István Kemeny, qui vient de publier chez L’Harmatan Ouvriers hongrois, fut à l’origine des premières grandes enquêtes sociologiques sur la pauvreté dans un pays communiste ; leur rôle allait être considérable tant dans la formation et l’engagement des jeunes sociologues que dans les modes d’intervention sociale de la dissidence en Hongrie. István Kemeny s’est proposé de reconstituer, brièvement, à travers plusieurs entretiens avec Iztok, les références intellectuelles de l’anarchie en Hongrie. Le premier entretien porte sur un penseur auquel on se réfère très souvent aujourd’hui dans son pays, István Bibó.
Iztok — Tu es l’éditeur — en hongrois mais à l’étranger (en Suisse) — de Bibó. Certains de ses textes paraîtront bientôt en français ; qui était Bibó ?
I. Kemeny — István Bibó a été ministre du gouvernement d’Imre Nagy le 3 novembre 1956 : c’était le premier gouvernement réellement pluraliste et il n’a duré qu’un seul jour. Le lendemain, l’Armée rouge a envahi le pays. Bibó a été le seul membre du gouvernement à rester au Parlement ; il y est resté deux jours et il a fait une déclaration importante sur la situation, déclaration qu’il est allé déposer ensuite aux ambassades américaine, française, anglaise, à toutes les ambassades de Budapest. Il a écrit ensuite un projet pour sortir de la crise causée par l’invasion soviétique. Ce projet vraiment formidable et génial fut immédiatement repris par les conseils ouvriers. Des conseils de Budapest l’ont reproduit en affiches et en ont recouvert les murs de la ville. Le programme du Conseil central ouvrier de Budapest a intégré le programme de Bibó ; c’était la constitution de leur conception sur la manière de sortir de la crise. Plus tard, il fut arrêté et condamné à perpétuité. En 1963, il a été libéré par une amnistie générale. Pourtant, ce n’était pas un politicien. C’était un penseur : le penseur de la politique.
En 1980, un livre de mille pages a été publié en Hongrie dans une édition samizdat ; 76 intellectuels hongrois y ont participé. Il s’agit de l’Almanach István Bibó. Le dernier article est celui d’István Csurka : il y décrit d’une façon émouvante l’oubli qui avait été le sort de Bibó. Csurksa trouve naturel que le régime politique hongrois, qui avait emprisonné Bibó, l’ait condamné au silence, même après sa libération. Il ne fait pas le procès de l’oppression, mais celui de l’oubli. Des écrivains, des savants, des artistes ont oublié l’homme qui a été le penseur politique hongrois le plus éminent du siècle — et ils ont aussi oublié son œuvre.
L’oubli était un phénomène social et intellectuel, la parution de l’Almanach l’est également. Ces écrivains, ces savants et ces artistes se sont souvenus de ce qu’ils avaient oublié pendant vingt-cinq ans. Ce phénomène a plusieurs significations : l’une des plus importantes, c’est le fait que les intellectuels veulent maintenant comprendre, plusieurs études le prouvent. Ils veulent comprendre l’histoire hongroise contemporaine et celle des dernières soixante années.
Celui qui veut étudier l’histoire sociale et intellectuelle de la Hongrie entre les deux guerres mondiales doit commencer par relire les travaux de Bibó. Ce dernier ne se bornait pas à étudier les changements de la société et de la politique hongroises. Pendant toute sa vie, il s’est demandé comment on pourrait adapter au vingtième siècle les aspirations enracinées dans les idées du dix-neuvième. Il avait la conviction que, pour résoudre cette tâche, il fallait comprendre « le processus confus et pénible de la formation des nations modernes, lequel, depuis 1789, a été la raison chronique de l’état troublé de l’Europe centrale et de l’Europe de l’Est, état qui a contribué à fausser l’équilibre européen ». Il faut comprendre les troubles psychiques de la vie communautaire, la déformation de la conscience politique chez les peuples qui en ont le plus souffert, en premier lieu chez les Allemands. Donc sa première étude, écrite en 1942 mais publiée seulement en 1981, est intitulée : La Genèse de l’Hystérie politique allemande. Dans cette étude, il met pour la première fois en pratique sa méthode d’approche.
Iztok — Quelle était l’idée centrale de sa philosophie politique ?
