment cri­ti­qué par la presse. Tra­vestje (le Tra­ves­tis­se­ment) est une pièce théâ­trale, par exemple, où appa­raissent Lénine, Marx et d’autres, tra­ves­tis mais recon­nais­sables ; ils pro­noncent cer­tains de leurs textes, ce qui fait res­sor­tir la dif­fé­rence avec la situa­tion pré­sente. Le public accourt très nom­breux, aver­ti par les cri­tiques de journaux.

Dissidence libertaire

Les ten­dances liber­taires dans la dis­si­dence sont issues de l’é­cole de la revue Praxis et n’ont jamais rom­pu avec elle : elles main­tiennent au contraire une col­la­bo­ra­tion avec de fré­quents échanges et débats. Elles sont for­mées sur­tout par des étu­diants. Cer­tains pro­fes­seurs éga­le­ment avaient décla­ré publi­que­ment la valeur de l’a­nar­chisme. Ils consi­dèrent l’a­nar­chisme comme quelque chose de très utile, en tant qu’ob­jet d’é­tude et en tant qu’in­di­ca­tion pour une amé­lio­ra­tion des posi­tions mar­xistes. Récem­ment, un fonc­tion­naire du par­ti, membre du conseil direc­teur de cer­taines mai­sons d’é­di­tion, a décla­ré qu’il fal­lait publier les clas­siques de l’anarchisme.

Ces liber­taires se sont for­més pour une bonne part pen­dant le mou­ve­ment de mai 68, mais il en est d’autres, plus jeunes. On trouve une pré­sence liber­taire impor­tante à l’u­ni­ver­si­té de Zagreb et, dans une moindre mesure, à Lju­bl­ja­na et à Bel­grade. Les liber­taires you­go­slaves ne pensent pas à des chan­ge­ments de type ins­ti­tu­tion­nel, tel que des réformes libé­rales ou de ce type. Ils tendent plu­tôt à un renou­vel­le­ment d’ordre social ou cultu­rel. Ils veulent défendre et élar­gir les espaces de liber­té, sur­tout dans le champ auto­ges­tion­naire, avec de nou­veaux modes d’in­for­ma­tion et d’or­ga­ni­sa­tion de la vie quo­ti­dienne. Ils pensent qu’une arri­vée de la démo­cra­tie libé­rale consti­tue­rait un recul, parce qu’en Europe occi­den­tale aus­si de grands chan­ge­ments sont néces­saires pour par­ve­nir à une socié­té libre. Ils consi­dèrent qu’il faut par­tir de la situa­tion you­go­slave telle qu’elle est pour avan­cer vers une socié­té libre. Ils refusent en géné­ral les posi­tions poli­tiques mar­xistes. Cer­tains consi­dèrent quand même posi­ti­ve­ment un côté phi­lo­so­phique de la pen­sée mar­xiste, tout en repous­sant la poli­tique de conquête du pou­voir. D’autres en revanche sont proches de l’a­nar­chisme, voire anarchistes.

Ils se méfient des moyens poli­tiques, même s’ils cherchent à exer­cer, d’en bas, des pres­sions sur le pou­voir, par des ini­tia­tives non répré­hen­sibles comme les péti­tions pour les déte­nus poli­tiques par exemple, pour dénon­cer la mort de Rado­van Rado­vić, ou autre. En outre, ils essayent de publier des écrits liber­taires pas­sés ou pré­sents, pro­duits par eux ou tra­duits. Ain­si, le der­nier numé­ro de la revue Vidi­ci (« Idées » ou « Vues »), pério­dique cultu­rel de la Jeu­nesse socia­liste serbe, accorde une large place au thème de l’a­nar­chisme ita­lien. Ces idées ne cir­culent cepen­dant que dans des milieux limi­tés d’intellectuels.

Les liber­taires se sont enga­gés dans le pro­cès de Bel­grade avant tout parce qu’il s’a­git d’un pro­cès mon­té en épingle par des som­mi­tés poli­tiques pour leur jeu de répar­ti­tion du pou­voir, après la mort de Tito. A un haut niveau, il existe un affron­te­ment entre la ten­dance dure, la « poigne de fer » et la ten­dance plus favo­rable à une cer­taine libé­ra­li­sa­tion. Éga­le­ment parce que le pou­voir uti­lise ce pro­cès pour dévier l’at­ten­tion de l’o­pi­nion publique de la crise éco­no­mique vers la ques­tion des « enne­mis de l’É­tat ». Une autre rai­son enfin est que cer­tains des accu­sés ont des posi­tions libertaires.


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