I. Kemeny — Vers la fin de sa vie, il a compris qu’il ne pourrait peut-être jamais terminer ce projet d’un ouvrage parfait et il a commencé à donner libre cours à ses pensées sur ce futur souhaitable de l’Humanité, en les enregistrant sur cassettes au début des années soixante-dix. Ces enregistrements étaient ensuite retranscrits : c’est peut-être son ouvrage le plus important. Dans cet ouvrage, il établit un projet fondamental de la liberté : l’abolition progressive du phénomène de la domination, la mise en mouvement d’un progrès vers une organisation sociale an-archique, vers une an-archie sans domination. Il a souligné que le problème n’est pas de savoir comment on peut prendre le pouvoir, comment il faut organiser un parti révolutionnaire, comment il faut conserver le pouvoir acquis par ce parti révolutionnaire. Il a dit plusieurs fois que c’était vain, car il n’y a aucune réponse préétablie pour ces choses-là. La science de l’acquisition du pouvoir n’existe pas, car la politique est toujours intuitive ; dans un sens, c’est un art et on ne peut jamais préétablir une réponse, une tactique, une stratégie. Il ne portait aucun intérêt à ce genre de discussions. Il a relevé que dans toutes les discussions de notre époque sur le socialisme, à partir des années quarante, il y a un élément malsain : on parle toujours de la tactique, on néglige, on abandonne la réflexion sur une vision convaincante de la société du futur. Et son but était justement de donner une vision convaincante, attirante, de la société du futur. Il a noté qu’au XIXe siècle et peut-être au début du XXe siècle, à partir de Proudhon et des autres, les partisans du socialisme ont toujours détaillé leur vision du futur. Mais, à partir de la Grande Révolution d’Octobre, on a abandonné tous les projets du futur, on a commencé à parler toujours des problèmes du présent. Il a complété cette critique par un autre reproche : on parle toujours de la technique de la violence, de la violence supposée allant dans une bonne direction. Pour Bibó, il ne faut pas parler de la technique de la violence — elle n’a pas de technique — mais au contraire il faut parler de la diminution de la violence.
Iztok — Quelle était sa position par rapport aux nationalisations ?
I. Kemeny — Les léninistes, les orthodoxes, disent toujours que si la nationalisation est faite par un gouvernement bourgeois, un gouvernement représentatif, il ne s’agit pas d’un acquis socialiste, car il faut que la nationalisation soit faite par les vrais socialistes, c’est-à-dire par des léninistes. Pour lui, les nationalisations ne constituent pas un acquis socialiste si elles sont effectuées par les léninistes, parce que si les léninistes ou les autres socialistes nationalisent dans la direction d’une concentration du pouvoir, c’est pire. En effet l’État est toujours le noyau dur de la concentration des pouvoirs. L’oppression capitaliste est mauvaise, mais l’oppression par un État qui détient tous les moyens de production est la pire des oppressions, car on ne peut pas résister à une telle concentration de pouvoir. C’est pourquoi il est ridicule de dire que les nationalisations sont une acquisition miraculeuse. Par exemple, la nationalisation des écoles n’est rien. Ce qu’il faut, ce n’est pas la nationalisation des écoles, mais l’autogestion, le self-government des éducateurs et des élèves. Nationaliser, ce n’est rien, car c’est le même pouvoir, ou un pouvoir plus concentré, contre les éducateurs et les étudiants.
Iztok — Autre problème dans la continuation du précédent : celui de la propriété.
I. Kemeny — Pour Bibó, lorsqu’on parle de propriété, la solution est dans la décomposition des propriétés-monstres, qu’elles soient étatiques ou privées. Selon les libéraux, la propriété représente la libération de l’individu qui peut s’épanouir grâce à elle. C’est vrai lorsqu’il ne s’agit pas d’une propriété-monstre mais de la propriété des objets — comme par exemple la propriété d’un artisan ou d’une coopérative (idées proches de celles de Proudhon, je pense). Mais quand on parle de l’épanouissement de l’individu par rapport aux propriétés-monstres, aux propriétés-mammouths, aux grandes entreprises, c’est ridicule et grotesque. L’individu ou le groupe qui possède cette propriété-monstre ne possède pas seulement des objets, mais aussi un pouvoir sur les gens. La même chose est vraie pour les propriétés étatiques. Si ces propriétés d’État sont des propriétés-monstres, comme les grandes entreprises de l’État socialiste, la situation est identique, car les ouvriers sont employés par un pouvoir qui les aliène. Bibó propose donc non pas la nationalisation des grandes propriétés mais leur décomposition par le moyen de l’autogestion, du self-government des travailleurs des grandes entreprises.
Bibó s’est préoccupé des objections que l’on pouvait lui faire. Il y a une objection assez importante qui revient dans les discussions sur l’autogestion, malheureusement imaginaire, car nous n’avons pas de réelle autogestion. Les gens, parfois des gens de bonne volonté, disent que l’autogestion est impossible car elle ne fonctionne ni dans les pays capitalistes, ni en Yougoslavie, et même, lorsqu’il y a une part d’autogestion, ça marche mal. Il rejette cette objection comme non valide, parce qu’on a fait des tentatives d’autogestion dans les pays capitalistes où elle fonctionnait à l’ombre d’un système dominé par les grandes entreprises capitalistes. Dans les pays tels que la Yougoslavie, c’est la même chose : on ne peut pas mettre en œuvre l’autogestion à l’ombre d’un Parti étatique qui domine la vie des gens. Il y a également une autre objection : les travailleurs, les ouvriers principalement, n’ont pas la compétence nécessaire pour gérer une grande entreprise. Pour cela il faut une grande qualification et peut-être un talent extraordinaire. Mais Bibó dit que dans ce cas il faudrait rejeter tous les gouvernements, les parlements représentatifs, car en France ou en Angleterre, les gens normaux, les ouvriers, spécialisés ou manœuvres, ont le droit de voter pour le gouvernement qu’ils souhaitent. Il ajoute que les gens normaux n’ont pas l’habitude de mépriser les gens doués ; ils acceptent la gestion des gens doués s’ils ont le droit de participer aux décisions et, dans ce cas, ils les respectent. Il donne aussi parfois l’exemple du XVIIIe siècle en Europe où il n’y avait de liberté de la religion dans aucun pays. L’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche considérait que cela aurait été une bêtise et que c’était impossible. Maintenant, c’est une situation normale partout dans le monde occidental.
Iztok — Est-ce que tu pourrais donner une description de la société souhaitable de Bibó ?
I. Kemeny — Le premier élément, c’est la fonction des institutions de liberté classique, que nous connaissons bien en France : gouvernement représentatif, exécutif contrôlé, indépendance des juges, contrôle judiciaire de l’administration étatique (qui ne fonctionne pas bien en France, mais cela sort de notre sujet), liberté d’expression, libertés en général. Mais il ne faut pas établir uniquement l’indépendance des juges, mais aussi celle des éducateurs et des fonctions culturelles et scientifiques. Il faudrait établir un self-government scientifique et éducatif, car c’est la seule possibilité d’établir une gestion compétente et objective de ces sujets qui sont peut-être les plus importants de notre époque. Bien sûr, il faudrait établir le self-government dans le domaine de l’économie, à partir de l’autogestion des petites entreprises jusqu’au sommet. Il faudrait bâtir un self-government de bas en haut.
Une situation où les ouvriers sont des employés de la bureaucratie centralisée est absurde, tout comme celle des ouvriers dans le système capitaliste où ils ont quelques droits (s’organiser, lutter pour leurs salaires), mais où ils sont tellement loin du centre du pouvoir qu’ils ne peuvent participer à sa direction. Tout cela est absurde pour Bibó. Si l’on pouvait établir dans le futur la participation des travailleurs à toutes les décisions, ce serait une société responsable. Il est normal qu’aujourd’hui, en France, en Hongrie, en Russie ou aux USA, un travailleur qui n’a aucun droit à participer à la gestion ressente un hostilité envers les propriétaires ou les possesseurs du pouvoir. Cela conduit à un comportement « j’m’en foutiste ». Mais si cette personne a le droit de participer aux décisions, ce sera toujours une personne responsable, toujours attentive à ne pas faire comme cela, mais autrement.
Bibó s’est occupé du rêve de Lénine sur la cuisinière, sur l’administration qu’une cuisinière peut contrôler. C’est une bêtise, car à notre époque technologique, notre vie est trop compliquée dans tous les domaines. On peut seulement remplacer la cuisinière par un policier. La seule possibilité est de transformer cette administration, que nous avons là-bas et ici, dans deux directions : self-government dans tous les domaines de l’administration et dominance de la compétence. Bibó projette une société de services mutuels : ce sera la société de l’an-archie.